AMIS DE DIEU

 «    PRÉSENTATION    » 

Dieu en sait plus. Nous, les hommes, nous ne comprenons pas grand chose à sa façon paternelle et délicate de nous acheminer vers lui. Lorsque j’écrivais en 1973 la présentation de Quand le Christ passe, je ne pouvais pas prévoir que ce prêtre saint s’en irait si tôt à la maison du Ciel. Nous sommes des milliers d’hommes et de femmes du monde entier, enfants de sa prière, de son sacrifice et de son abandon généreux à la Volonté de Dieu, à appliquer à sa personne avec une immense reconnaissance le même chant de louange émue que saint Augustin adressa jadis à saint Joseph, notre Père et Seigneur: " Il vécut la paternité du cœur mieux que tout autre celle de la chair 1. " Il est parti le jeudi 26 juin 1975, à midi, dans cette Rome qu’il aimait, car c’est le siège de Pierre, le centre de la chrétienté, la tête de la charité universelle de la sainte Église. Et tandis que nous entendions encore l’écho des cloches de l’Angelus, le fondateur de l’Opus Dei écoutait avec une force désormais toujours vivante les mots amice, ascende superius 2, mon ami, viens jouir du Ciel.

C’est au cours d’une journée normale de son travail sacerdotal qu’il quitta cette terre, plongé dans une union totale avec Celui qui est la Vie. C’est pour cela qu’il n’est pas mort: il est auprès de Lui. Tandis qu’il s’adonnait à son travail d’âmes, il éprouva le doux tressaillement – c’est ainsi qu’il s’exprime dans l’homélie Vers la sainteté 3– de se trouver face à face avec le Christ, de contempler enfin le magnifique Visage qu’il avait tellement désiré: Vultum tuum, Domine, requiram 4.

Dès l’instant précis de sa naissance à la patrie du Ciel, j’ai commencé à recevoir le témoignage d’un nombre incalculable de personnes qui connaissaient sa vie de sainteté. C’étaient, et ce sont, des paroles auxquelles on peut désormais donner libre cours; auparavant les gens se taisaient pour respecter l’humilité de celui qui se considérait lui-même comme un pécheur qui aime Jésus-Christ à la folie. J’ai éprouvé le réconfort d’écouter directement de la bouche du Saint-Père un de ses nombreux éloges enflammés du fondateur de l’Opus Dei. On peut lire dans des journaux et des revues du monde entier d’innombrables articles de reconnaissance, provenant du peuple chrétien et de personnes qui ne confessent pas encore le Christ, mais qui ont commencé à le découvrir à travers la parole et les écrits de Monseigneur Escriva de Balaguer.

" Je ne cesserai de prêcher, jusqu’à mon dernier souffle, l’absolue nécessité d’être une âme de prière, et cela toujours, en n’importe quelle occasion et dans les circonstances les plus diverses, car Dieu ne nous abandonne jamais 5. " Ce fut son seul métier: prier et encourager à prier. C’est pour cela qu’il souleva au milieu du monde une prodigieuse mobilisation de personnes, comme il aimait dire, prêtes à prendre la vie chrétienne au sérieux, par la voie d’un recours filial à Notre Seigneur. Nous sommes nombreux à avoir appris de ce prêtre à cent pour cent " le grand secret de la miséricorde divine: nous sommes enfants de Dieu 6. "

Ce deuxième volume d’homélies reprend quelques textes parus alors que Monseigneur Escriva était encore parmi nous, ici sur terre, et quelques-uns des innombrables textes dont il avait renvoyé la publication à plus tard, car il travaillait sans hâte et sans répit. Il n’a jamais prétendu être un auteur, bien qu’il ait sa place parmi les maîtres de la spiritualité chrétienne. Sa doctrine, aimable tout en invitant à l’effort, est destinée à être vécue au milieu du travail, au foyer, dans les rapports humains, partout. Il possédait l’art, y compris humainement parlant, de distribuer des louis d’or en échange de pacotille. Comme il est d’une lecture facile! Ses expressions directes, ses images si vivantes sont reçues par tous, en dépit des différences de mentalité et de culture. Il avait appris à l’école de l’Évangile: d’où sa clarté, sa façon de toucher le fond de l’âme; son art de ne pas être démodé, car il ne se pliait pas à la mode.

Ces dix-huit homélies tracent tout un panorama de vertus humaines et chrétiennes, fondamentales pour celui qui voudrait suivre de près les pas du Maître. Il ne s’agit pas d’un traité théorique, ni d’un recueil des bonnes manières de l’esprit. Ces homélies renferment une doctrine vécue, où la profondeur du théologien va de pair avec la transparence évangélique du pasteur d’âmes. Chez Monseigneur Escriva la parole devient colloque avec Dieu – une prière – sans cesser pour autant d’être une conversation affectueuse en harmonie avec les inquiétudes et les espérances de ceux qui écoutent. Ces homélies sont donc une catéchèse de doctrine et de vie chrétienne qui, non seulement parle de Dieu, mais permet de parler à Dieu: il se peut que ce soit là le secret de leur grande force communicative, car l’auteur prend toujours l’Amour pour référence dans une contemplation de Dieu qui ne connaît ni repos, ni fatigue 7.

Le premier texte rappelle déjà ce qui a été la règle constante de la prédication de Monseigneur Escriva: Dieu appelle tous les hommes à la sainteté. Se faisant l’écho des paroles de l’apôtre – voici quelle est la volonté de Dieu: c’est votre sanctification 8 il nous prévient: " Nous devons être saints jusqu’au bout des ongles, pour reprendre une expression typique de mon pays; des chrétiens vrais, authentiques, canonisables; autrement nous aurons échoué en tant que disciples du seul Maître 9. " Et il précise ailleurs: " Tu n’atteindras la sainteté que Notre Seigneur exige de toi qu’en accomplissant avec amour de Dieu ton travail, tes obligations de chaque jour, faites presque toujours de petites réalités 10. "

Sur quoi le chrétien prend-il appui? de quels titres peut-il se prévaloir pour nourrir des ambitions aussi étonnantes pour sa vie? La réponse est une sorte de refrain qui revient sans cesse tout au long de ces homélies: l’humble audace de celui qui, " se sachant pauvre et faible, se sait aussi fils de Dieu 11".

Pour Monseigneur Escriva, la grande option qui caractérise l’existence humaine est bien évidente: " Esclavage ou filiation divine: voilà le dilemme de notre vie. Ou enfants de Dieu, ou esclaves de la vanité 12. " Aidé par l’exemple saint du don de soi fidèle et héroïque du fondateur de l’Opus Dei, je l’ai considéré avec encore plus d’insistance dans ma prière depuis que le Seigneur a emporté auprès de lui celui que j’aime le plus: sans l’humilité et la simplicité de l’enfant, nous ne pouvons faire un seul pas sur le chemin du service de Dieu. " L’humilité, c’est nous regarder tels que nous sommes, sans rien nous cacher, avec vérité. Et, comprenant que nous ne valons presque rien, nous nous ouvrons à la grandeur de Dieu: c’est là notre grandeur 13. "

Il faut que Lui grandisse et que moi, je décroisse 14; tel a été l’enseignement de Jean-Baptiste, du Précurseur. Et le Christ nous dit: Mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur 15. L’humilité n’est pas timidité humaine. L’humilité latente dans la prédication du fondateur de l’Opus Dei est quelque chose de vivant, de profondément senti, car " cela signifie nous reconnaître peu de chose devant Dieu: enfant, fils 16. " Monseigneur Escriva trouve une expression qui n’a peut-être pas de précédent: la vibration de l’humilité 17; car la petitesse de l’enfant, assisté par la protection toute-puissante de Dieu son Père, vibre en œuvres de foi, d’espérance et d’amour, et de toutes les autres vertus que l’Esprit Saint répand dans son âme.

Il ne s’écarte à aucun moment du domaine de la première homélie: la vie ordinaire, ce qui est habituel, le quotidien. Monseigneur Escriva considère toutes les vertus en renvoyant sans cesse à la vie du chrétien qui est au milieu du monde, car c’est sa place, celle où Dieu a bien voulu le placer. C’est justement là que toutes les vertus humaines s’épanouissent: la prudence, la véracité, la sérénité, la justice, la magnanimité, l’assiduité au travail, la tempérance, la sincérité, la force, etc. Vertus à la fois humaines et chrétiennes, car la tempérance est perfectionnée par l’esprit de pénitence et de mortification; l’accomplissement austère du devoir de chacun s’ennoblit au contact divin de la charité, qui est " une sorte d’excès généreux de la justice 18". Nous vivons au milieu des choses que nous utilisons, mais détachés d’elles grâce à la pureté du cœur.

Puisque pour nous qui nous occupons d’affaires surnaturelles, le temps est plus que de l’or, c’est de la gloire 19, le chrétien doit apprendre à en user avec diligence, pour manifester par là son amour de Dieu et son amour des autres hommes, en sanctifiant son travail, en se sanctifiant dans son travail, en sanctifiant les autres avec son travail, avec un soin assidu des petits détails, c’est-à-dire sans rêveries stériles, avec l’héroïsme silencieux, naturel et surnaturel, de celui qui vit dans le Christ la réalité quotidienne. " Il n’est écrit nulle part que le chrétien doive être un personnage étranger au monde. Notre Seigneur Jésus-Christ a fait, en œuvres et en paroles, l’éloge d’une autre vertu humaine qui m’est particulièrement chère: le naturel, la simplicité (...). Les hommes cependant s’habituent facilement à ce qui est simple et ordinaire, et cherchent inconsciemment ce qui est voyant, artificiel. Vous avez dû le constater comme moi: on loue, par exemple, la délicatesse de quelques roses fraîches, récemment coupées, aux pétales fins et odorants, tout en commentant: on dirait qu’elles sont en papier 20! "

Ces paroles du fondateur de l’Opus Dei nous parviennent avec la fraîcheur des roses nouvelles, fruit de toute une vie de rapports avec Dieu et d’un apostolat immense, qui est comme une mer sans rivages. Mis à part leur simplicité, ces pages font apparaître, en contrepoint constant, un amour passionné, débordant. " Notre cœur est profondément ému 21 "; " ayez hâte d’aimer 22", car " tout le temps d’une existence est bien peu de choses pour élargir les frontières de ta charité 23".

Nous en venons ainsi à un autre des grands sujets que Monseigneur Escriva abordait dans ses méditations: " L’imbrication divine des trois vertus théologales, ce canevas sur lequel est tissée l’existence authentique de l’homme chrétien, de la femme chrétienne 24. " Les références sont continuelles: " vivre de foi; persévérer, pleins d’espérance; rester attachés à Jésus-Christ; l’aimer vraiment, vraiment, vraiment 25"; " l’assurance de me sentir, de me savoir fils de Dieu, me remplit d’une espérance véritable 26"; " le moment est venu, au milieu de tes occupations ordinaires, de pratiquer la foi, de réveiller l’espérance, de stimuler l’amour 27. "

Aux trois homélies sur la foi, l’espérance et la charité fait suite celle sur la prière. Toutefois la nécessité de la vie d’intimité avec Dieu est présente dès la première page. " La prière doit prendre peu à peu dans l’âme 28 " avec naturel, avec simplicité et confiance, car " les enfants de Dieu n’ont pas besoin d’une méthode, toute faite et conventionnelle, pour s’adresser à leur Père 29 ". La prière est la trame du canevas des trois vertus théologales. Tout devient une seule et même chose: la vie y gagne un ton divin et " cette union avec Notre Seigneur ne nous écarte pas du monde, ne nous transforme pas en êtres bizarres, étrangers au temps qui passe 30".

Au milieu de ces commentaires de l’Écriture Sainte, précis et pleins de justesse, et du recours assidu au trésor de la tradition chrétienne, jaillissent des cris d’amour forts comme un fleuve impétueux: " Quelle grandeur il y a dans l’amour et la miséricorde de notre Père! Face à la réalité de ses folies divines pour ses enfants, j’aimerais avoir mille bouches, mille cœurs, et plus encore, afin de vivre dans une continuelle louange de Dieu le Père, de Dieu le Fils, de Dieu le Saint-Esprit 31. "

Pourquoi un amour aussi fort? Parce que Dieu le lui a mis dans son cœur et qu’il a su de son côté y répondre avec sa volonté libre et le transmettre à des milliers et des milliers d’âmes. Il aimait, dans les deux sens de ce mot: il aimait et il voulait aimer, répondre à cette grâce que le Seigneur avait déposée dans son âme. La liberté dans l’amour devint pour lui une passion: " Librement, sans aucune contrainte, parce que telle est ma volonté, je me décide pour Dieu. Et je m’engage à servir, à transformer mon existence en un don aux autres, par amour de mon Seigneur Jésus. Cette liberté me pousse à proclamer que rien sur la terre ne me séparera de la charité du Christ 32. "

Le chemin vers la sainteté que Monseigneur Escriva nous propose est tracé avec un respect profond de la liberté. Le fondateur de l’Opus Dei savoure le mot de saint Augustin par lequel l’évêque d’Hippone affirme que Dieu " jugea que ses serviteurs seraient meilleurs s’ils le servaient librement 33. " Cette ascension au Ciel est, en outre, une voie accessible à celui qui se trouve au milieu de la société, dans son travail professionnel, dans des circonstances parfois indifférentes ou résolument contraires à la loi du Christ. Le fondateur de l’Opus Dei ne parle pas à des êtres enfermés dans une serre; il s’adresse à des personnes qui luttent en plein air, confrontées aux situations les plus diverses de la vie. C’est précisément là que jaillit, avec la liberté, la décision de servir Dieu, de l’aimer par-dessus tout. La liberté devient indispensable et, dans la liberté, l’amour devient fort, prend racine: " Personne ne naît saint; le saint se forge au jeu continuel de la grâce divine et de la réponse de l’homme 34. "

Deux passions se trouvent donc stimulées dans nos rapports avec le Seigneur: celle de l’amour et celle de la liberté. Leurs forces convergent quand la liberté prend le parti de l’Amour de Dieu. Et ces torrents de grâces et de réponse peuvent l’emporter dorénavant sur toutes les difficultés: sur le terrorisme psychologique 35qui se dresse contre ceux qui désirent être fidèles au Seigneur; sur les misères personnelles qui ne disparaissent jamais, mais qui deviennent autant d’occasions d’affirmer à nouveau l’amour par la liberté du repentir; sur les obstacles dus au milieu ambiant, et que nous devons vaincre par des semailles de paix et de joie 36.

Dans les remarques sur ce grand jeu divin et humain entre la liberté et l’amour, l’on entrevoit parfois quelque peu la souffrance – qui est douleur d’amour face au peu de réponse de l’humanité à la miséricorde divine – la souffrance qui a toujours accompagné la vie de Monseigneur Escriva. Il était difficile de s’en apercevoir en le voyant. Peu de personnes ont vécu sur cette terre avec une telle joie, avec une telle bonne humeur, avec un tel sens de la jeunesse et un tel savoir vivre dans le temps présent. En lui nulle nostalgie, en dehors de l’Amour de Dieu. Mais il a souffert. Nombre de ses fils qui l’ont connu de près m’ont fait, après coup, ce commentaire: " Comment est-il possible que notre Père ait tellement souffert? Nous l’avons toujours vu heureux, attentif aux plus petits détails, se dépensant pour nous tous. "

La réponse se trouve, de façon indirecte, dans quelques-unes de ces homélies: " N’oubliez pas qu’être avec Jésus c’est certainement rencontrer sa Croix. Lorsque nous nous abandonnons entre les mains de Dieu, il permet souvent que nous goûtions la douleur, la solitude, la contradiction, la calomnie, la diffamation, la moquerie, au dedans de nous-mêmes ou de l’extérieur, parce qu’il veut nous rendre conformes à son image et à sa ressemblance, et qu’il tolère aussi que l’on nous traite de fous et que l’on nous prenne pour des sots 37. "

Ayant su embrasser passionnément la Croix du Seigneur, l’on comprend que Monseigneur Escriva ait pu dire: " Mon existence m’a conduit à me sentir tout spécialement fils de Dieu; j’ai pu goûter la joie de me blottir contre le cœur de mon Père, pour rectifier, pour me purifier, pour le servir, pour comprendre et excuser tout le monde, à partir de son amour et de mon humiliation 38. " Il seconda toujours docilement les inspirations du Saint-Esprit, pour que sa conduite devienne ainsi un reflet de la belle image du Christ. Il croyait, au pied de la lettre, aux paroles du Maître; et il fut souvent attaqué par ceux qui ne semblent pas supporter que l’on vive de la foi, avec amour et avec espérance. " Peut-être l’un d’entre vous pense-t-il que je suis naïf. Qu’importe. Même si on me qualifie ainsi, parce que je crois encore à la charité, je vous assure que j’y croirai toujours! Et tant que Dieu me prêtera vie, je continuerai – comme prêtre du Christ – de faire en sorte que règnent l’unité et la paix parmi ceux qui sont frères, parce qu’enfants du même Père, Dieu. Que l’humanité se comprenne. Que tous partagent le même idéal, celui de la Foi 39! "

La passion de l’amour et de la liberté, de même que la certitude que nous devons agir dans la mouvance divine de la foi et de l’espérance, deviennent chez lui apostolat. L’homélie Afin que tous les hommes soient sauvés est entièrement consacrée à ce sujet. " Jésus est au bord du lac de Génésareth et les gens se bousculent autour de Lui, désireux d’écouter la parole de Dieu (Lc 5, 1). Comme aujourd’hui! Ne le voyez-vous pas? Les gens désirent entendre le message de Dieu, bien qu’ils le dissimulent extérieurement. Certains ont peut-être oublié la doctrine du Christ; d’autres, sans que ce soit de leur faute, ne l’ont jamais apprise, et considèrent la religion comme quelque chose qui n’est pas fait pour eux. Mais soyez convaincus d’une réalité toujours actuelle: tôt ou tard le moment arrive où l’âme n’en peut plus, où les explications habituelles ne lui suffisent plus, où les mensonges des faux prophètes ne la satisfont plus. Alors, sans l’admettre encore, ces personnes ont besoin d’apaiser leur inquiétude avec la doctrine du Seigneur 40. "

Le nerf de l’apostolat, cette communication passionnée de l’amour impatient de Dieu pour les hommes, traverse la fibre de toutes les pages de ce volume. Il s’agit " d’apaiser les âmes, d’une paix véritable " et de " transformer la terre 41". Monseigneur Escriva tourne sans cesse son regard vers le Maître qui, avec le passage terrestre de ses pas divins, apprit aux hommes à parler du bonheur éternel. Je ne résiste pas à l’envie de transcrire une page de Vers la sainteté, dans laquelle le fondateur de l’Opus Dei commente une scène évangélique qu’il aimait beaucoup: l’apostolat de Jésus avec les deux disciples d’Emmaüs, qui avaient peut-être déjà perdu l’espérance.

" Leur allure était normale, comme celle de tant d’autres personnages qui passaient dans ces parages. Et c’est là, avec naturel, que Jésus leur apparaît, et qu’il marche avec eux, engageant une conversation qui leur fait oublier leur fatigue. J’imagine la scène, la soirée déjà bien avancée. Une douce brise souffle. Autour d’eux, des champs semés de blé déjà levé, et les vieux oliviers, aux branches argentées sous la faible lumière 42. "

Quand le Christ passe. Quand ils voient que le Christ fait mine de poursuivre son chemin, ces deux hommes lui disent: reste avec nous car le soir tombe et le jour déjà touche à son terme 43. " Nous sommes ainsi: toujours peu audacieux, par manque de sincérité peut-être, ou par pudeur. Nous pensons au fond: reste avec nous, parce que les ténèbres entourent notre âme, et toi seul es la lumière, toi seul peux calmer cette soif qui nous consume 44. "

Ce désir de Dieu, que nous avons tous en nous-mêmes, est comme le terrain quotidien de l’apostolat du chrétien. Nous les hommes, nous crions vers lui et nous le cherchons quand bien même notre conscience est douteuse ou nos yeux collés au sol. " Et Jésus reste avec nous. Nos yeux s’ouvrent comme ceux de Cléophas et de son compagnon quand le Christ rompt le pain; et bien qu’il disparaisse à nouveau de notre vue, nous serons nous aussi capables de nous remettre en route – il commence à faire nuit –, pour parler de lui aux autres, parce qu’autant de joie ne tient pas dans un seul cœur 45. "

Et moi, je reviens par la mémoire – qui est présent: je ne l’oublie jamais – à ce 26 juin 1975. Monseigneur Escriva est né définitivement à l’Amour, car son cœur avait soif d’un Emmaüs sans fin; il avait besoin de demeurer pour toujours auprès du Christ. Il avait écrit dans Vers la sainteté: " Alors naît une soif de Dieu, un désir de comprendre ses larmes, de voir son sourire, son visage (...) Et l’âme avance, plongée en Dieu, divinisée: le chrétien est devenu un voyageur assoiffé, qui ouvre la bouche pour s’abreuver aux eaux de la fontaine 46. " Et un peu plus loin: " J’aime parler de chemin, parce que nous sommes des voyageurs, en route vers la maison du Ciel, vers notre Patrie 47. "

C’est là qu’il habite, avec la très Sainte Trinité; avec Marie, la Sainte Mère de Dieu et notre Mère à nous; avec saint Joseph, qu’il a tellement aimé. Nous sommes très nombreux, un peu partout, à lui confier nos prières, certains que Dieu notre Seigneur se complaît en celui qui voulut être un serviteur bon et fidèle 48, et qui l’a été durant sa vie sur cette terre.

Les écrits du fondateur de l’Opus Dei publiés à ce jour, en particulier Chemin, Saint Rosaire, Quand le Christ passe, Entretiens, ont dépassé les cinq millions d’exemplaires et ont été traduits en plus de trente langues. Ce deuxième volume d’homélies qui voit le jour vise une fin identique: servir d’instrument pour approcher les âmes de Dieu. L’Église traverse des moments difficiles, et le Saint-Père ne se lasse pas d’exhorter ses enfants à la prière, à la vision surnaturelle, à la fidélité au dépôt sacré de la Foi, à la compréhension fraternelle, à la paix. En de telles circonstances nous ne pouvons pas nous sentir découragés: l’heure est venue de mettre en pratique, jusqu’à l’héroïsme, les vertus qui définissent et dessinent l’image du chrétien, de l’enfant de Dieu qui s’efforce que sa " tête touche le ciel, mais que ses pieds soient bien assurés sur la terre 49", tandis qu’il suit son chemin dans la cité temporelle.

La vie du chrétien décidé à agir en accord avec la grandeur de sa vocation, est comme un écho prolongé des paroles du Seigneur: Je ne vous appelle plus serviteurs, car le serviteur ignore ce que fait son maître; Je vous appelle amis, car tout ce que J’ai appris de mon Père, Je vous l’ai fait connaître 50. Se prêter docilement à seconder la Volonté divine ouvre des horizons insoupçonnés. Monseigneur Escriva se plaît à souligner ce beau paradoxe: " Il n’est rien de meilleur que de se savoir, par Amour, esclaves de Dieu. Car, dès lors, nous perdons la condition d’esclaves; nous devenons des amis, des fils 51. "

Des fils de Dieu, des Amis de Dieu: voici la vérité que Monseigneur Escriva a voulu graver au fer rouge chez ceux qui le fréquentaient. Par sa prédication il pousse sans cesse les âmes à ne pas penser " à l’amitié de Dieu exclusivement comme à un ultime recours 52". Jésus-Christ est vrai Dieu et vrai Homme: il est notre Frère, notre Ami. Si nous cherchons à le fréquenter avec intimité, " nous participerons au bonheur de l’amitié divine 53". Si nous faisons de notre mieux pour l’accompagner depuis Bethléem jusqu’au Calvaire, en partageant ses joies et ses souffrances, nous deviendrons dignes de sa conversation amicale: calicem Domini biberunt – chante la Liturgie des Heures – et amici Dei facti sunt, ils ont bu le calice du Seigneur et ils sont devenus des amis de Dieu 54.

Filiation et amitié sont deux réalités inséparables pour qui aime Dieu. Nous avons recours à lui comme des enfants, en un dialogue confiant qui doit remplir toute notre vie, et comme des amis, car " nous, les chrétiens, nous sommes épris de l’Amour 55". De même, la filiation divine pousse à traduire l’abondance de vie intérieure en des faits d’apostolat, et l’amitié avec Dieu conduit aussi à se mettre " au service de tous: à utiliser ces dons de Dieu comme des instruments pour les aider à découvrir le Christ 56".

Ceux qui voient comme un fossé entre la vie courante, entre les affaires du temps, entre le cours de l’histoire et l’Amour de Dieu, se trompent. Le Seigneur est éternel; le monde est son œuvre et il nous y a placés ici-bas pour que nous le parcourions en faisant le bien, jusqu’au moment d’arriver à la Patrie définitive. Tout a son importance dans la vie du chrétien, parce que tout peut être occasion de rencontre avec le Seigneur et, précisément pour cela, tout peut atteindre une valeur impérissable. " Les hommes mentent quand ils disent pour ‘toujours’ à propos de leurs affaires temporelles. Seul est vrai, d’une vérité absolue, le ‘ pour toujours’ face à Dieu. Et c’est ainsi que tu dois vivre, avec une foi qui te fera sentir la saveur du miel, une douceur céleste, lorsque tu penseras à l’éternité qui, elle, est vraiment pour toujours 57. "

Monseigneur Josémaria Escriva connaît maintenant directement ces saveurs et ces douceurs de Dieu. Il est entré dans l’éternité. C’est pourquoi ses paroles, y compris celles des homélies que je présente, ont acquis, si cela était possible, une plus grande force; elles pénètrent plus profondément dans les cœurs, elles nous entraîne. Je terminerai par un texte qui peut servir à nous communiquer une autre de ses passions dominantes:

" Aimez l’Église, servez-la avec la joie consciente de celui qui a su se décider par Amour à ce service. Et si nous voyons que certains cheminent sans espérance, comme les deux disciples d’Emmaüs approchons-nous d’eux avec foi, non pas en notre nom, mais au nom du Christ, pour leur assurer que la promesse de Jésus ne peut manquer de se réaliser, qu’il veille toujours sur son Épouse: qu’il ne l’abandonne pas. Que les ténèbres passeront, parce que nous sommes enfants de la lumière (cf. Ef 5, 8) et que nous sommes appelés à une vie qui durera pour toujours 58. "

Alvaro del Portillo

 «    LA GRANDEUR DE LA VIE ORDINAIRE    » 

Homélie prononcée le 11 mars 1960

1 Nous parcourions une route de Castille, il y a de nombreuses années déjà, lorsque nous vîmes au loin, dans un champ, une scène qui me toucha et qui m’a souvent servi pour ma prière: plusieurs hommes enfonçaient en terre avec force des pieux sur lesquels ils tendirent ensuite verticalement un filet pour faire un enclos. Plus tard, des bergers y arrivèrent avec leurs brebis et leurs moutons; ils les appelaient par leur nom et ils entraient l’un après l’autre dans le parc pour y être tous ensemble, en sécurité.
Et moi, Seigneur, je me souviens aujourd’hui tout particulièrement de ces bergers et de cet enclos, car nous nous savons tous dans ta bergerie, nous tous qui sommes ici réunis, comme tant d’autres dans le monde entier, pour parler avec toi. C’est toi qui l’as dit: Je suis le bon Pasteur; Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent 1 . Tu nous connais bien; tu sais bien que nous voulons entendre, écouter toujours attentivement tes sifflements de Bon Pasteur et y répondre parce que la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul véritable Dieu; et ton envoyé, Jésus-Christ 2 .
Cette image du Christ, entouré à droite et à gauche de ses brebis, m’enchante tellement que je l’ai fait mettre dans l’oratoire où je célèbre habituellement la sainte Messe; et ailleurs j’ai fait graver, pour nous éveiller à la présence de Dieu, les paroles de Jésus: Cognosco oves meas et cognoscunt me meæ 3 , afin que nous considérions à tout instant qu’il nous reprend, ou nous instruit et nous enseigne comme le pasteur le fait pour son troupeau 4 . Ce souvenir de Castille vient donc bien à propos.

Dieu veut que nous soyons saints

2 Nous appartenons, vous et moi, à la famille du Christ, car c’est ainsi qu’il nous a élus en lui, dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour lui des fils adoptifs par Jésus-Christ. Tel fut le bon plaisir de sa volonté, à la louange de gloire de sa grâce 5 . Cet appel gratuit que nous avons reçu du Seigneur nous trace un objectif bien précis: la sainteté personnelle, comme saint Paul nous le répète avec insistance. Hæc est voluntas Dei: sanctificatio vestra 6 , la volonté de Dieu, c’est votre sanctification. Ne l’oublions donc pas: c’est pour conquérir ce sommet que nous sommes dans la bergerie du Maître.

3 Ma mémoire ne perd pas le souvenir du jour où, il y a déjà fort longtemps, allant prier à la cathédrale de Valence je passai devant le tombeau du vénérable Ridaura. On me raconta que, lorsqu’on demandait son âge à ce prêtre alors très vieux, il répondait en valencien d’un ton très convaincu: " poquets ", j’ai très peu d’années! " celles que j’ai passées à servir Dieu ". Pour beaucoup d’entre vous c’est encore sur les doigts d’une main qu’on peut compter les années écoulées depuis que vous vous êtes décidés à rechercher la familiarité du Seigneur, à le servir au milieu du monde, dans votre milieu et dans l’exercice de votre profession ou de votre métier. Mais ce n’est qu’un détail sans importance. Ce qui compte, en revanche, c’est que nous gravions au fer rouge une certitude dans notre âme: l’invitation à la sainteté, que Jésus-Christ adresse à tous les hommes sans exception, exige de chacun de nous qu’il cultive sa vie intérieure et qu’il s’exerce quotidiennement aux vertus chrétiennes. Et ceci non pas d’une façon quelconque, ni au-dessus de la moyenne. Pas même d’une manière excellente. Nous devons nous y efforcer jusqu’à l’héroïsme, au sens le plus fort et le plus décisif du mot.

4 L’objectif que je vous propose, plus précisément celui que Dieu assigne à tout le monde, n’est pas un mirage ou un idéal inaccessible. Je pourrais vous rapporter bien des exemples concrets de femmes et d’hommes de la rue, comme vous et moi, qui ont rencontré Jésus qui passe quasi in occulto 7 , aux carrefours apparemment les plus ordinaires, et qui se sont décidés à le suivre, en étreignant avec amour la Croix de chaque jour 8 . À notre époque de décomposition générale, de capitulations et de découragements, ou de libertinage et d’anarchie, j’estime encore plus actuelle que jamais cette conviction simple et profonde que, dès le début de mon travail sacerdotal et toujours depuis, je brûle d’envie de communiquer à l’humanité tout entière: " Ces crises mondiales sont des crises de saints. "

5 La vie intérieure est une exigence inhérente à l’appel que le Maître a fait retentir dans l’âme de tout homme. Nous devons être saints jusqu’au bout des ongles, pour reprendre une expression typique de mon pays; des chrétiens vrais, authentiques, canonisables; autrement, nous aurons échoué en tant que disciples du seul Maître. Pensez aussi qu’en s’intéressant à nous, en nous octroyant sa grâce, afin que nous luttions pour atteindre la sainteté au milieu du monde, Dieu nous impose aussi l’obligation de l’apostolat. Comprenez que, même d’un point de vue humain, la préoccupation pour les âmes naît tout naturellement de ce choix, ainsi que l’exprime un Père de l’Église: Lorsque vous découvrez que quelque chose vous a été profitable, vous essayez d’y attirer les autres. Vous devez donc souhaiter que d’autres vous accompagnent sur les chemins du Seigneur. Si, en allant au forum ou aux bains, vous rencontrez quelqu’un qui est oisif, vous l’invitez à vous accompagner. Appliquez au spirituel cette coutume terrestre et, lorsque vous irez vers Dieu, ne le faites point seuls 9 .
Si nous ne voulons pas gaspiller notre temps inutilement ni nous retrancher derrière la fausse excuse des difficultés extérieures du milieu ambiant, difficultés qui n’ont jamais manqué depuis les débuts du christianisme, nous devons avoir tout à fait présent à l’esprit que Jésus-Christ a voulu que l’efficacité de notre action pour entraîner vers lui ceux qui nous entourent, dépende d’ordinaire de notre vie intérieure. Jésus-Christ a mis la sainteté comme condition de l’efficacité de l’activité apostolique; ou plutôt notre effort pour être fidèles, car, sur terre, nous ne serons jamais saints. Cela semble incroyable, mais Dieu et les hommes attendent de nous une fidélité sans palliatifs, sans euphémismes, qui aille jusqu’à ses dernières conséquences, sans médiocrité ni concessions, dans la plénitude d’une vocation chrétienne assumée et pratiquée avec application.

6 Vous penserez peut-être que je ne parle que pour un groupe de personnes choisies. Ne vous laissez pas tromper si facilement par la lâcheté ou par la commodité. Que chacun ressente, au contraire, l’urgence divine d’être un autre Christ: ipse Christus, le Christ Lui-même; bref, l’urgence de rendre notre conduite cohérente avec les normes de la foi. Car la sainteté à laquelle nous devons aspirer n’est pas une sainteté de deuxième rang, qui d’ailleurs, n’existe pas. Et la principale condition qui nous est demandée, et qui est tout à fait conforme à notre nature, consiste à aimer: la charité est le lien de la perfection 10; charité que nous devons pratiquer en accord avec les commandements explicites que le Seigneur Lui-même a établis: tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit 11 , sans rien garder pour nous. C’est en cela que consiste la sainteté.

7 Certes, il s’agit d’un objectif élevé et ardu. Mais ne perdez pas de vue que personne ne naît saint; le saint se forge au jeu continuel de la grâce divine et de la réponse de l’homme. Tout ce qui se développe, fait remarquer un écrivain chrétien des premiers siècles à propos de l’union avec Dieu, commence petit. C’est en se nourrissant graduellement qu’on arrive à devenir grand, par des progrès constants 12 . C’est pourquoi je te dis que, si tu veux te comporter en chrétien cohérent (et je sais que tu y es disposé, même s’il t’en coûte si souvent de te vaincre ou de continuer à faire aller de l’avant ce pauvre corps), tu dois apporter un soin extrême aux détails les plus insignifiants. Car tu n’atteindras la sainteté que Notre Seigneur exige de toi qu’en accomplissant avec amour de Dieu ton travail, tes obligations de chaque jour, faites presque toujours de petites réalités.

Petites choses et vie d’enfance

8 En pensant à ceux d’entre vous qui, au fil des années, se plaisent encore à rêver, en des rêves vains et puérils, comme ceux de Tartarin de Tarascon, chasser de lions dans les couloirs de leur maison, où il n’y a tout au plus que des rats et pas grand-chose d’autre; en pensant à ceux-là, dis-je, j’ai envie de rappeler la grandeur divine de l’accomplissement fidèle des obligations habituelles de chaque jour, faite des luttes qui remplissent le Seigneur de joie et qu’Il est seul à connaître avec chacun de nous.
Soyez-en convaincus, vous n’aurez habituellement pas à réaliser de prouesses éblouissantes, notamment parce que d’ordinaire l’occasion ne s’en présente pas. En revanche, les occasions ne vous manqueront pas de prouver votre amour de Jésus-Christ dans les petites choses, dans ce qui est normal. La grandeur d’âme se révèle aussi dans ce qui est tout petit, commente saint Jérôme. Nous n’admirons pas le Créateur seulement dans le ciel et dans la terre, dans le soleil et dans l’océan, dans les éléphants, les chameaux, les bœufs, les chevaux, les léopards, les ours et les lions; nous l’admirons aussi dans les animaux minuscules tels la fourmi, les moustiques, les mouches, les petits vers et les autres bêtes de cet acabit, que nous distinguons mieux par leur corps que par leur nom. Nous admirons la même maîtrise aussi bien dans les grandes bêtes que dans les petites. De même l’âme qui se donne à Dieu met la même ferveur dans les petites choses que dans les grandes 13 .

9 Lorsque nous méditons les paroles de Notre Seigneur: et pour eux je me consacre moi-même, afin qu’ils soient eux aussi consacrés en vérité 14 , nous percevons clairement notre unique but: la sanctification, autrement dit le devoir que nous avons d’être saints pour sanctifier. En même temps la tentation subtile nous assaille peut-être de penser que bien peu d’entre nous se sont décidés à répondre à cette invitation divine, et sans compter que nous constatons que nous ne sommes que des instruments bien quelconques. Nous sommes peu nombreux, il est vrai, au regard du reste de l’humanité, et nous ne valons rien par nous-mêmes. Mais l’affirmation du Maître a l’accent de l’autorité: le chrétien est lumière, sel, ferment du monde, et un peu de levain fait fermenter toute la pâte 15 . C’est précisément pour cela que j’ai toujours prêché que toutes les âmes nous intéressent, cent âmes sur cent, sans discrimination d’aucune sorte, convaincu que Jésus-Christ nous a tous rachetés, et qu’il veut se servir d’un petit nombre, malgré notre nullité personnelle, pour faire connaître ce salut.
Jamais un disciple du Christ ne maltraitera quelqu’un. Il qualifie l’erreur d’erreur; mais il doit corriger avec affection celui qui est dans l’erreur; sinon, il ne pourra pas l’aider, il ne pourra pas le sanctifier. Il faut vivre avec les autres, il faut comprendre, il faut savoir excuser, il faut être fraternels. Et, comme le conseillait saint Jean de la Croix, il faut à tout moment mettre de l’amour là où il n’y a pas d’amour, pour en tirer de l’amour 16 , même dans ces circonstances, apparemment peu importantes, que créent notre travail professionnel et nos relations familiales et sociales. Toi et moi nous profiterons ainsi des occasions qui se présenteront, y compris des plus banales, pour les sanctifier, nous sanctifier et sanctifier ceux qui partagent avec nous les mêmes efforts quotidiens, en ressentant dans notre vie le poids doux et attirant de la corédemption.

10 Je vais poursuivre ce moment de conversation devant le Seigneur en me servant d’une fiche que j’utilisais il y a quelques années et qui conserve pour moi toute son actualité. J’avais repris à l’époque des considérations de sainte Thérèse d’Avila: tout ce qui passe et ne tourne pas à la gloire de Dieu est néant, et au-dessous même du néant 17 . Comprenez-vous pourquoi une âme cesse de savourer la paix et la sérénité quand elle s’écarte de sa fin, quand elle oublie que Dieu l’a créée pour la sainteté? Efforcez-vous de ne jamais perdre ce point de vue surnaturel, pas même aux heures de loisir ou de repos, aussi nécessaires dans la vie de chacun que le travail.
Vous pouvez bien parvenir au sommet de votre activité professionnelle; vous pouvez obtenir les succès les plus retentissants grâce à votre libre initiative dans vos activités temporelles; mais si vous abandonnez ce sens surnaturel qui doit présider à toutes vos activités humaines, vous ferez lamentablement fausse route.

11 Permettez-moi une courte digression, qui vient tout à fait à propos. Je n’ai jamais demandé leurs opinions politiques à ceux qui m’ont approché: cela ne m’intéresse pas! Par cette règle de conduite, je vous montre une réalité qui est cœur de l’Opus Dei, auquel, avec la grâce et la miséricorde de Dieu, je me suis voué complètement pour servir la Sainte Église. Ce sujet ne m’intéresse pas parce que vous, les chrétiens, vous jouissez de la plus entière liberté, avec la responsabilité personnelle qui en découle, d’intervenir comme bon vous semble dans les questions d’ordre politique, social, culturel, etc..., sans autres limites que celles que le magistère de l’Église a fixées. La seule chose qui me préoccuperait, pour le bien de votre âme, ce serait que vous franchissiez ces limites, parce que vous auriez alors créé une nette opposition entre la foi que vous prétendez professer et vos œuvres, et alors je vous le ferais remarquer clairement. Ce respect sacro-saint de vos opinions, dans la mesure où elles ne vous écartent pas de la loi de Dieu, n’est pas compris par ceux qui ignorent le vrai concept de la liberté que le Christ nous a gagnée sur la Croix, qua libertate Christus nos liberavit 18 , par les sectaires de tous bords: ceux qui prétendent imposer, comme s’il s’agissait de dogmes, leurs opinions temporelles, ou ceux qui dégradent l’homme en niant la valeur de la foi, qu’ils abandonnent à la merci des erreurs les plus brutales.

12 Mais revenons à notre sujet. Je vous disais tout à l’heure que, quand bien même vous obtiendriez les succès les plus spectaculaires dans le domaine social, dans votre activité publique, dans votre travail professionnel, si vous vous laissiez aller intérieurement et si vous vous écartiez du Seigneur, vous auriez en fin de compte carrément échoué. Devant Dieu, et c’est en définitive ce qui compte, c’est celui qui lutte pour se conduire en chrétien authentique qui emporte la victoire; il n’existe pas de solution intermédiaire. C’est pourquoi vous connaissez tant de personnes qui devraient se sentir très heureuses, si l’on juge leur situation d’un point de vue humain, et qui cependant traînent une existence inquiète, aigrie; elles semblent avoir de la joie à revendre, mais dès qu’on gratte un tout petit peu leur âme, l’on découvre un goût âpre, plus amer que le fiel. Cela n’arrivera à aucun de nous si nous essayons vraiment d’accomplir toujours la volonté de Dieu, de lui rendre gloire, de le louer et d’étendre son royaume à toutes les créatures.

La cohérence chrétienne de la vie

13 Je ressens une grande peine quand j’apprends qu’un catholique, un enfant de Dieu qui, par le baptême, est appelé à être un autre Christ, rassure sa conscience avec une piété simplement formelle, avec une religiosité qui le conduit à prier de temps à autre, uniquement s’il pense que cela lui est utile! à assister à la Sainte Messe les jours de précepte, et encore pas tous, alors qu’il prend bien soin de satisfaire son estomac en mangeant à heures fixes; à céder dans sa foi, prêt à l’échanger contre un plat de lentilles, pourvu qu’il ne perde pas sa situation... Et ensuite à utiliser, avec sans-gêne ou de façon scandaleuse, l’étiquette de chrétien pour s’élever. Non! Ne nous contentons pas des étiquettes. Je veux que vous soyez des chrétiens de la tête aux pieds, tout d’une pièce; et pour y parvenir vous devrez chercher, sans compromis, la nourriture spirituelle adéquate.
Vous savez par expérience personnelle, et vous m’avez entendu le répéter fréquemment, pour vous prémunir contre le découragement, que la vie chrétienne consiste à commencer et à recommencer chaque jour; et vous constatez dans votre cœur, comme moi dans le mien, que nous avons besoin de lutter avec constance. Lorsque vous vous examinez, vous avez dû observer (cela m’arrive aussi à moi; pardonnez-moi de faire ces références à ma personne, mais tout en vous parlant je pense avec le Seigneur aux besoins de mon âme) que vous subissez de petits échecs répétés; et vous avez parfois l’impression qu’ils sont gigantesques, parce qu’ils révèlent un manque évident d’amour, de don de soi, d’esprit de sacrifice, de délicatesse. Entretenez en vous le désir de réparer, et ceci avec une contrition sincère, mais ne perdez surtout pas la paix.

14 Au début des années quarante, j’allais souvent dans la région de Valence. Je n’avais alors aucuns moyens humains et je priais avec ceux qui, comme vous maintenant, se réunissaient avec le pauvre prêtre que je suis, tout bonnement où nous pouvions, certains soirs sur une plage solitaire. Comme les premiers amis du Maître, tu t’en souviens? Saint Luc écrit qu’en sortant de Tyr avec Paul, en direction de Jérusalem, nous marchions escortés de tous, y compris femmes et enfants. Hors de la ville, nous nous mîmes à genoux sur la grève pour prier 19 .
Eh bien, un soir, en fin de journée, par un merveilleux coucher de soleil, nous avons vu une barque s’approcher du rivage. Quelques hommes sautèrent à terre, tannés, solides comme des rocs, mouillés, le torse nu, tellement brûlés par la brise marine qu’ils semblaient en bronze. Ils se mirent à tirer de l’eau le filet rempli de poissons, brillants comme de l’argent, que leur barque traînait derrière elle. Ils halaient avec beaucoup d’entrain, les pieds enfoncés dans le sable, avec une énergie prodigieuse. Soudain un petit garçon arrive, très bronzé lui aussi; il s’approcha de la corde, la saisit de ses petites mains et se mit à tirer avec une maladresse évidente. Ces rudes pêcheurs, nullement raffinés, durent sentir leur cœur s’émouvoir et ils laissèrent le petit collaborer; ils ne l’écartèrent pas, bien qu’il les gênât plutôt.
J’ai pensé à vous et à moi; à vous que je ne connaissais pas encore, et à moi; à nous qui tirons la corde chaque jour, dans tant de domaines. Si nous nous présentons à Dieu notre Seigneur comme ce petit, convaincus de notre faiblesse, mais disposés à seconder ses desseins, nous atteindrons plus facilement notre but: nous traînerons jusqu’au rivage le filet débordant de fruits abondants, car le pouvoir de Dieu réussit là où nos forces échouent.

Sincérité dans la direction spirituelle

15 Vous ne connaissez que trop bien les obligations de votre chemin de chrétiens, qui vous conduisent sans répit et avec calme à la sainteté. Vous êtes aussi préparés à presque toutes les difficultés, parce qu’on les aperçoit dès le début du chemin. J’insiste maintenant auprès de vous pour que vous vous laissiez aider, guider, par un directeur de conscience, auquel vous confierez tous vos projets saints et les problèmes quotidiens qui affectent votre vie intérieure, les échecs que vous essuyez et toutes vos victoires.
Montrez-vous toujours très sincères dans cette direction spirituelle: ne vous accordez rien sans le dire, ouvrez totalement votre âme, sans crainte ni honte. Pensez que sinon, ce chemin si plat et carrossable se complique, et ce qui au début n’était rien, finit par devenir un nœud qui étouffe. Ne pensez pas que ceux qui se perdent sont victimes d’un échec subit; chacun d’eux s’est égaré au début de son parcours, ou a négligé son âme pendant longtemps, si bien que la force de ses vertus s’étant affaiblie progressivement, et celle des vices ayant au contraire grandi petit à petit, il s’est lamentablement effondré... Une maison ne s’écroule pas d’un seul coup à la suite d’un accident imprévisible: ou bien ses fondations étaient déjà défectueuses, ou bien l’incurie de ceux qui y habitaient s’est prolongée trop longtemps, de sorte que les détériorations, très petites au début, ont attaqué progressivement la solidité de la charpente; du coup, quand l’orage est survenu ou que les pluies torrentielles ont redoublé, la maison s’est irrémédiablement effondrée, mettant en évidence que la négligence venait de loin 20 .
Vous souvenez-vous de l’histoire du gitan qui alla se confesser? On ne parle jamais d’une confession, mais celle-là n’est qu’une histoire, une anecdote amusante. Sans compter que j’ai beaucoup d’estime pour les gitans... Le pauvre petit! Il était vraiment repentant. Monsieur le curé, je m’accuse d’avoir volé un licou... – peu de chose, n’est-ce pas? –; et derrière il y avait une mule...; et derrière un autre licou...; et encore une mule. Et comme cela jusqu’à vingt. Mes enfants, il en va de même dans notre conduite. Dès que nous nous accordons le licou, tout le reste vient après; toute une théorie de mauvaises inclinations, de misères viennent ensuite, qui avilissent et qui font honte. La même chose se produit dans nos rapports avec les autres: nous commençons par un petit affront et nous finissons par nous tourner le dos dans l’indifférence la plus glaciale.

16 Attrapez-nous les renards, les petits renards ravageurs de vignes, de nos vignes en fleur 21 . Soyons fidèles dans les petites choses, très fidèles dans les petites choses. Si nous faisons cet effort, nous apprendrons aussi à courir avec confiance dans les bras de la Vierge Marie, comme ses enfants. Ne vous rappelais-je pas au début que nous avons tous très peu d’années, celles que nous vivons décidés à fréquenter intimement Dieu? Il est donc raisonnable que notre misère et notre petitesse cherchent à approcher la grandeur et la sainte pureté de la Mère de Dieu, qui est aussi notre Mère.
Je peux vous raconter une autre anecdote vraie. Je le peux parce que des années, bien des années se sont déjà écoulées depuis que cela est arrivé, et parce que le contraste et la dureté des expressions vous aideront à réfléchir. J’étais en train de prêcher une retraite à des prêtres de différents diocèses. J’allais les chercher avec affection et avec intérêt pour qu’ils viennent parler, soulager leur conscience. Car les prêtres ont besoin, eux aussi, du conseil et de l’aide d’un frère. Je commençais à parler avec l’un d’eux, quelque peu rude, mais très noble et très sincère; avec délicatesse et clarté j’essayais de le faire parler, afin de panser les blessures qu’il pouvait avoir dans son cœur. À un moment déterminé, il m’interrompit à peu près en ces termes: Je suis très jaloux de mon ânesse; elle a rendu des services paroissiaux dans sept cures et il n’y a rien à en redire. Ah si j’en avais fait autant!

17 Examine-toi à fond! Peut-être ne méritons-nous pas non plus l’éloge que ce petit curé de campagne faisait de son ânesse. Nous avons travaillé tellement, nous avons occupé tels postes de responsabilité, tu as triomphé dans telle entreprise humaine et dans telle autre..., mais examine-toi dans la présence de Dieu. Ne découvres-tu pas quelque chose que tu aies à regretter? As-tu vraiment essayé de servir Dieu et les hommes, tes frères, ou bien as-tu favorisé ton égoïsme, ta gloire personnelle, tes ambitions, ton succès exclusivement terrestre et tristement périssable?
Si je vous parle un peu crûment c’est parce que je veux faire moi-même une fois de plus un acte de contrition très sincère, et parce que je voudrais que chacun de vous demande aussi pardon. En présence de nos infidélités, en présence de tant d’erreurs, de faiblesses, de lâchetés – chacun les siennes! – répétons de tout notre cœur au Seigneur ce cri de contrition de Pierre: Domine, tu omnia nosti, tu scis quia amo te 22 ! Seigneur, tu sais tout, tu sais que je t’aime, malgré mes misères! Et j’ose ajouter: tu sais que je t’aime justement à cause de mes misères, car elles m’amènent à m’appuyer sur toi, toi qui es la force: quia Tu es, Deus, fortitudo mea 23 . Et, à partir de là, nous recommençons.

Chercher la présence de Dieu

18 Vie intérieure. Sainteté dans les tâches ordinaires, sainteté dans les petites choses, sainteté dans le travail professionnel, dans les efforts de chaque jour...; sainteté pour sanctifier les autres. Un jour un de mes amis – je n’en finis pas de bien le connaître! – rêvait qu’il volait en avion à très grande altitude. Il ne se trouvait pas à l’intérieur, dans la cabine, mais installé sur les ailes. Pauvre malheureux, comme il souffrait et comme il avait peur! Notre Seigneur semblait vouloir lui faire comprendre que les âmes sans vie intérieure ou qui la négligent avancent ainsi, incertaines et angoissées, en altitude divine, avec le risque permanent de s’écraser, dans la souffrance et l’incertitude.
Et je pense, en effet, qu’un grand danger de s’égarer menace ceux qui se jettent dans l’action – dans l’activisme! – et se passent de la prière, du sacrifice et des moyens indispensables pour obtenir une piété solide, c’est-à-dire du recours fréquent aux sacrements, de la méditation, de l’examen de conscience, de la lecture spirituelle, de la fréquentation assidue de la très Sainte Vierge et des Anges gardiens... Tout ceci contribue en outre, avec une efficacité irremplaçable, à rendre la journée du chrétien tellement agréable, car c’est de la richesse de sa vie intérieure que proviennent la douceur et le bonheur de Dieu, comme le miel coule du rayon.

19 Dans son intimité, son comportement extérieur, ses rapports avec les autres, son travail, chacun de nous doit essayer de se tenir continuellement en présence de Dieu, par une conversation – un dialogue – qui ne se manifeste pas extérieurement. Mieux encore, par un dialogue qui d’ordinaire s’exprime sans bruit de paroles, mais doit néanmoins se remarquer à la ténacité et au tendre empressement que nous mettrons à bien achever toutes nos tâches, aussi bien celles qui sont importantes que les plus insignifiantes. Si nous n’agissions pas avec cette ténacité nous serions peu cohérents avec notre condition d’enfant de Dieu, parce que nous aurions gaspillé les ressources que le Seigneur a providentiellement mises à notre portée, pour que nous arrivions à constituer cet Homme parfait, dans la force de l’âge, qui réalise la plénitude du Christ 24 .
Je voyageais fréquemment pendant la guerre civile d’Espagne pour offrir mes services sacerdotaux à beaucoup de garçons qui se trouvaient au front. J’ai entendu dans une tranchée un dialogue qui est resté gravé en moi. Près de Teruel, un jeune soldat disait d’un autre, apparemment quelque peu indécis, pusillanime: celui-là il n’est pas un homme tout d’une pièce! J’éprouverais une immense tristesse si l’on était fondé à affirmer, de l’un d’entre nous, qu’il est incohérent; un homme qui prétend vouloir être vraiment chrétien, saint, mais qui en méprise les moyens, puisqu’il ne témoigne pas continuellement à Dieu son affection et son amour filial dans l’accomplissement de ses obligations. Si telle était notre façon d’agir, nous ne serions pas non plus, ni toi ni moi, des chrétiens faits tout d’une pièce.

20 Essayons de faire naître au fond de notre cœur un désir ardent, un grand souci d’atteindre la sainteté, bien que nous nous voyions pleins de misères. N’en ayez pas peur; au fur et à mesure qu’on avance dans la vie intérieure, on perçoit ses défauts personnels avec plus de netteté. Ce qui arrive, c’est que l’aide de la grâce produit l’effet de verres grossissants: le plus petit tas de poussière, le petit grain de sable quasi imperceptible prend des dimensions gigantesques, parce que l’âme acquiert la finesse divine; la plus petite ombre en vient même à déranger la conscience, qui n’apprécie que la pureté de Dieu. Dis-lui maintenant, du fond de ton cœur: Seigneur, je veux vraiment être saint, je veux vraiment être un de tes disciples, digne de toi, et te suivre sans conditions. Et tu dois te proposer tout de suite l’intention de renouveler chaque jour les grands idéaux qui t’animent à cet instant.
Jésus, si nous persévérions, nous qui nous réunissons en ton Amour! Si nous arrivions à traduire dans des œuvres ces désirs véhéments que tu éveilles toi-même dans notre âme! Demandez-vous très fréquemment: pourquoi suis-je sur terre? Et vous chercherez ainsi à accomplir à la perfection, avec charité, vos tâches de chaque jour, et à soigner les petites choses. Nous nous souviendrons de l’exemple des saints: des personnes comme nous, de chair et d’os, avec leurs faiblesses et leurs défaillances, qui ont su vaincre et se vaincre par amour de Dieu; nous considérerons leur conduite et, comme les abeilles qui distillent de chaque fleur le nectar le plus délicieux, nous tirerons profit de leurs luttes. Nous apprendrons aussi, vous et moi, à découvrir bien des vertus chez ceux qui nous entourent – ils nous donnent des leçons de travail, d’abnégation, de joie... –, et nous ne nous attarderons pas trop à leurs défauts, sauf lorsque ce sera indispensable, afin de les aider par la correction fraternelle.

Dans la barque du Christ

21 Comme Notre Seigneur, moi aussi j’aime beaucoup parler de barques et de filets de pêche pour que nous retirions tous, de ces scènes évangéliques, des résolutions fermes et déterminées. Saint Luc nous raconte que des pêcheurs lavaient et raccommodaient leurs filets sur les rives du lac de Génésareth. Jésus s’approche de ces barques amarrées au rivage et monte dans l’une d’elles, celle de Simon. Avec quel naturel le Maître s’introduit dans notre barque à nous! Pour nous compliquer la vie, ainsi que certains le répètent en se plaignant. Le Seigneur nous a croisés, vous et moi, sur notre chemin, pour nous compliquer la vie, délicatement, tendrement.
Après avoir prêché dans la barque de Pierre, Il s’adresse aux pêcheurs: duc in altum, et laxate retia vestra in capturam! 25 avancez en eau profonde, et lâchez vos filets! Pleins de confiance en la parole du Christ, ils obéissent et ils obtiennent cette pêche prodigieuse! Et regardant Pierre qui, tout comme Jacques et Jean, n’en revenait pas, le Seigneur lui explique: Rassure-toi: désormais ce sont des hommes que tu prendras. Alors, ramenant leurs barques à terre et laissant tout, ils le suivirent 26 .
Ta barque – tes talents, tes aspirations, tes réussites – ne vaut rien, à moins que tu ne la mettes à la disposition de Jésus-Christ, que tu ne lui permettes d’y entrer librement, que tu n’en fasses pas une idole. Toi seul, avec ta barque, si tu te passes du Maître, tu iras droit au naufrage, d’un point de vue surnaturel. Tu ne seras à l’abri des tempêtes et des revers de la vie que si tu admets, si tu recherches la présence et la providence du Seigneur. Remets tout entre les mains de Dieu: fais que tes pensées, les heureuses aventures dont tu rêves, tes ambitions humaines nobles, tes amours passent par le cœur du Christ. Autrement, tôt ou tard, toutes ces choses couleront à pic à cause de ton égoïsme.

22 Si tu consens à ce que Dieu soit le Maître de ton navire, qu’il le commande, quelle sécurité!…, de même qu’il s’absente, qu’il reste endormi, qu’il ne se soucie pas de nous, et que la tempête se lève au milieu des ténèbres les plus obscures. Saint Marc rapporte que les apôtres se trouvaient dans des circonstances semblables et, que Jésus, les voyant s’épuiser à ramer, car le vent leur était contraire, vers la quatrième veille de la nuit vint vers eux en marchant sur la mer... Rassurez-vous, c’est moi, n’ayez pas peur. Puis il monta auprès d’eux dans la barque et le vent tomba 27 .
Mes enfants, il se passe tant de choses sur la terre...! Je pourrais vous parler de peines, de souffrances, de mauvais traitements, de martyres – je n’en retire pas un mot –, et de l’héroïsme de bien des âmes. À nos yeux, selon notre entendement, nous avons parfois l’impression que Jésus dort, qu’il ne nous entend pas. Mais saint Luc raconte comment le Seigneur se comporte avec les siens: tandis qu’ils – les disciples – naviguaient, il s’endormit. Une bourrasque s’abattit alors sur le lac; ils faisaient eau et se trouvaient en danger. S’étant donc approchés, ils le réveillèrent, en disant: Maître, Maître, nous périssons! Et lui, s’étant réveillé, menaça le vent et le tumulte des flots. Ils s’apaisèrent et le calme se fit. Puis il leur dit: Où est votre foi 28 ?
Si nous nous donnons à lui, il se livre à nous. Il faut avoir une entière confiance dans le Maître; il faut s’abandonner entre ses mains, sans lésiner; lui montrer, par nos œuvres, que la barque est bien à lui, que nous voulons qu’il dispose à sa guise de tout ce qui nous appartient.
Je termine, en recourant à l’intercession de Sainte Marie, en prenant la résolution de vivre de foi; de persévérer, pleins d’espérance; de rester très près de Jésus-Christ; de l’aimer vraiment, vraiment, vraiment; de parcourir et de savourer notre aventure d’Amour, car nous sommes épris de Dieu; de laisser le Christ entrer dans notre pauvre barque et prendre possession de notre âme en Maître et Seigneur qu’il est; de lui montrer sincèrement que nous nous efforcerons de nous maintenir toujours, nuit et jour, en sa présence, parce qu’il nous a appelés à la foi: ecce ego quia vocasti me! 29 et nous venons à son bercail, attirés par sa voix et par ses sifflements de Bon Pasteur, sûrs que nous ne trouverons le vrai bonheur temporel et éternel qu’abrités sous son ombre.

 «    LA LIBERTÉ, DON DE DIEU    » 

Homélie prononcée le 10 avril 1956

23 Je vous ai souvent rappelé cette scène émouvante que nous relate l’Évangile: Jésus se trouve dans la barque de Pierre, d’où il s’est adressé à la foule. Cette multitude qui le suivait a ravivé la soif d’âmes qui consume son Cœur, et le divin Maître veut que ses disciples participent de ce même zèle. Après leur avoir dit de pousser en eau profonde – duc in altum 30 il suggère à Pierre de jeter ses filets pour pêcher.
Je ne vais pas m’attacher ici aux détails, si riches d’enseignement, qui composent cet épisode. Je voudrais que nous considérions la réaction du Prince des apôtres à la vue du miracle: Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un pécheur 31 . Une vérité qui, je n’en doute pas, convient parfaitement à la situation personnelle de chacun. Pourtant je vous assure que, durant ma vie, j’ai été témoin de tant de prodiges de la grâce, réalisés par des mains humaines, que je me suis senti poussé, de plus en plus chaque jour, à crier: Seigneur, ne t’éloigne pas de moi, car sans toi je ne puis rien faire de bon.
C’est pour cela, précisément, que je comprends très bien les paroles de l’évêque d’Hippone, qui résonnent comme un merveilleux chant à la liberté. Il disait: Dieu qui t’a créé sans toi ne te sauvera pas sans toi 32 , car il est toujours possible à n’importe lequel d’entre nous, toi ou moi, d’avoir le malheur de nous rebeller contre Dieu, de le rejeter par notre conduite ou bien encore de nous exclamer: nous n’en voulons pas pour roi 33 .

Choisir sa vie

24 Nous avons appris avec reconnaissance, car nous nous rendons compte de la félicité à laquelle nous sommes appelés, que toutes les créatures ont été tirées du néant par Dieu et pour Dieu: les créatures rationnelles, les hommes, bien que nous perdions si souvent la raison, et les irrationnelles, celles qui sillonnent la surface de la terre, ou habitent les entrailles du monde, ou traversent l’azur du ciel, allant parfois jusqu’à regarder en face le soleil. Mais, au sein de cette variété merveilleuse, nous seuls, les hommes – je ne parle pas ici des anges – nous nous unissons au Créateur par l’exercice de notre liberté: nous pouvons rendre ou refuser au Seigneur la gloire qui lui revient en tant qu’Auteur de tout ce qui existe.
Cette possibilité compose le clair-obscur de la liberté humaine. Parce qu’il nous aime avec la plus grande tendresse, le Seigneur nous invite, nous pousse à choisir le bien. Vois, j’ai mis aujourd’hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal, en te prescrivant aujourd’hui d’aimer Yahvé, ton Dieu, de marcher dans ses voies et d’observer ses commandements, ses lois et ses ordonnances, afin que tu vives... Choisis donc la vie afin que tu vives 34 .
Veux-tu te demander – avec moi qui fais aussi mon examen – si tu maintiens immuable et ferme ton choix de Vie? Si, en entendant la voix très aimable de Dieu, qui t’incite à la sainteté, tu réponds librement " oui "? Tournons de nouveau notre regard vers notre Jésus, alors qu’il parlait aux foules dans les villes et les campagnes de Palestine. Il ne cherche pas à s’imposer. Si tu veux être parfait… 35 , dit-il au jeune homme riche. Ce dernier repousse la proposition et l’Évangile nous dit qu’il se retira tout triste – abiit tristis 36 . C’est pourquoi, j’ai parfois qualifié de " pauvre attristé " ce jeune homme riche qui a perdu la joie pour avoir refusé de donner sa liberté.

25 Considérez maintenant le moment sublime où l’archange saint Gabriel annonce à la Sainte Vierge le dessein du Très-Haut. Notre Mère écoute et interroge pour mieux comprendre ce que le Seigneur lui demande. Aussitôt jaillit la réponse ferme: fiat 37 – qu’il me soit fait selon ta parole! – fruit de la meilleure liberté, celle de se décider pour Dieu.
Cette hymne à la liberté palpite dans tous les mystères de notre foi catholique. La Très Sainte Trinité tire le monde et l’homme du néant, dans une libre effusion d’amour. Le Verbe descend du Ciel et prend notre chair, marquée de ce sceau merveilleux de la liberté dans la soumission: Alors j’ai dit: me voici (car c’est de moi qu’il est question dans le rouleau du livre), je viens pour faire, ô Dieu, ta volonté 38 . Quand arrive l’heure fixée par Dieu pour racheter l’humanité de l’esclavage du péché, nous contemplons à Gethsémani Jésus-Christ, qui souffre douloureusement au point de verser des gouttes de sang 39 , et qui accepte spontanément et généreusement le sacrifice que le Père réclame de Lui, semblable à l’agneau qu’on mène à l’abattoir, et à la brebis muette devant ceux qui la tondent 40 . Il l’avait annoncé aux siens dans une des conversations où il épanchait son cœur, afin que ceux qui l’aimaient connussent qu’il était le Chemin – le seul –pour s’approcher du Père: si le Père m’aime, c’est parce que je donne ma vie pour la reprendre. On ne me l’ôte pas, je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner et le pouvoir de la reprendre 41 .

Le sens de la liberté

26 Nous ne comprendrons jamais assez cette liberté de Jésus-Christ, immense, infinie, comme son amour. Mais le trésor très précieux de son généreux holocauste doit nous amener à penser: pourquoi, Seigneur, m’as-tu laissé ce privilège qui me rend capable de suivre tes pas, mais aussi de t’offenser? Nous parvenons ainsi à discerner le bon usage de la liberté quand elle est orientée vers le bien; et son orientation erronée lorsque l’homme use de cette faculté en oubliant l’Amour par excellence et en s’en écartant. La liberté personnelle, que je défends et que je défendrai toujours de toutes mes forces, me conduit à demander avec une totale assurance, tout en étant bien conscient de ma propre faiblesse: qu’attends-tu de moi, Seigneur, pour que moi, volontairement, je l’accomplisse?
Le Christ nous répond lui-même: veritas liberabit vos 42 , la vérité vous rendra libres. Quelle est cette vérité qui, tout au long de notre vie, marque le début et le terme du chemin de la liberté? Je vais vous la résumer, avec la joie et la certitude qui découlent de la relation entre Dieu et ses créatures: nous sommes sortis des mains de Dieu, nous sommes l’objet de la prédilection de la Très Sainte Trinité, nous sommes les enfants d’un Père aussi grand. Je demande à mon Seigneur que nous nous décidions à nous en rendre compte, à nous en réjouir jour après jour, car nous agirons alors comme des personnes libres. Ne l’oubliez pas: celui qui ne se sait pas enfant de Dieu ignore sa vérité la plus intime, et est réduit à agir sans la puissance et la force de ceux qui aiment le Seigneur par dessus toutes choses.
Soyez bien persuadés que, pour gagner le ciel, nous devons nous engager librement, avec une résolution totale, constante et volontaire. Mais la liberté ne se suffit pas à elle-même: elle requiert une direction, un guide. Il n’est pas possible à l’âme de n’être dirigée par personne; c’est pourquoi elle a été rachetée: pour que le Christ " dont le joug est doux et le fardeau léger " (Mt 11, 30) règne sur elle, et non point le diable dont le royaume est odieux 43 .
Repoussez l’erreur de ceux qui se contentent d’une triste vocifération: liberté! liberté! Souvent, ce qui se cache derrière cette clameur, c’est une tragique servitude: car un choix qui préfère l’erreur ne libère pas; le Christ seul libère 44 puisque lui seul est le Chemin, la Vérité et la Vie 45 .

27 Demandons-nous de nouveau en présence de Dieu: Seigneur, pourquoi nous as-tu donné ce pouvoir? Pourquoi as-tu déposé en nous cette faculté de te choisir ou de te repousser? Tu désires que nous usions à bon escient de cette capacité. Seigneur que veux-tu que je fasse 46? Et la réponse vient, claire, précise: tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit 47 .
Voyez-vous ce que je veux dire? La liberté acquiert son sens authentique lorsqu’on l’exerce au service de la vérité qui rachète, lorsqu’on en use pour rechercher l’Amour infini d’un Dieu qui nous libère de toutes les servitudes. Je désire chaque jour plus d’annoncer aux quatre vents cette insondable richesse du chrétien: la liberté de la gloire des enfants de Dieu! 48 C’est en cela que se résume la volonté droite qui nous enseigne à rechercher le bien après l’avoir distingué du mal 49 .
J’aimerais que vous méditiez un point fondamental, qui nous met face à la responsabilité de notre conscience. Personne ne peut choisir à notre place: voici le degré suprême de dignité chez les hommes: qu’ils se dirigent par eux-mêmes et non par un autre vers le bien 50 . Nous sommes nombreux à avoir reçu de nos parents la foi catholique et, par la grâce de Dieu, au moment où nous avons reçu le baptême, à peine nés, la vie surnaturelle a commencé dans notre âme. Mais nous devons renouveler notre détermination d’aimer Dieu par-dessus toutes choses tout au long de notre existence, et même au long de chaque journée. Seul est vraiment chrétien celui qui se soumet au pouvoir du Verbe unique de Dieu 51 , celui qui ne met pas de conditions à cette soumission respectueuse, qui est résolu à adopter, pour résister à la tentation diabolique, la même attitude que le Christ: c’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, c’est à lui seul que tu rendras un culte 52 .

Liberté et don de soi

28 L’amour de Dieu est jaloux; il ne lui plaît pas que l’on vienne à son rendez-vous en posant des conditions: il attend avec impatience le moment où nous nous donnerons totalement à lui, où nous ne garderons plus dans notre cœur de recoins obscurs, auxquels ne parviennent ni la joie ni l’allégresse de la grâce et des dons surnaturels. Mais peut-être penserez-vous: et répondre oui à cet Amour exclusif, n’est-ce pas perdre sa liberté?
Avec l’aide du Seigneur qui, par sa lumière, préside ce moment de prière, je souhaite, pour vous et pour moi, que ce thème soit encore mieux explicité. Nous savons tous par expérience que personne ne peut servir le Christ sans expérimenter la douleur et la fatigue. Nier cette réalité, c’est affirmer que l’on n’a pas rencontré Dieu. L’âme éprise sait, lorsque survient cette douleur, qu’il s’agit d’une impression passagère et elle a tôt fait de découvrir que le joug est doux et le fardeau léger, car c’est lui qui le porte sur ses épaules, tout comme il a embrassé le bois de la Croix lorsque notre bonheur éternel était en jeu 53 . Mais il est des hommes qui ne comprennent pas, qui élèvent contre le Créateur un cri de rébellion – de rébellion impuissante, mesquine, triste – qui répètent aveuglément la plainte inutile que recueille le Psaume: brisons leurs entraves et jetons loin de nous leurs chaînes 54 . Ils se refusent à accomplir, dans un silence héroïque, avec naturel, sans éclat et sans lamentations, la dure tâche de chaque jour. Ils ne comprennent pas que, même lorsqu’elle se présente sous des aspects de douleur, d’une exigence qui blesse, la Volonté divine coïncide exactement avec la liberté, qui ne réside qu’en Dieu et en ses desseins.

29 Ce sont des âmes qui dressent des barricades avec la liberté. Ma liberté! ma liberté! Ils l’ont et n’en usent pas; ils la regardent, ils la dressent comme une idole de terre à l’intérieur de leur entendement mesquin. S’agit-il vraiment de la liberté? Quel profit tirent-ils de cette richesse s’ils n’ont pas pris un engagement sérieux qui oriente toute leur existence? Un tel comportement va à l’encontre de la dignité, de la noblesse de la personne humaine. Il y manque l’itinéraire, le chemin dégagé qui donne leur sens aux pas sur la terre: et ce sont ces âmes –vous en avez connu comme moi – qui, ensuite, se laisseront entraîner par la vanité puérile, par la présomption égoïste, par la sensualité.
Leur liberté reste stérile, ou bien elle produit des fruits ridicules, même d’un point de vue purement humain. Celui qui ne choisit pas, en pleine liberté, une règle de conduite droite finit tôt ou tard par se laisser gouverner par les autres, vit dans l’indolence – en parasite – soumis à ce que les autres détermineront. Il s’exposera à être ballotté à tout vent et d’autres décideront toujours pour lui. Ce sont des nuages sans eau, poussés de-ci, de-là par les vents, des arbres d’automne sans fruits, deux fois morts, sans racines 55 , même s’ils se cachent derrière un continuel bavardage ou derrière des palliatifs par lesquels ils tentent d’estomper leur manque de caractère, de courage et d’honneur.
Mais personne ne me contraint! répètent-ils obstinément. Personne? Tous contraignent cette liberté illusoire, qui n’ose pas accepter les conséquences d’actes libres, personnels et en assumer la responsabilité. Là où l’amour de Dieu fait défaut, règne une absence totale d’exercice individuel et responsable de la liberté personnelle, et – malgré les apparences – tout n’est que contrainte. L’indécis, l’irrésolu est tel une matière plastique à la merci des circonstances. N’importe qui le façonne selon son bon plaisir, à commencer par les passions et les pires tendances de la nature blessée par le péché.

30 Rappelez-vous la parabole des talents. Le serviteur qui n’en avait reçu qu’un aurait pu en faire un bon usage, comme ses compagnons, faire en sorte qu’il produise, en tirant parti de ses capacités. Or, que décide-t-il? Il craint de perdre le talent. Fort bien. Mais ensuite? Il l’enterre 56! Et ce trésor ne produit pas de fruit.
N’oublions jamais ce cas de peur maladive de se servir honorablement de sa capacité de travail, de son intelligence, de sa volonté, de l’homme tout entier. Je l’enterre, semble affirmer ce malheureux, mais ma liberté est sauve! Non. Sa liberté a penché pour quelque chose de très concret, pour la sécheresse la plus pauvre et la plus aride. Elle a pris parti, car elle ne pouvait faire autrement que de choisir; mais elle a mal choisi.
Il n’y a rien de plus faux que d’opposer la liberté au don de soi, car le don de soi est une conséquence de la liberté. Considérez que lorsqu’une mère se sacrifie pour ses enfants, elle a choisi; et c’est à la mesure de cet amour que se manifestera sa liberté. Plus cet amour est grand, plus la liberté sera féconde; et le bonheur de ses enfants provient de cette liberté bénie (qui implique le don de soi), il procède de ce don de soi béni qui est justement la liberté.

31 Mais, me demanderez-vous, lorsque nous aurons atteint ce que nous aimons de toute notre âme, nous ne continuerons plus à chercher. La liberté aura-t-elle disparu? Je vous assure qu’elle sera alors plus opérante que jamais, car l’amour ne se contente pas d’un accomplissement routinier, et n’est guère compatible non plus avec la lassitude ou avec l’apathie. Aimer, c’est recommencer chaque jour à servir, avec des oeuvres d’amour.
J’insiste, et je voudrais l’imprimer en lettres de feu en chacun de vous, pour dire que la liberté et le don de soi ne se contredisent pas, mais qu’ils se soutiennent mutuellement. On ne donne sa liberté que par amour; je ne conçois pas d’autre type de détachement. Ce n’est pas là un jeu de mots plus ou moins réussi. Quand on se donne volontairement, la liberté renouvelle l’amour à chaque instant. Or se renouveler, c’est être continuellement jeune, généreux, capable de grands idéaux et de grands sacrifices. Quelle n’a pas été ma joie, quand j’ai appris qu’en portugais on appelle les jeunes os novos. C est bien ce qu’ils sont, en effet. Je vous rapporte cette anecdote parce que j’ai un bon nombre d’années derrière moi. Pourtant lorsque je prie, au pied de l’autel, le Dieu qui réjouit ma jeunesse 57 , je me sens très jeune et je sais que je ne me considérerai jamais vieux. Si je demeure fidèle à mon Dieu, l’Amour me vivifiera continuellement: ma jeunesse se renouvellera comme celle de l’aigle 58 .
Nous nous lions par amour de la liberté. Seul l’orgueil donne à ces liens le poids d’une chaîne. La vraie humilité que nous enseigne Celui qui est doux et humble de cœur nous montre que son joug est doux et son fardeau léger 59: le joug c’est la liberté, le joug c’est l’amour, le joug c’est l’unité, le joug c’est la vie qu’il nous a gagnée sur la Croix.

La liberté des consciences

32 Tout au long de mes années de sacerdoce, je n’ai cessé de prêcher – que dis-je, de crier – mon amour de la liberté personnelle. Et je remarque chez certains un air de méfiance, comme s’ils craignaient que la défense de la liberté ne recelât un danger pour la foi. Que ces pusillanimes se rassurent. Seule une interprétation erronée de la liberté porte atteinte à la foi, d’une liberté dépourvue de tout but, de toute forme objective, de toute loi, de toute responsabilité. En un mot, le libertinage. Malheureusement, c’est ce que quelques uns défendent; or, c’est cette revendication qui constitue une atteinte à la foi.
C’est pourquoi il n’est pas exact de parler de liberté de conscience, car cela revient à juger comme moralement bon le fait que l’homme repousse Dieu. Nous avons déjà rappelé que nous pouvons nous opposer aux desseins rédempteurs du Seigneur, nous pouvons le faire, mais nous ne le devons pas. Si quelqu’un adoptait délibérément cette attitude, il pécherait car il transgresserait le premier et le plus fondamental des commandements: tu aimeras Yahvé de tout ton cœur 60 .
Quant à moi, je défends de toutes mes forces la liberté des consciences 61 , selon laquelle il n’est permis à personne d’empêcher que la créature rende à Dieu le culte qui lui est dû. Il faut respecter la soif légitime de vérité: l’homme a l’obligation grave de chercher le Seigneur, de le connaître et de l’adorer, mais personne sur la terre ne doit se permettre d’imposer au prochain la pratique d’une foi qu’il n’a pas; de même que personne ne peut s’arroger le droit de faire du tort à celui qui l’a reçue de Dieu.

33 Notre Sainte Mère l’Église s’est toujours prononcée pour la liberté et a rejeté tous les fatalismes, anciens et moins anciens. Elle a souligné que chaque âme est maîtresse de son destin, pour le bien ou pour le mal: et ceux qui ne se sont pas écartés du bien iront à la vie éternelle; et ceux qui ont commis le mal au feu éternel 62 . Nous sommes toujours impressionnés de découvrir en nous tous, en toi et en moi, cette terrible capacité, bien qu’elle soit en même temps le signe de notre noblesse. Il est tellement vrai que le péché est un mal voulu qu’il ne serait nullement péché s’il n’avait son principe dans la volonté: cette affirmation revêt une telle évidence qu’elle fait l’unanimité du petit nombre de sages et du grand nombre d’ignorants qui habitent le monde 63 .
J’élève de nouveau mon cœur en action de grâces vers mon Dieu, mon Seigneur, car rien ne l’empêchait de nous créer impeccables, doués d’un élan irrésistible vers le bien, mais il a jugé que ses serviteurs seraient meilleurs s’ils le servaient librement 64 . Quelle grandeur il y a dans l’amour et la miséricorde de notre Père! Face à la réalité de ses folies divines pour ses enfants, j’aimerais avoir mille bouches, mille cœurs, et plus encore, afin de vivre dans une continuelle louange de Dieu le Père, de Dieu le Fils, de Dieu le Saint Esprit. Songez que le Tout Puissant, Celui qui, par sa Providence, gouverne l’Univers, ne veut pas de serviteurs contraints et forcés, mais qu’il préfère avoir des enfants libres. Bien que nous naissions proni ad peccatum, enclins au péché par la chute du premier couple, il a mis dans l’âme de chacun de nous une étincelle de son intelligence infinie, l’attrait du bien, une soif de paix sans fin. Et il nous amène à comprendre que nous atteignons la vérité, la félicité et la liberté lorsque nous nous efforçons de faire germer en nous cette semence de vie éternelle.

34 Répondre non à Dieu, repousser ce principe de félicité nouvelle et éternelle, voilà qui relève du pouvoir de la créature. Mais si elle agit ainsi, elle cesse d’être fille pour devenir esclave. Toute créature est telle qu’il convient à sa nature; c’est pourquoi, lorsque l’une d’elles recherche quelque chose d’étranger, elle n’agit pas selon sa propre manière d’être, mais sous une impulsion étrangère; et cela est servile. L’homme est rationnel par nature. Lorsqu’il se comporte selon la raison, il procède de son propre mouvement, conformément à ce qu’il est: et cela est le propre de la liberté. Lorsqu’il pèche, il agit hors de la raison; il se laisse alors conduire par un autre: il est sujet, retenu en des confins étrangers: c’est pourquoi, celui qui accepte le péché est l’esclave du péché (Jn 8, 34) 65 .
Permettez moi d’insister sur ce point. Il est évident, et nous pouvons le constater fréquemment autour de nous et en nous mêmes, qu’aucun homme n’échappe à une certaine servitude. Les uns se prosternent devant l’argent; d’autres adorent le pouvoir; d’autres la relative tranquillité du scepticisme; d’autres découvrent leur veau d’or dans la sensualité. Il en va de même des choses nobles. Nous pouvons nous adonner à une tâche, à une entreprise de dimensions plus ou moins grandes, à l’accomplissement d’un travail scientifique, artistique, littéraire, spirituel. S’il y met de l’acharnement, s’il est pris d’ une véritable passion, celui qui s’y adonne vit en esclave, et il se consacre avec joie au service de la finalité de son labeur.

35 Esclavage pour esclavage, si, de toute façon, nous devons servir, puisque la condition humaine, que nous l’admettions ou non, consiste en cela, il n’est rien de meilleur que de se savoir esclaves de Dieu par Amour. Car nous perdons alors la condition d’esclaves; nous devenons des amis, des fils. C’est en cela qu’apparaît la différence: nous faisons face aux honnêtes occupations du monde avec la même passion, le même enthousiasme que les autres, mais avec la paix au fond de l’âme; avec joie et sérénité, y compris dans les contradictions, car nous ne mettons pas notre confiance dans ce qui passe, mais dans ce qui reste pour toujours. Nous ne sommes pas les enfants d’une servante mais de la femme libre 66 .
D’où nous vient cette liberté? Du Christ notre Seigneur. C’est la liberté par laquelle il nous a rachetés 67 . C’est pourquoi il enseigne que si donc le Fils vous affranchit, vous serez réellement libres 68 . Nous, les chrétiens, nous n’avons pas à emprunter à qui que ce soit le vrai sens de ce don, car seule la liberté chrétienne sauve l’homme.
J’aime parler de l’aventure de la liberté, car c’est ainsi que s’écoule votre vie et la mienne. Librement – comme des enfants et, pardonnez-moi si j’insiste, non comme des esclaves – nous suivons le sentier que le Seigneur a tracé pour chacun de nous. Nous savourons cette facilité de mouvement comme un don de Dieu.
Librement, sans aucune contrainte, parce que j’en ai envie, je me décide pour Dieu. Et je m’engage à servir, à transformer mon existence en un don aux autres, par amour de mon Seigneur Jésus. Cette liberté me pousse à proclamer que rien sur la terre ne me séparera de la charité du Christ 69 .

Responsables devant Dieu

36 Au commencement Dieu a créé l’homme, et il l’a confié à son libre arbitre (Si 15, 14). Il n’en serait pas ainsi s’il n’avait pas de libre choix 70 . Nous sommes responsables devant Dieu de toutes les actions que nous accomplissons librement. Ici, il n’y a pas de place pour l’anonymat. L’homme se trouve face à son Seigneur, et il est en son pouvoir de se résoudre à vivre comme son ami ou comme son ennemi. Ainsi commence le cheminement de la lutte intérieure, qui est l’affaire de toute la vie, car tant que dure le passage sur la terre, nul n’atteint la plénitude de sa liberté.
En outre notre foi chrétienne nous amène à assurer à tous un climat de liberté, en commençant par bannir tout type de contraintes trompeuses dans la présentation de la foi. Si l’on doit nous traîner jusqu’au Christ, nous croyons sans vouloir; on use alors de la violence et non de la liberté. On peut entrer dans l’Église sans le vouloir; on peut s’approcher de l’autel sans le vouloir; on peut, sans le vouloir, recevoir le Sacrement. Mais seul peut croire celui qui le veut 71 . Il est évident qu’une fois parvenu à l’âge de raison, la liberté personnelle est nécessaire pour entrer dans l’Église et pour répondre aux appels continuels que le Seigneur nous adresse.

37 Dans la parabole des invités au festin, le père de famille, informé que certains de ceux qui devaient venir à la fête avaient invoqué des excuses infondées, ordonne à son serviteur: va-t’en par les chemins et le long des clôtures et fais entrer les gens de force – compelle intrare 72 . N’est-ce pas là contraindre les gens? N’est-ce pas user de violence contre la liberté légitime de chaque conscience?
Si nous méditons l’Évangile, et si nous examinons les enseignements de Jésus, nous ne confondrons pas ces ordres avec la contrainte. Voyez comment le Christ insinue toujours: si tu veux être parfait…, si quelqu’un veut venir à ma suite… Ce compelle intrare ne comporte aucune violence, ni physique ni morale. Il reflète la force de l’exemple chrétien qui montre dans sa façon d’être la puissance de Dieu: voyez comment le Père exerce son attraction; il réjouit tout en enseignant, sans imposer de nécessité. C’est ainsi qu’il attire vers lui 73 .
Lorsqu’on respire cette atmosphère de liberté, on comprend que mal agir n’est pas une libération mais un esclavage. Celui qui pèche contre Dieu conserve son libre arbitre quant à la liberté de contrainte, mais il l’a perdu quant à la liberté de faute 74 . Il dira peut-être qu’il s’est comporté conformément à ses préférences, mais quand il voudra parler de liberté, sa voix sonnera faux, car il se sera fait l’esclave de ce qu’il aura choisi, et il aura fait le pire des choix, le choix de l’absence de Dieu, et là, il n’est pas de liberté.

38 Je vous le répète: je n’accepte pas d’autre esclavage que celui de l’Amour de Dieu. Et cela parce que, comme je vous l’ai expliqué en d’autres occasions, la religion est la plus grande révolte de l’homme qui ne tolère pas de vivre comme une bête, qui ne se résigne pas, qui ne s’apaise pas tant qu’elle ne fréquente pas et ne connaît pas son Créateur. Je vous veux rebelles, libres de tout lien, car je vous veux – le Christ nous veut – enfants de Dieu. Esclavage ou filiation divine: voilà le dilemme de notre vie. Ou enfants de Dieu ou esclaves de l’orgueil, de la sensualité, de cet égoïsme angoissé dans lequel tant d’âmes semblent se débattre.
L’Amour de Dieu marque le chemin de la vérité, de la justice, du bien. Lorsque nous nous décidons à répondre au Seigneur . ma liberté est à toi, nous sommes du même coup libérés de toutes les chaînes qui nous liaient à des futilités, à des préoccupations ridicules, à des ambitions mesquines. Et la liberté – ce trésor incalculable, cette perle merveilleuse qu’il serait triste de jeter aux bêtes 75 est tout entière consacrée à apprendre à faire le bien 76 .
Voilà la liberté glorieuse des enfants de Dieu! Les chrétiens qui céderaient au découragement, qui se montreraient timorés ou envieux devant le libertinage de ceux qui n’ont pas accueilli la Parole de Dieu, démontreraient qu’ils ont une piètre idée de notre foi. Si nous accomplissons vraiment la Loi du Christ, si nous nous efforçons de l’accomplir, car nous n’y parviendrons pas toujours, nous nous découvrirons dotés de cette merveilleuse vigueur de l’esprit qui n’a point besoin d’aller chercher ailleurs le sens de la liberté humaine la plus pleine.
Notre foi n’est pas un fardeau ni une limitation. De quelle pauvre idée de la vérité chrétienne ferait preuve celui qui raisonnerait ainsi! En choisissant Dieu nous ne perdons rien, nous gagnons tout: celui qui, au prix de son âme, aura trouvé sa vie la perdra, et celui qui aura perdu sa vie à cause de moi la retrouvera 77 .
Nous avons tiré la carte gagnante et obtenu le premier prix. Lorsque quelque chose nous empêchera de voir cela clairement, nous devrons examiner le fond de notre âme: peut-être avons nous peu de foi, peu de contact personnel avec Dieu, une faible vie de prière. Nous devrons demander au Seigneur, par l’intermédiaire de sa Mère et notre Mère, d’augmenter notre amour pour lui, de nous accorder de goûter la douceur de sa présence. Car c’est seulement en aimant que nous parvenons à la liberté la plus pleine: celle de ne vouloir abandonner jamais, pour toute l’éternité, l’objet de nos amours.

 «    CE TRÉSOR QU’EST LE TEMPS    » 

39 Lorsque je m’adresse à vous, quand nous nous entretenons ensemble avec Dieu notre Seigneur, je poursuis ma prière personnelle à voix haute: j’aime à le rappeler très souvent. Vous devez aussi vous efforcer d’alimenter votre prière dans votre âme, même si pour une raison quelconque, comme celle d’aujourd’hui par exemple, nous sommes tenus de traiter un sujet qui, à première vue, ne nous semble pas tout à fait propre au dialogue d’amour qu’est en fait notre conversation avec le Seigneur. Je dis à première vue, car tout ce qui nous arrive, tout ce qui se passe autour de nous peut et doit faire l’objet de notre méditation.
Je dois vous parler du temps, de ce temps qui fuit. Je ne reprendrai point l’affirmation connue selon laquelle " un an de plus, c’est un an de moins ". Je ne vous conseillerai pas non plus de demander aux gens ce qu’ils pensent du passage des jours. Si vous le faisiez, vous obtiendriez probablement d’eux une réponse du genre: jeunesse, trésor divin, tu t’en vas pour ne plus jamais revenir... Quoique je n’exclue pas que vous entendiez des propos plus chargés de sens surnaturel.
Je ne veux pas non plus m’arrêter à considérer la brièveté de la vie avec des accents nostalgiques. Le caractère éphémère de notre vie terrestre devrait plutôt inciter les chrétiens à mieux profiter de leur temps qu’à craindre Notre Seigneur; moins encore à voir dans la mort une fin désastreuse. L’on a répété de mille façons différentes plus ou moins poétiques, qu’une année qui s’achève c’est, avec la grâce et la miséricorde de Dieu, un pas de plus qui nous rapproche du Ciel, notre Patrie définitive.
En pensant à cette réalité, je comprends très bien les mots que saint Paul adresse aux Corinthiens: tempus breve est! 78 que la durée de notre passage sur terre est brève! Ces mots retentissent au plus profond du cœur de tout chrétien cohérent, comme un reproche face à son manque de générosité, et comme une invitation constante à la loyauté. Il est vraiment court le temps que nous avons pour aimer, pour offrir, pour réparer. Il n’est donc pas juste de le gaspiller, ni de jeter de façon irresponsable ce trésor par la fenêtre: nous ne pouvons pas laisser passer cette étape du monde que Dieu confie à chacun.

40 Ouvrons l’Évangile de saint Matthieu au chapitre vingt-cinq: alors il en sera du Royaume des Cieux comme de dix vierges qui s’en allèrent, munies de leurs lampes, à la rencontre de l’époux. Or cinq d’entre elles étaient sottes et cinq étaient sensées 79 . L’évangéliste rapporte que les vierges sages ont employé utilement leur temps. Elles emmagasinent prudemment l’huile nécessaire, et elles sont prêtes lorsqu’on les appelle: Allez, c’est l’heure! Voici l’époux! sortez à sa rencontre 80! Elles raniment leurs lampes et elles partent toutes joyeuses l’accueillir.
Viendra le jour, qui sera le dernier, et qui ne nous fait pas peur: ayant une ferme confiance en la grâce de Dieu, nous sommes dès maintenant prêts à nous rendre à ce rendez-vous avec le Seigneur, avec notre générosité, notre courage, notre amour des détails, en portant nos lampes allumées, car la grande fête du Ciel nous attend. En effet, nous sommes, mes très chers frères, ceux qui prennent part aux noces du Verbe. Nous qui avons déjà foi en l’Église, qui nous nourrissons de la Sainte Écriture, qui nous réjouissons parce que l’Eglise est unie à Dieu. Demandez-vous maintenant, je vous prie, si vous êtes venus à ces noces avec l’habit nuptial: examinez avec soin vos pensées 81 . Je vous assure, et je m’assure à moi-même, que cet habit de noces sera tissé de l’amour de Dieu que nous aurons su recueillir jusque dans les plus petites tâches. Car seuls ceux qui aiment pensent à soigner les détails jusque dans les actions apparemment sans importance.

41 Mais suivons le fil de la parabole. Et les vierges folles, que font-elles? À partir de ce moment-là, elles s’activent à se préparer pour attendre l’Époux: elles vont acheter de l’huile. Mais elles se sont décidées trop tard et, tandis qu’elles y vont, arriva l’époux: celles qui étaient prêtes entrèrent avec lui dans la salle de noces, et la porte se referma. Finalement les autres vierges arrivèrent aussi et dirent: Seigneur, Seigneur, ouvre-nous 82 ! Elles ne sont certes pas demeurées inactives: elles ont bien essayé de faire quelque chose... Mais elles entendent la voix qui leur répond durement: je ne vous connais pas 83 . Elles pas su, ou n’ont pas voulu se préparer avec l’empressement requis. Elles ont oublié de prendre la précaution raisonnable d’acheter de l’huile en temps voulu. Elles ont manqué de générosité pour aller jusqu’au bout de ce qui leur avait été confié. Elles avaient, en effet, de nombreuses heures devant elles, mais elles les ont gaspillées.
Pensons courageusement à notre vie. Pourquoi parfois ne trouvons-nous pas les minutes nécessaires pour achever avec amour le travail qui nous incombe et qui est le moyen de notre sanctification? Pourquoi négligeons-nous nos obligations familiales? Pourquoi la précipitation survient-elle au moment de prier, d’assister au Saint Sacrifice de la Messe? Pourquoi la sérénité et le calme nous manquent-ils pour accomplir nos devoirs d’état, alors que nous nous attardons sans aucune hâte à suivre nos caprices? En voilà des futilités, me direz-vous. C’est vrai, mais ces petits riens sont justement l’huile, notre huile, qui maintient la flamme vive et la lumière allumée.

Dès la première heure

42 Il en va du Royaume des Cieux comme d’un propriétaire qui sortit au point du jour afin d’embaucher des ouvriers pour sa vigne 84 . Vous connaissez déjà le récit: cet homme revient à plusieurs reprises sur la place pour embaucher des ouvriers. Certains ont été appelés de bon matin; d’autres à la tombée du jour.
Ils reçoivent tous un denier: le salaire que je t’avais promis, c’est-à-dire mon image et ma ressemblance. L’image du Roi est gravée sur le denier 85 . Telle est la miséricorde de Dieu, qui appelle chacun conformément à ses circonstances personnelles parce qu’il veut que tous les hommes soient sauvés 86 . Quant à nous, nous sommes nés chrétiens, nous avons été élevés dans la foi, nous avons été très clairement choisis par le Seigneur. Telle est la réalité. Ainsi, lorsque vous êtes invités à répondre, même si ce n’est qu’à la dernière heure, pouvez-vous rester sur la place publique, à vous dorer au soleil comme nombre de ces ouvriers, parce qu’ils avaient du temps en trop?
Nous n’avons pas trop de temps, pas même une seconde. Et je n’exagère pas. Le travail; le monde est vaste et des millions d’âmes n’ont toujours pas entendu clairement la doctrine du Christ. Je m’adresse à chacun d’entre vous. Si tu as du temps en trop, réfléchis un peu: il est très possible que tu sois plongé dans la tiédeur; ou que, surnaturellement parlant, tu sois infirme. Tu ne bouges plus, tu es immobile et stérile, tu ne fais pas tout le bien que tu devrais transmettre à ceux qui t’entourent, dans ton milieu, dans ton travail, dans ta famille.

43 Peut-être vas-tu me dire: et pourquoi devrais-je m’efforcer? Ce n’est plus moi, mais saint Paul qui te répond: l’amour du Christ nous presse 87 . Tout le temps d’une existence est bien peu de chose pour élargir les frontières de ta charité. Dès les tous premiers commencements de l’Opus Dei, j’ai montré mon grand effort à répéter sans relâche aux âmes généreuses disposées à le mettre en pratique ce cri du Christ: à ceci tous vous reconnaîtront comme mes disciples: à cet amour que vous aurez les uns pour les autres 88 . L’on nous reconnaîtra précisément à cela, parce que la charité est le point de départ de toute activité du chrétien.
Jésus, qui est la pureté même, n’assure pas que l’on reconnaîtra ses disciples à leur vie impeccable. Lui, qui est la sobriété même, qui n’a même pas où reposer sa tête 89 , qui a passé si longtemps à jeûner et à veiller en prière 90 , n’affirme pas à ses apôtres: on vous reconnaîtra à ce que vous n’êtes ni des goinfres ni des buveurs.
La vie pure du Christ était, comme elle l’a été et le sera à toutes les époques, une gifle pour la société d’alors, souvent aussi pourrie que la nôtre. Sa sobriété, un autre coup de fouet pour ceux qui banquetaient continuellement et qui se faisaient vomir après avoir mangé pour pouvoir continuer à manger, accomplissant à la lettre ces mots de saint Paul: ils font de leur ventre un dieu 91 .

44 L’humilité du Seigneur était encore un coup porté à ceux qui passaient leur temps à ne s’occuper que d’eux-mêmes. Étant à Rome, j’ai commenté à plusieurs reprises, et vous me l’avez peut-être entendu dire, que les empereurs et leurs généraux vainqueurs défilaient triomphants, présomptueux, vaniteux, bouffis d’orgueil, sous les arcs aujourd’hui en ruine. Et, en passant sous ces monuments, ils baissaient peut-être la tête, de crainte que leur front majestueux ne heurtât l’arc grandiose. Néanmoins, le Christ, humble, ne précise pas non plus: l’on reconnaîtra que vous êtes mes disciples à ce que vous êtes humbles et modestes.
Remarquez bien qu’au bout de vingt siècles, le commandement du Seigneur conserve toute la force de la nouveauté. Il est comme la lettre d’introduction du véritable fils de Dieu. Tout au long de ma vie sacerdotale, j’ai prêché à de très nombreuses reprises que ce commandement continue malheureusement d’être nouveau pour bien des gens, parce qu’ils ne se sont jamais ou presque jamais efforcés de le mettre en pratique: c’est triste, mais c’est ainsi. Or, il est très clair que l’affirmation du Messie est catégorique: c’est à cela que l’on vous reconnaîtra, à ce que vous vous aimez les uns les autres! C’est pour cela que j’éprouve constamment le besoin de rappeler ces mots du Seigneur. Saint Paul ajoute: portez les fardeaux les uns des autres et accomplissez ainsi la loi du Christ 92 . Des moments perdus, peut-être avec la fausse excuse que tu as du temps en trop... Alors que tant de tes frères, de tes amis sont surchargés de travail! Aide-les avec délicatesse, avec amabilité, le sourire aux lèvres, aide-les de sorte qu’il leur soit presque impossible de s’en rendre compte. Qu’ils ne puissent même pas se montrer reconnaissants, tant la discrète finesse de ta charité saura passer inaperçue.
Nous n’avons pas eu un instant de libre, devaient se dire ces pauvres vierges qui portaient leurs lampes vides. Les ouvriers sur la place ne savent que faire du plus clair de leur journée, parce qu’ils ne se sentent pas obligés de rendre service, alors que la recherche du Seigneur est continuelle, pressante, depuis la première heure. Accueillons-le répondons oui, et supportons par amour – ce qui n’est alors plus réellement supporter – le poids du jour et de la chaleur 93 .

Donner des fruits pour Dieu

45 Considérons maintenant la parabole de cet homme qui, partant pour l’étranger, appela ses serviteurs et leur confia sa fortune 94 . Il confie à chacun une somme différente, pour qu’il la gère en son absence. Arrêtons-nous, si vous le voulez bien, à celui qui a accepté un talent. Son comportement est, pourrait-on dire, mesquin. Se mettant à réfléchir, il raisonne avec son peu de jugeote avant de se décider, puis il s’en alla faire un trou en terre et enfouit l’argent de son maître 95 .
À quoi cet homme s’occupera-t-il ensuite puisqu’il a abandonné son instrument de travail? En irresponsable, il a opté pour la solution commode de ne rendre que ce qu’il a reçu. Il se consacrera à tuer les minutes, les heures, les jours, les mois, les années, la vie! Les autres se donnent beaucoup de mal, négocient, se préoccupent noblement de rendre à leur maître davantage que ce qu’ils ont reçu, le fruit légitime, parce que la recommandation a été très concrète: negotiamini dum venio 96 , chargez-vous de ce travail pour obtenir un profit jusqu’à ce que votre maître revienne. Lui, en revanche, il n’en fait rien; cet homme gâche son existence.

46 Comme il est dommage de ne vivre que pour tuer son temps, ce trésor de Dieu! Rien ne saurait excuser un tel comportement. Que personne ne dise: je ne dispose que d’un talent, je ne peux rien obtenir. Avec un seul talent tu peux aussi agir de façon méritoire 97 . Triste chose que de ne pas tirer parti, un véritable rendement, de toutes les capacités, petites ou grandes, que Dieu accorde à l’homme pour qu’il se consacre à servir les âmes et la société!
Lorsque, par égoïsme, le chrétien se retranche, qu’il se cache, qu’il se désintéresse, en un mot lorsqu’il tue son temps, il risque fort de tuer son ciel. Celui qui aime Dieu ne se borne pas seulement à mettre tout ce qu’il possède, tout ce qu’il est, au service du Christ: il se donne lui-même. Il n’a pas cet esprit terre à terre qui ne lui fait voir son moi dans sa santé, son nom, sa carrière.

47 Moi, moi, moi... Combien pensent, disent et agissent ainsi! Que c’est désagréable! Saint Jérôme commente que ce dont nous parle l’Écriture – " pour chercher des excuses aux péchés (Sal 141, 4) " – se réalise vraiment chez ceux qui ajoutent la paresse et la négligence à ce péché d’orgueil 98 .
C’est l’orgueil qui décline continuellement ce moi, moi, moi... Un vice qui fait de l’homme une créature stérile, qui anéantit son envie de travailler pour Dieu, qui l’amène à ne pas savoir profiter de son temps. Ne perds pas ton efficacité, écrase en revanche ton égoïsme. Ta vie pour toi? Ta vie pour Dieu, pour le bien de tous les hommes, par amour du Seigneur. Déterre ce talent! Fais-le produire, et tu savoureras alors la joie de constater que, dans cette affaire surnaturelle, il importe peu que le résultat n’ait pas sur terre un éclat que les hommes puissent admirer. L’essentiel c’est de livrer tout ce que nous sommes et ce que nous avons, de nous efforcer de faire produire le talent et de nous acharner constamment à produire du bon fruit.
Dieu nous accorde peut-être une année de plus pour le servir. Ne pense pas à cinq années, ni à deux. Ne regarde que celle-ci: une année que nous venons d’entamer. Remettons-la donc au Seigneur, ne l’enterrons pas. Telle doit être notre détermination.

Près de la vigne

48 Un homme était propriétaire, et il planta une vigne; il l’entoura d’une clôture, y creusa un pressoir et y bâtit une tour; puis il la loua à des vignerons et partit pour l’étranger 99 .
J’aimerais que nous méditions les enseignements de cette parabole, du point de vue qui nous intéresse ici. La tradition a vu dans ce récit une image du destin du peuple élu de Dieu; et elle nous a montré avant tout comment nous répondons par l’infidélité et le manque de reconnaissance à tant d’amour du Seigneur.
Je veux m’arrêter concrètement à ces mots: il partit pour l’étranger. J’en conclus tout de suite que les chrétiens ne doivent pas quitter la vigne où le Seigneur les a placés. Nous devons employer nos forces à cette tâche, dans les limites de cette clôture, travailler au pressoir et, une fois le travail quotidien terminé, nous reposer dans cette tour. Si nous nous laissions entraîner par la commodité, cela reviendrait à répondre au Christ: attention, mes années sont pour moi et non pour toi! Je ne veux pas me décider à m’occuper de ta vigne.

49 Le Seigneur nous a offert la vie, les sens, les facultés, des grâces sans nombre; nous n’avons pas le droit d’oublier que nous sommes des ouvriers, parmi tant d’autres, dans cette propriété où il nous a placés pour prendre part à l’effort d’apporter la nourriture aux autres. C’est là notre place: à l’intérieur de ces limites-là; nous devons nous y dépenser quotidiennement avec Lui, en l’aidant dans son travail rédempteur 100 .
Permettez-moi d’insister: ton temps pour toi? Ton temps pour Dieu! Il se peut que, par la miséricorde du Seigneur, cet égoïsme-là ne soit pas pour le moment entré dans ton âme. Je te parle pour le cas où ton cœur viendrait à flancher dans sa foi au Christ. Je te demande alors – Dieu te demande – d’être fidèle à ton effort, de maîtriser ton orgueil, d’assujettir ton imagination, de ne pas te permettre la légèreté de t’en aller, de déserter.
Ces ouvriers, au milieu de la place, avaient toute la journée en trop. Celui qui enfouit son talent dans la terre voulait tuer les heures; celui qui devait s’occuper de la vigne s’en va ailleurs. Ils présentent tous un point commun: ils sont insensibles à la grande tâche que le Seigneur a confiée à chacun des chrétiens, tâche qui consiste à se considérer et à se comporter comme ses instruments pour coracheter avec lui l’humanité, celle de dépenser sa vie tout entière à se sacrifier joyeusement, en se vouant au bien des âmes.

Le figuier stérile

50 C’est également saint Matthieu qui nous rapporte que Jésus, à son retour de Béthanie, eut faim 101 . Le Christ m’émeut toujours, spécialement quand je vois qu’il est un homme vrai, parfait, tout en étant aussi Dieu parfait, pour nous apprendre à nous servir de notre indigence et de nos faiblesses naturelles. Nous pouvons ainsi nous offrir totalement, tels que nous sommes, au Père, qui accepte volontiers cet holocauste.
Il avait faim; le Créateur de l’univers, le Seigneur de toutes choses a faim! Seigneur, je te remercie d’avoir fait que, par inspiration divine, l’auteur sacré ait relevé dans ce passage ce détail, qui m’oblige à t’aimer davantage, ce qui m’encourage à souhaiter ardemment contempler ta Très Sainte Humanité! Perfectus Deus, perfectus homo 102 , Dieu parfait et Homme parfait, en chair et en os, comme vous et moi.

51 Jésus avait beaucoup travaillé la veille et, chemin faisant, il a faim. Poussé par cette nécessité, il va vers le figuier qui, au loin, montre un feuillage splendide. Saint Marc nous rapporte que ce n’était pas l’époque des figues 103 , mais Notre Seigneur s’approche pour en cueillir, sachant très bien qu’il n’en trouverait pas en cette saison. Néanmoins, constatant la stérilité de l’arbre dans son apparente fécondité, dans son abondance de feuilles, il ordonne: Que jamais plus personne ne mange de tes fruits! 104
Parole dure en vérité! Que jamais plus tu ne portes de fruits! Quelle dut être la réaction des disciples, surtout s’ils songeaient que c’était la Sagesse de Dieu qui parlait! Jésus maudit cet arbre, parce qu’il n’y a trouvé qu’une apparence de fécondité, que du feuillage. Nous apprenons ainsi qu’il n’y a pas d’excuse à l’inefficacité. Il se peut que l’on dise: " Je n’ai pas les connaissances requises... " Il n’y a pas d’excuse! Ou que l’on affirme: " C’est que la maladie, c’est que mon talent n’est pas grand, c’est que les conditions ne sont pas favorables, c’est que le milieu.. " Ces excuses ne tiennent pas davantage! Malheur à qui se pare du feuillage d’un faux apostolat, à qui fait ostentation de la frondaison d’une vie apparemment féconde, sans essayer sincèrement de porter du fruit! Il donne l’impression de profiter de son temps, d’agir, d’organiser, d’inventer de nouvelles méthodes pour tout résoudre... Mais il est improductif. Personne ne se nourrira de ses œuvres parce qu’elles manquent de sève surnaturelle.
Demandons au Seigneur de faire de nous des âmes disposées à travailler d’une façon héroïquement féconde. Car le monde est rempli de gens qui, lorsque l’on s’en approche, ne donnent que des feuilles, grandes, luisantes, brillantes. Du feuillage, seulement du feuillage et rien d’autre! Et les âmes se tournent vers nous dans l’espoir de rassasier leur faim, qui est une faim de Dieu. Nous ne saurions oublier que nous disposons de tous les moyens: la doctrine suffisante, et la grâce du Seigneur, malgré nos misères.

52 Je vous rappelle à nouveau qu’il nous reste peu de temps; tempus breve est 105 , parce que la vie sur cette terre est courte et que, possédant tous ces moyens-là, nous n’avons besoin que de bonne volonté pour profiter des occasions que Dieu nous a accordées. Depuis que Notre Seigneur est venu dans ce monde, l’ère favorable, le jour du salut 106 a commencé pour nous et pour tous. Que Dieu notre Père n’ait point à nous adresser ce reproche qu’il a déjà exprimé par la bouche de Jérémie: même la cigogne dans le ciel connaît sa saison, la tourterelle, l’hirondelle et la grue observent le temps de leur migration. Et mon peuple ne connaît pas le droit de Yahvé 107!
Point de jours fastes, point de jours néfastes: tous les jours sont bons pour servir Dieu. Les mauvaises journées n’apparaissent que lorsque l’homme les gâche par son manque de foi, par sa paresse, par sa nonchalance qui le porte à ne pas travailler avec Dieu, pour Dieu. Je louerai le Seigneur en toutes circonstances 108! Le temps est un trésor qui file, qui fuit, qui coule entre nos mains telle l’eau sur les rochers élevés. Hier est passé et aujourd’hui est en train de passer. Nos lendemains deviennent bien vite d’autres hier. La durée d’une vie est bien courte. Cependant, que de choses à réaliser dans ce court laps de temps, par amour de Dieu!
Aucune excuse ne tiendra bon. Le Seigneur a tout fait pour nous: il nous a patiemment instruits avec des paraboles, il nous a expliqué ses commandements, et il a insisté sans se lasser. Il peut nous demander, comme à Philippe: voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe 109? Le moment est arrivé de travailler pour de bon, d’occuper tous les instants de la journée, de supporter de bon cœur, dans la joie, le poids du jour et de la chaleur 110 .

Aux affaires de notre Père

53 Je pense qu’un passage du deuxième chapitre de saint Luc nous aidera à mieux terminer notre méditation. Le Christ est un enfant. Grande est la douleur de sa Mère et celle de saint Joseph, car, au retour de Jérusalem, il ne se trouvait ni avec les siens, ni avec ses amis! Et quelle n’est pas leur joie quand ils l’aperçoivent de loin, en train d’instruire les docteurs d’Israël! Mais voyez l’apparente dureté des propos qui sortent de la bouche du Fils, quand il répond à sa Mère: pourquoi me cherchiez-vous 111?
N’était-il pas logique qu’ils le cherchent? Les cœurs qui savent ce que c’est que de perdre le Christ puis de le retrouver sont à même de le comprendre... Et pourquoi me cherchiez-vous? Ne saviez-vous que je me dois aux affaires de mon Père 112? Ne saviez-vous pas que je dois consacrer tout mon temps à mon Père du ciel?

54 Voilà donc le fruit de notre prière d’aujourd’hui: nous convaincre que notre vie sur la terre est pour Dieu, en toutes circonstances et en toutes saisons, qu’elle est un trésor de gloire, une antichambre du Ciel; qu’elle est entre nos mains une richesse que nous devons administrer avec sens des responsabilités face aux hommes et face à Dieu, sans qu’il nous faille pour autant changer d’état, au beau milieu de la rue, en sanctifiant notre profession ou notre métier, notre vie familiale, nos relations sociales, toute l’activité qui semble n’être que terrestre.
À vingt-six ans, lorsque j’ai découvert dans toute sa profondeur l’appel à servir le Seigneur dans l’Opus Dei, je lui demandai de toute mon âme de m’accorder quatre-vingts ans de gravité. Je demandais à mon Dieu ces années en plus, avec la naïveté enfantine du débutant, pour savoir utiliser mon temps, pour apprendre à profiter de chaque minute, à son service. Le Seigneur sait octroyer ces richesses-là. Sans doute toi et moi, nous arriverons un jour à dire: Plus que les anciens, j’ai l’intelligence, car tes préceptes, je les garde 113 . La jeunesse n’est pas forcément l’insouciance, pas plus que les cheveux blancs n’entraînent obligatoirement prudence et sagesse.
Ayons recours ensemble à la Mère du Christ. Notre Mère, vous qui avez vu grandir Jésus, qui l’avez vu mettre à profit son passage parmi les hommes, apprenez-moi à employer mes journées au service de l’Église et des âmes; apprenez-moi à écouter, au plus intime de mon cœur, comme un reproche affectueux, ô ma Douce Mère, chaque fois qu’il le faudra, que mon temps n’est point à moi, parce qu’il appartient à Notre Père qui est au cieux.

 «    TRAVAIL DE DIEU    » 

Homélie prononcée le 6 septembre 1941

55 Commencer est à la portée de beaucoup, finir, à celle d’un petit nombre. Nous qui nous efforçons de nous comporter en enfants de Dieu, nous devons faire partie de ce petit nombre. Ne l’oubliez pas: seules les tâches qui sont finies avec amour, bien achevées, méritent l’éloge du Seigneur tel qu’on peut le lire dans la Sainte Écriture: Mieux vaut la fin d’une chose que son début 114 .
Peut-être m’avez-vous déjà entendu raconter cette anecdote au cours d’autres causeries; je tiens quand même à vous la rappeler, parce qu’elle est très parlante et très instructive. Il m’est arrivé, un jour, de chercher dans le Rituel Romain la formule pour bénir la dernière pierre d’un édifice, la plus importante, car elle rassemble, symboliquement, le travail dur, acharné et persévérant de bien des personnes, pendant de longues années. Quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’il n’y en avait pas, et que je devais me contenter d’une benedictio ad omnia, d’une bénédiction générique. Il me semblait difficile, je l’avoue, d’admettre l’existence d’une telle lacune, et je me remis à lire lentement, mais en vain, l’index du Rituel.
Bien des chrétiens ne sont plus convaincus que la vie intègre que le Seigneur réclame de ses enfants exige qu’ils apportent un soin tout particulier à exécuter leurs tâches individuelles, qu’ils doivent sanctifier ces tâches en descendant jusqu’aux moindres détails.
Nous ne pouvons pas offrir au Seigneur quelque chose qui, dans les limites de notre pauvre humanité, ne serait pas parfait, sans tache, soigneusement accompli, même dans les détails les plus infimes: Dieu n’accepte pas ce qui est bâclé. Vous n’offrirez rien qui ait une tare, nous enjoint la Sainte Écriture, car cela ne vous ferait pas agréer de Dieu 115 . C’est pourquoi, le travail de chacun d’entre nous, cette tâche qui occupe nos journées et nos énergies, doit être une offrande digne du Créateur, operatio Dei, travail de Dieu et pour Dieu: en un mot, une activité bien accomplie, irréprochable.

56 Parmi les nombreux éloges de Jésus que prononcèrent ceux qui furent les témoins de sa vie, je vous demande d’en retenir un qui, d’une certaine manière, les comprend tous. Je veux parler de l’exclamation, empreinte d’accents d’étonnement et d’enthousiasme, que la multitude reprenait spontanément lorsqu’elle assistait, ébahie, à ses miracles: bene omnia fecit 116 . Il a fait toutes choses admirablement bien, aussi bien les grands prodiges que les menus détails de la vie quotidienne qui n’ont ébloui personne, mais que le Christ a réalisés avec la plénitude de celui qui est perfectus Deus, perfectus homo 117 , Dieu parfait et homme parfait.
C’est de la vie tout entière du Seigneur que je suis épris. J’ai en outre une faiblesse toute particulière pour ses trente ans de vie cachée à Bethléem, en Égypte et à Nazareth. Cette période, cette longue période, dont il est à peine question dans l’Évangile, semble dépourvue de signification particulière pour ceux qui l’envisagent de façon superficielle. Pourtant, j’ai toujours soutenu que ce silence sur la biographie du Maître est très éloquent, et qu’il renferme de merveilleux enseignements pour les chrétiens. Ce furent des années intenses de travail et de prière; Jésus-Christ menait une existence ordinaire – semblable à la nôtre, si l’on veut – tout à la fois divine et humaine. Il accomplissait tout à la perfection, aussi bien dans l’atelier modeste et ignoré de l’artisan que, plus tard, en présence des foules.

Le travail, participation du pouvoir divin

57 Dès le début de la Création, l’homme a dû travailler. Ce n’est pas moi qui l’invente. Il suffit d’ouvrir la sainte Bible. Dès les premières pages – avant même que le péché ne fasse son apparition dans l’humanité et, en conséquence de cette offense, la mort, les souffrances et les misères 118 –, on peut y lire que Dieu fit Adam avec la glaise du sol et créa, pour lui et pour sa descendance, ce monde si beau ut operaretur et custodiret illum 119 , pour qu’il le travaillât et en fût le gardien.
Nous devons donc être pleinement convaincus que le travail est une réalité magnifique, qui s’impose à nous comme une loi inexorable à laquelle nous sommes tous soumis d’une manière ou d’une autre, bien que certains prétendent s’en exempter. Retenez bien ceci: cette obligation n’est pas née comme une séquelle du péché originel; il ne s’agit pas davantage d’une trouvaille des temps modernes. C’est un moyen nécessaire que Dieu nous confie sur cette terre, en allongeant la durée de notre vie, et aussi en nous associant à son pouvoir créateur, afin que nous gagnions notre nourriture tout en récoltant du grain pour la vie éternelle 120 ; l’homme est né pour travailler, comme les oiseaux pour voler 121 .
À cela vous me répondrez que bien des siècles se sont écoulés, et que ceux qui pensent ainsi sont bien peu nombreux; que la plupart, peut-être, sont mus par des motivations très diverses: les uns, par l’argent; d’autres, par une famille à entretenir; d’autres, par le désir d’obtenir une situation sociale déterminée, de développer leurs capacités, de satisfaire leurs passions déréglées, de contribuer au progrès social. Bref, en général, ils envisagent leurs occupations comme une nécessité dont ils ne peuvent s’évader.
Face à cette vision des choses étriquée, égoïste, terre à terre, nous devons, toi et moi, nous rappeler et rappeler aux autres que nous sommes des enfants de Dieu auxquels notre Père a adressé une invitation identique à celle que reçurent les personnages de la parabole évangélique: mon enfant, va-t’en aujourd’hui travailler à ma vigne 122 . Je vous assure que si nous nous efforçons, jour après jour, d’envisager nos obligations personnelles comme une requête divine, nous apprendrons à terminer notre travail avec la plus grande perfection humaine et surnaturelle dont nous serons capables. Il se pourrait que nous nous rebellions, un jour, comme l’aîné qui répondit: je ne veux pas 123 . Mais nous saurons réagir, repentis, et nous nous consacrerons alors avec une ardeur renouvelée à l’accomplissement de notre devoir.

58 Si la seule présence d’une personne d’un rang élevé et digne d’estime suffit pour que ceux qui sont avec elle améliorent leur conduite, comment se fait-il que la présence de Dieu, qui est constante, répandue partout, connue de nos facultés et aimée avec reconnaissance, ne nous rende pas toujours meilleurs dans toutes nos paroles, dans toutes nos actions et dans tous nos sentiments? 124 Si cette réalité d’un Dieu qui nous voit était bien gravée dans notre conscience, et si nous nous rendions compte que tout notre travail, absolument tout, car rien n’échappe à son regard, se déroule en sa présence, quel soin n’apporterions-nous pas à terminer notre travail, et comme nos réactions seraient différentes! Tel est le secret de la sainteté que je prêche depuis tant d’années: Dieu nous a tous appelés à l’imiter; et il nous a appelés, vous et moi, pour que, vivant au milieu du monde – étant des gens de la rue –, nous sachions placer le Christ notre Seigneur au sommet de toutes les activités honnêtes de l’homme.
Maintenant, vous êtes mieux à même de comprendre que si l’un d’entre vous n’aimait pas le travail, celui qui lui revient! s’il ne se sentait pas authentiquement engagé, pour la sanctifier, dans une des nobles occupations terrestres, s’il n’avait pas de vocation professionnelle, il ne parviendrait jamais à saisir en profondeur la racine surnaturelle de la doctrine que vous expose le prêtre qui vous parle. Il lui manquerait, en effet, une condition indispensable: celle d’être un travailleur.

59 Et je vous préviens, sans aucune vanité de ma part, que je me rends tout de suite compte si ma conversation tombe dans l’oreille d’un sourd ou si elle glisse sur celui qui m’écoute. Permettez-moi de vous ouvrir mon cœur, et vous m’aiderez ainsi à rendre grâces à Dieu. Quand, en 1928, j’ai vu ce que le Seigneur attendait de moi, je me suis mis aussitôt au travail. À cette époque-là – merci mon Dieu, car il a fallu souffrir beaucoup et aimer beaucoup – à cette époque-là on m’a pris pour un fou; d’autres, dans un excès de compréhension, m’appelaient rêveur, mais rêveur de rêves impossibles. En dépit de tout, et malgré ma misère personnelle, j’ai poursuivi ma tâche sans me décourager. Parce que cela ne venait pas de moi, un chemin s’est ouvert au milieu des difficultés. Aujourd’hui, c’est une réalité répandue sur toute la terre, d’un pôle à l’autre. Et si elle semble tellement naturelle au plus grand nombre, c’est que le Seigneur a fait en sorte qu’on la reconnaisse comme sienne.
Je vous disais donc que j’ai à peine échangé deux mots avec quelqu’un que je me rends compte s’il me comprend ou non. Je ne suis pas comme la poule qui couve sa couvée et à qui une main étrangère fait endosser un œuf de canne. Les jours passent, les poussins brisent leur coquille, et elle voit folâtrer cette pelote de laine à la démarche dégingandée et clopinante; ce n’est qu’alors qu’elle comprend qu’il ne s’agit point d’un des siens, et qu’il aura beau faire, il n’apprendra jamais à piailler. Je n’ai jamais maltraité quelqu’un qui s’est éloigné de moi, pas même quand l’ affront a répondu à mon désir de les aider. Aussi, aux alentours de 1939, j’ai été frappé par une inscription que j’ai découverte dans un bâtiment où je prêchais une retraite à des étudiants. On y lisait: que chaque voyageur suive sa route; c’était un conseil dont on peut tirer profit.

60 Pardonnez-moi cette digression et, bien que nous ne nous soyons pas écartés du sujet, reprenons notre fil conducteur. La vocation professionnelle, soyez-en convaincus, est une partie essentielle, inséparable, de notre condition de chrétiens. Le Seigneur veut que vous soyez saints à la place que vous occupez, dans l’exercice du métier que vous avez choisi, quelle qu’en soit la raison: je les trouve tous bons et nobles – pourvu qu’ils ne s’opposent pas à la loi divine – et aptes à être élevés au plan surnaturel, c’est-à-dire à être greffés sur le courant d’Amour qui définit la vie d’un enfant de Dieu.
Je ne peux éviter d’éprouver un certain malaise lorsque quelqu’un, me parlant de son travail, se donne des airs de victime, affirme que cela lui prend je ne sais combien d’heures par jour, alors qu’en réalité il ne fait même pas la moitié de ce que font beaucoup de ses collègues qui, en fin de compte, ne sont peut-être mus que par des critères égoïstes ou, tout au plus, purement humains. Nous tous, ici présents, occupés à dialoguer personnellement avec Jésus, nous remplissons une tâche bien précise: médecin, avocat, économiste... Pensez un peu à vos collègues qui se distinguent par leur prestige professionnel, par leur honnêteté, par leur service dévoué. Ne consacrent-ils pas à ce travail de nombreuses heures de la journée, et même de la nuit? N’avons-nous rien à apprendre d’eux?
Tout en parlant j’examine aussi ma conduite, et je vous avoue que, lorsque je me pose cette question, je ressens de la honte et le désir immédiat de demander pardon à Dieu, en pensant à ma réponse, si faible, si éloignée de la mission que Dieu nous a confiée dans le monde. Le Christ, écrit un Père de l’Église, nous a laissés en ce monde pour que nous soyons comme des lampes; pour que nous devenions les maîtres des autres hommes; pour que nous agissions comme un levain; pour que nous vivions comme des anges parmi les hommes, comme des adultes parmi les enfants, comme des êtres spirituels au milieu de personnes purement rationnelles; pour que nous soyons une semence; pour que nous portions du fruit. Si notre vie avait un tel éclat, nous n’aurions pas besoin d’ouvrir la bouche. Les mots seraient de trop, si nous pouvions montrer nos œuvres. Il n’y aurait pas un seul païen, si nous étions vraiment chrétiens 125 .

Valeur exemplaire de la vie professionnelle

61 Nous devons éviter l’erreur de croire que l’apostolat se réduit au témoignage de quelques pratiques pieuses. Nous sommes, toi et moi, des chrétiens, mais en même temps et sans solution de continuité, nous sommes des citoyens et des travailleurs aux obligations bien précises, que nous devons accomplir d’une façon exemplaire, si nous voulons nous sanctifier pour de bon. C’est Jésus-Christ qui nous presse: vous êtes la lumière du monde. Une ville ne peut se cacher, qui est sise au sommet d’un mont. Et l’on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais bien sur le lampadaire, où elle brille pour tous ceux qui sont dans la maison. Ainsi votre lumière doit-elle briller aux yeux des hommes pour que, voyant vos bonnes œuvres, ils en rendent gloire à votre Père qui est dans les cieux 126 .
Le travail professionnel, quel qu’il soit, devient une lampe qui éclaire vos collègues et vos amis. C’est pourquoi j’ai l’habitude de répéter à ceux qui s’incorporent à l’Opus Dei, et mon affirmation s’adresse aussi à vous tous qui m’écoutez: que m’importe que l’on me dise d’un tel qu’il est un bon fils, un bon chrétien, s’il est un piètre cordonnier! S’il ne s’efforce pas de bien apprendre son métier, et de l’exercer avec soin, il ne pourra ni le sanctifier, ni l’offrir au Seigneur. Et la sanctification du travail de tous les jours est, pour ainsi dire, la charnière de la véritable spiritualité pour nous tous qui, plongés dans les réalités temporelles, sommes décidés à fréquenter Dieu.

62 Luttez contre la compréhension excessive que chacun a pour soi; soyez exigeants envers vous-mêmes! Parfois, nous pensons trop à notre santé, au repos qui ne saurait manquer, dans la mesure précisément où il nous permet de reprendre notre travail avec des forces renouvelées. Mais le repos, je l’ai écrit il y a déjà si longtemps, ne consiste pas à ne rien faire: c’est se distraire dans des activités qui exigent moins d’efforts.
D’autre part, sous de faux prétextes, nous sommes trop nonchalants. Nous perdons de vue la responsabilité bénie qui pèse sur nos épaules. Nous nous limitons tout juste à ce qu’il faut pour nous tirer d’affaire. Nous nous laissons entraîner par des raisons qui n’en sont pas, pour nous tourner les pouces, alors que Satan et ses alliés, eux, ne prennent pas de vacances. Écoutez attentivement, et méditez ce que saint Paul écrivait aux chrétiens, esclaves de métier; il les pressait d’obéir à leurs maîtres: non en ne les servant que lorsqu’ils vous regardent, comme si vous ne pensiez qu’à plaire aux hommes, mais comme des esclaves du Christ, qui font de toute leur âme la volonté de Dieu. Que votre service empressé s’adresse au Seigneur et non aux hommes 127 . Bon conseil à suivre, toi et moi!
Nous allons demander sa lumière à notre Seigneur Jésus-Christ, et le prier de nous aider à découvrir, à chaque instant, ce sens divin qui transforme notre vocation professionnelle, et en fait l’axe sur lequel s’appuie et pivote l’appel à la sainteté qui nous a été adressé. Vous verrez dans l’Évangile que Jésus était connu comme faber, filius Mariæ 128 , l’ouvrier, le fils de Marie. Eh bien, nous aussi, avec une sainte fierté, nous devons démontrer dans les faits que nous sommes des travailleurs, des hommes et des femmes qui peinent!
Puisque nous devons nous comporter à tout moment comme des envoyés de Dieu, nous devons avoir très présent à l’esprit que nous ne le servirons pas loyalement si nous désertons notre tâche; si nous ne partageons pas avec les autres l’opiniâtreté et l’abnégation dans l’accomplissement de nos engagements professionnels; si l’on pouvait dire que nous sommes fainéants, insouciants, frivoles, désordonnés, paresseux, inutiles... En effet, celui qui néglige ces obligations, apparemment moins importantes, peut difficilement vaincre dans celles de la vie intérieure, assurément plus coûteuses. Qui est fidèle pour très peu de chose est fidèle aussi pour beaucoup, et qui est malhonnête pour très peu est malhonnête aussi pour beaucoup 129 .

63 Je ne vous parle pas d’idéaux imaginaires. Je m’en tiens à une réalité très concrète, d’une importance capitale, capable de transformer le milieu le plus païen et le plus hostile aux exigences divines, comme cela s’est produit aux premiers temps de l’ère de notre Salut. Savourez ces propos d’un auteur anonyme de cette époque, qui résume ainsi la grandeur de notre vocation: les chrétiens sont pour le monde ce que l’âme est pour le corps. Ils vivent dans le monde mais ne sont pas mondains, de même que l’âme est dans le corps alors qu’elle n’est pas corporelle. Ils habitent toutes les nations comme l’âme qui est partout dans le corps. Ils agissent de par leur vie intérieure sans se faire remarquer, comme l’âme le fait de par son essence... Ils vivent en pèlerins au milieu des choses périssables dans l’espoir de l’incorruptibilité des cieux, comme l’âme immortelle vit maintenant sous une tente mortelle. Ils se multiplient jour après jour sous les persécutions comme l’âme s’embellit par la mortification... Et il ne leur est pas plus licite d’abandonner leur mission dans le monde, qu’il n’est permis à l’âme de se séparer volontairement du corps 130 .
Aussi ferions-nous fausse route si nous nous désintéressions des affaires temporelles: là aussi, le Seigneur nous attend. Soyez-en convaincus, c’est au travers des circonstances de la vie ordinaire, ordonnées ou bien permises par la Providence, dans sa Sagesse infinie, que les hommes doivent se rapprocher de Dieu. Nous n’atteindrons pas cet objectif si nous ne cherchons pas à bien terminer notre tâche; si nous ne persévérons pas dans l’élan du travail commencé avec un enthousiasme humain et surnaturel; si nous ne remplissons pas notre tâche comme le meilleur de nos collègues et, si possible – je pense que ce le sera, si tu le veux réellement –, mieux que le meilleur, car nous nous servirons de tous les moyens honnêtes de la terre, ainsi que des moyens spirituels nécessaires pour offrir à notre Seigneur un travail soigné, achevé comme un filigrane, en un mot, accompli.

Faire du travail une prière

64 J’ai coutume de dire fréquemment que, durant ces moments de conversation avec Jésus qui, du tabernacle, nous voit et nous écoute, nous ne pouvons pas sombrer dans une prière impersonnelle. J’ajoute que si nous voulons que notre méditation aboutisse aussitôt à un dialogue avec le Seigneur – le bruit des mots n’est pas nécessaire – nous devons sortir de notre anonymat et nous mettre en sa présence tels que nous sommes, sans nous cacher parmi la foule qui remplit l’église, ni nous répandre dans un verbiage creux et interminable, qui ne viendrait pas du cœur mais tout au plus d’une habitude vide de contenu.
Et j’ajoute maintenant que ton travail doit être lui aussi une prière personnelle; il doit devenir une grande conversation avec notre Père du Ciel. Si tu cherches à te sanctifier dans et à travers ton activité professionnelle, tu devras forcément faire en sorte qu’elle devienne une prière sans anonymat. Tes efforts ne peuvent pas non plus tomber dans l’obscurité anodine d’une tâche routinière, impersonnelle, car le stimulant divin qui anime ton travail quotidien aurait disparu à cet instant précis.
Voici que me reviennent à l’esprit mes voyages sur les fronts de bataille durant la guerre civile d’Espagne. Ne disposant d’aucun moyen matériel, j’accourais auprès de tous ceux qui attendaient de moi que j’exerce ma tâche de prêtre. Dans des circonstances aussi particulières, dont beaucoup tiraient peut-être prétexte pour justifier leurs abandons et leurs négligences, je ne me contentais pas de leur proposer un conseil purement ascétique. Alors comme aujourd’hui, j’étais habité par le même souci, celui que je demande au Seigneur d’éveiller en chacun d’entre vous: je m’intéressais au bien de leur âme et aussi à leur joie d’ici-bas; je les encourageais à profiter de leur temps pour réaliser des travaux utiles; à faire en sorte que la guerre ne constitue pas dans leur vie comme une parenthèse fermée; je leur demandais de ne pas se laisser aller, de faire de leur mieux pour que tranchées et guérites ne deviennent pas une sorte de salle d’attente, comme celles des gares de chemins de fer d’alors, où les gens tuaient le temps, guettant des trains qui semblaient ne devoir jamais arriver...
Je leur suggérais concrètement de s’adonner à une activité utile – étudier, apprendre des langues, par exemple – compatible avec leur service de soldats; je leur conseillais de ne jamais cesser d’être des hommes de Dieu et de faire en sorte que leur conduite tout entière fût operatio Dei, travail de Dieu. J’étais ému de constater que ces jeunes gens, placés dans des situations nullement faciles, répondaient magnifiquement bien: preuve de la trempe et de la solidité de leur vie intérieure.

65 Je me rappelle aussi mon séjour à Burgos, à cette même époque. Ils accouraient nombreux, pendant leurs permissions, y passer quelques jours avec moi, sans compter ceux qui étaient détachés dans des casernes proches. Pour tout logement, je partageais avec quelques-uns de mes fils la même chambre d’un hôtel délabré où nous manquions du strict nécessaire. Pourtant, nous nous arrangions pour fournir à ceux qui arrivaient, il y en avait des centaines, de quoi se reposer et reprendre des forces.
J’avais l’habitude de me promener le long des berges de l’Arlanzon, tout en leur parlant, en écoutant leurs confidences, en essayant de les orienter par un conseil opportun, capable de les raffermir ou de les ouvrir à de nouveaux horizons de vie intérieure; et je ne cessais, avec l’aide de Dieu, de les encourager, de les stimuler, de les enflammer dans leur conduite chrétienne. Certains jours, nos promenades nous menaient jusqu’au monastère de Las Huelgas; d’autres fois, nous faisions un détour par la cathédrale.
J’aimais monter à l’une des tours et leur faire contempler de près l’arête du toit, véritable dentelle de pierre, fruit d’un labeur patient, coûteux. Au cours de ces conversations, je leur faisais remarquer que d’en bas l’on n’apercevait pas cette merveille; et, pour mieux matérialiser ce que je leur avais si souvent expliqué, je faisais ce commentaire: voilà le travail de Dieu, l’œuvre de Dieu! achever son travail personnel à la perfection, avec la beauté et la splendeur de ces délicates dentelles de pierre. Ils comprenaient alors, devant cette réalité qui parlait d’elle-même, que tout cela était prière, magnifique dialogue avec le Seigneur. Ceux qui usèrent leurs forces à cette tâche, savaient parfaitement que leur effort ne pourrait pas être apprécié à partir des rues de la ville: il était uniquement pour Dieu. Comprends-tu maintenant que la vocation professionnelle peut rapprocher du Seigneur? Essaye de faire comme ces tailleurs de pierre, et ton travail deviendra aussi operatio Dei, un travail humain, à l’âme et aux caractéristiques divines.

66 Nous sommes convaincus que Dieu se trouve partout. Aussi nous cultivons les champs en louant le Seigneur, nous sillonnons les mers et exerçons tous les autres métiers en chantant ses miséricordes 131 . Nous demeurons ainsi unis à Dieu à tout instant. Même lorsque vous vous trouverez isolés, hors de votre cadre habituel – comme ces jeunes dans leurs tranchées –, vous serez entièrement plongés dans le Christ notre Seigneur, grâce à un travail personnel soutenu et assidu, que vous aurez su transformer en prière, l’ayant commencé et achevé en présence de Dieu le Père, de Dieu le Fils et de Dieu le Saint-Esprit.
Mais n’allez pas oublier que vous vivez aussi en présence des hommes, et qu’ils attendent de vous – de toi! – un témoignage chrétien. Voilà pourquoi, dans notre occupation professionnelle, dans ce qui est humain, nous devons agir de telle sorte que, si quelqu’un qui nous connaît et nous aime nous voit travailler nous n’ayons pas à en rougir, et que nous ne lui donnions pas de raison d’en avoir honte. Si votre conduite s’inspire de l’esprit que j’essaie de vous inculquer, ceux qui vous font confiance n’auront pas à piquer un fard, et le rouge ne vous montera pas au front. Il ne vous arrivera pas ce qui est arrivé au personnage d’une parabole qui avait décidé d’élever une tour: après avoir posé les fondations et se trouvant ensuite incapable d’achever, tous ceux qui le voyaient se mettaient à se moquer de lui, en disant: voilà un homme qui a commencé de bâtir et a été incapable d’achever 132 !
Je vous assure que si vous ne perdez pas le point de vue surnaturel, vous couronnerez votre travail, vous terminerez votre cathédrale jusqu’à en poser la dernière pierre.

67 Possumus! 133 nous pouvons remporter aussi cette bataille avec l’aide du Seigneur. Soyez persuadés qu’il n’est pas difficile de convertir votre travail en une prière dialoguée! À peine l’avez-vous offert et avez-vous mis la main à l’ouvrage, que Dieu vous écoute et vous encourage. Nous atteignons l’allure des âmes contemplatives, au beau milieu de notre tâche quotidienne. Car nous sommes envahis par la certitude qu’il nous regarde tout en nous demandant une nouvelle victoire sur nous-mêmes: ce petit sacrifice, ce sourire devant la personne importune, cet effort pour donner la priorité au travail le moins agréable, mais le plus urgent, ce soin des détails d’ordre, cette persévérance dans l’accomplissement du devoir alors qu’il serait si facile de l’abandonner, cette volonté de ne pas remettre au lendemain ce que l’on doit terminer le jour même; et tout cela pour faire plaisir à Dieu notre Père! Peut-être as-tu aussi placé sur la table, ou dans un endroit discret qui n’attire pas l’attention, ce crucifix qui est pour toi comme un " réveil " de l’esprit contemplatif et un manuel où ton âme et ton intelligence apprennent des leçons de service.
Si tu es décidé – sans extravagance, sans abandonner le monde et au milieu de tes occupations habituelles – à t’engager sur cette voie de la contemplation, tu te sentiras aussitôt l’ami du Maître, avec la mission divine d’ouvrir à l’humanité tout entière les sentiers divins de la terre. Oui, grâce à ton travail, tu contribueras à étendre le royaume du Christ sur tous les continents. Et ce sera une succession d’heures de travail offertes, l’une après l’autre, pour les nations lointaines qui naissent à la foi, pour les peuples d’Orient sauvagement empêchés de professer librement leurs croyances, pour les pays de vieille tradition chrétienne où il semble que la lumière de l’Évangile se soit obscurcie et que les âmes se débattent dans l’obscurité de l’ignorance... Alors quelle valeur acquiert cette heure de travail, le fait de poursuivre ta tâche avec autant d’effort quelques instants de plus, quelques minutes de plus, jusqu’à son achèvement! C’est ainsi que tu transformes, de façon réaliste et simple, la contemplation en apostolat, en répondant à un besoin impérieux de ton cœur, qui bat à l’unisson avec le Cœur très doux et très miséricordieux de Jésus notre Seigneur.

Tout faire par amour

68 Et tu sembles me dire: comment vais-je parvenir à toujours œuvrer dans cet esprit, qui m’amènera à terminer mon travail professionnel à la perfection? La réponse ne vient pas de moi, mais de saint Paul: Soyez des hommes, soyez forts. Que tout se passe chez vous dans la charité 134 . Faites tout par amour et librement; barrez la voie à la crainte et à la routine: servez Dieu notre Père.
Il me plaît de répéter, car j’en ai fait bien souvent l’expérience, ces quelques vers très expressifs malgré leur médiocre valeur: toute ma vie est d’amour/ et si en amour je suis éprouvé/ c’est la vertu de ma souffrance/ car il n’est pas de meilleur amant/ que celui qui a beaucoup souffert. Consacre-toi par Amour à tes devoirs professionnels; j’insiste, mène tout à bien par Amour et tu verras, précisément parce que tu aimes, même si tu goûtes l’amertume de l’incompréhension, de l’injustice, de l’ingratitude voire de l’échec humain, les merveilles que ton travail produit. Des fruits savoureux, une semence d’éternité!

69 Certains toutefois, ils sont bons, bonasses plutôt, assurent en paroles qu’ils aspirent à répandre le noble idéal de notre foi, mais se contentent en pratique d’une vie professionnelle légère, négligée: on dirait des têtes de linotte. Si nous rencontrons de ces chrétiens de façade, nous devrons les aider, avec affection et en toute clarté, et recourir aussi, le cas échéant, au remède évangélique de la correction fraternelle: même dans le cas où quelqu’un serait pris en faute, vous les spirituels, rétablissez-le en esprit de douceur, te surveillant toi-même, car tu pourrais bien toi aussi être tenté. Portez les fardeaux les uns des autres et accomplissez ainsi la loi du Christ 135 . Et si, à la profession qu’ils font d’être catholiques ils ajoutent de nouveaux motifs, tels qu’un âge plus mûr, une expérience ou des responsabilités plus grandes, alors nous devrons à plus forte raison leur parler, nous efforcer de les faire réagir pour qu’ils pèsent plus lourd dans leur vie de travail. Et nous les guiderons en bon père de famille, en bon maître, sans les humilier.
Il est très émouvant de méditer posément le comportement de saint Paul: vous savez bien comment il faut nous imiter. Nous ne sommes pas restés oisifs parmi vous, nous ne nous sommes fait donner par personne le pain que nous mangions, mais de nuit comme de jour nous étions au travail, dans le labeur et la fatigue pour n’être à la charge d’aucun de vous... Et puis, quand nous étions près de vous, nous vous donnions cette règle: si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus 136 .

70 Par amour de Dieu, par amour des âmes et pour répondre à notre vocation chrétienne, nous devons donner l’exemple. Si vous ne voulez pas scandaliser, si vous ne voulez pas que l’on soupçonne le moins du monde les enfants de Dieu d’être mous ou bons à rien, si vous ne voulez pas porter la responsabilité d’un contre-témoignage..., vous devez vous efforcer d’offrir, par votre conduite, la juste mesure, la bonne humeur de l’homme responsable. Le paysan qui laboure son champ en élevant sans cesse son cœur vers Dieu aussi bien que le charpentier, le forgeron, l’employé, l’intellectuel, et tous les chrétiens, tous doivent être des modèles pour leurs collègues. Sans orgueil, car nous sommes bien convaincus, au plus profond de notre âme, que c’est seulement en comptant sur lui que nous remporterons la victoire: seuls, nous ne pouvons même pas ramasser un brin de paille 137 par terre. Aussi chacun doit-il ressentir dans son travail, à la place qu’il occupe dans la société, l’obligation d’accomplir un travail digne de Dieu, qui sème partout la paix et la joie du Seigneur. Le parfait chrétien est toujours habité par la sérénité et par la joie. Sérénité parce qu’il se sent en présence de Dieu; joie, car il est entouré de ses dons. Un tel chrétien est véritablement un personnage royal, un saint prêtre de Dieu 138 .

71 Pour atteindre ce but, nous devons toujours agir animés par l’Amour et jamais comme celui qui supporterait le poids d’un châtiment ou d’une malédiction: et quoi que vous puissiez dire ou faire, que ce soit toujours au nom du Seigneur Jésus, rendant par lui grâces au Dieu Père 139! Ainsi, nous terminerons notre tâche avec perfection, utilisant à plein notre temps, car nous serons des instruments épris de Dieu, conscients de leur responsabilité et de la confiance mise en eux par le Seigneur malgré leur faiblesse personnelle. Parce que tu comptes sur la force de Dieu, tu dois te comporter, dans chacune de tes activités, comme quelqu’un qui agit exclusivement par Amour.
Mais ne fermons pas les yeux à la réalité, en nous contentant d’une vision des choses naïve, superficielle, qui nous amènerait à penser que le chemin qui nous attend est facile et qu’il suffit, pour le parcourir, d’avoir des résolutions sincères et un ardent désir de servir Dieu. Soyez-en persuadés: tout au long de la vie, peut-être plus tôt que vous le croyez, se présenteront des situations particulièrement pénibles qui exigeront un grand esprit de sacrifice et un plus grand oubli de vous-mêmes. Cultivez alors la vertu de l’espérance et faites vôtre sans réserve le cri de l’Apôtre: j’estime, en effet, que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous 140 . Méditez ceci dans la paix et avec assurance: que sera l’Amour infini de Dieu répandu sur la pauvre créature que je suis! Le moment est venu, au milieu de tes occupations ordinaires, de pratiquer la foi, de réveiller l’espérance, de stimuler l’amour, c’est-à-dire de mettre en œuvre les trois vertus théologales qui nous poussent à bannir aussitôt, sans arrière-pensées, sans faux-semblants, sans détours, les équivoques qui subsistent dans notre conduite professionnelle et dans notre vie intérieure.

72 Ainsi donc, mes frères bien-aimés, c’est à nouveau la voix de saint Paul qui se fait entendre, montrez-vous fermes, inébranlables, toujours en progrès dans l’Œuvre du Seigneur, sachant que votre labeur n’est pas vain dans le Seigneur 141 . Vous voyez? C’est un véritable réseau de vertus qui est mis en action lorsque nous remplissons notre métier avec le dessein de le sanctifier: la force d’âme pour persévérer dans notre tâche, malgré les difficultés naturelles et sans jamais nous laisser gagner par l’accablement; la tempérance pour nous dépenser sans compter et pour surmonter la commodité et l’égoïsme; la justice pour remplir nos devoirs envers Dieu, envers la société, envers la famille, envers nos collègues; la prudence pour savoir ce qu’il convient de faire dans chaque cas et pour nous mettre au travail sans délai... Et le tout, j’y insiste, par Amour, avec le sens aigu et immédiat de la responsabilité des fruits de notre travail et de sa portée apostolique.
Les œuvres sont amour, et non les beaux discours dit le proverbe populaire. Et je pense qu’il est superflu d’ajouter quoi que ce soit.
Seigneur, accorde-nous ta grâce. Ouvre-nous la porte de l’atelier de Nazareth afin que nous apprenions à te contempler, toi et ta Mère Sainte Marie, avec saint Joseph, le Patriarche, que j’aime et que je vénère tant, tous les trois adonnés à une vie de travail sanctifié. Nos pauvres cœurs en seront émus. Nous te rechercherons et nous te trouverons dans notre travail journalier, que nous transformerons, selon ton désir, en œuvre de Dieu, en œuvre d’Amour.

 «    VERTUS HUMAINES    » 

73 Saint Luc raconte de Jésus, au chapitre sept de son Évangile qu’un pharisien l’invita à sa table; il entra chez le Pharisien et prit place 142 . Une femme de la ville, connue publiquement comme pécheresse, arrive alors, et s’approche pour laver les pieds de Jésus qui, selon les usages de l’époque, mange allongé. Les larmes sont l’eau de cette émouvante ablution; ses cheveux font l’office de linge. Avec un parfum qu’elle a apporté dans un riche vase d’albâtre, elle oint les pieds du Maître, et les couvre de baisers.
Le pharisien pense à mal. Il ne peut concevoir que Jésus abrite tant de miséricorde en son cœur. Si cet homme était prophète, pense-t-il, il saurait qui est cette femme qui le touche et ce qu’elle est 143 . Jésus lit ses pensées, et lui explique: Tu vois cette femme? dit-il à Simon. Je suis entré chez toi, et tu ne m’as pas versé d’eau sur les pieds; elle, au contraire, m’a arrosé les pieds de ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas donné de baisers; elle, au contraire, depuis que je suis entré, n’a cessé de me couvrir les pieds de baisers. Tu n’as pas répandu d’huile sur ma tête; elle, au contraire, a répandu du parfum sur mes pieds. C’est pourquoi, je te le dis, ses péchés, ses nombreux péchés lui sont remis, puisqu’elle a montré beaucoup d’amour 144 .
Nous ne pouvons pas nous arrêter maintenant aux merveilles divines du Cœur miséricordieux de Notre Seigneur. Nous allons prêter attention à un autre aspect de cette scène: à la façon dont Jésus regrette tous ces détails de courtoisie et de délicatesse humaines que le pharisien n’a pas su manifester à son égard. Le Christ est perfectus Deus, perfectus homo 145 , Dieu, Seconde Personne de la Très Sainte Trinité, et homme parfait. Il apporte le salut, et non la destruction de la nature; et nous apprenons de lui que se comporter mal envers l’homme, créature de Dieu, fait à son image et sa ressemblance 146 , n’est pas chrétien.

Vertus humaines

74 Une certaine mentalité laïque et d’autres formes de pensée que nous pourrions appeler piétistes s’accordent à ne pas voir dans le chrétien un homme entier et complet. Pour les premiers, les exigences de l’Évangile étoufferaient les qualités humaines; pour les autres, la nature déchue mettrait en danger la pureté de la foi. Le résultat est le même: la méconnaissance de la profondeur de l’Incarnation du Christ, l’ignorance de ce que le Verbe s’est fait chair, homme, et il a demeuré parmi nous 147 .
Mon expérience d’homme, de chrétien et de prêtre m’apprend tout le contraire: il n’y a pas de cœur, si enlisé dans le péché qu’il soit, qui ne recèle, telle la braise sous la cendre, un éclat de noblesse. Et quand j’ai frappé à la porte de ces cœurs, seul à seul, avec la parole du Christ, ils ont toujours répondu.
En ce monde beaucoup de personnes ne recherchent pas l’intimité avec Dieu. Ce sont des créatures qui n’ont peut-être pas eu l’occasion d’entendre la parole divine, ou qui l’ont oubliée. Mais leurs dispositions sont humainement sincères, loyales, compatissantes, honnêtes. Et j’ose affirmer quant à moi que celui qui réunit ces conditions est bien proche d’être généreux avec Dieu, parce que les vertus humaines sont le fondement des vertus surnaturelles.

75 Il est vrai que cette capacité personnelle ne suffit pas: personne ne se sauve sans la grâce du Christ. Mais si l’individu conserve et cultive un début de droiture, Dieu lui aplanira le chemin; et il pourra être saint parce qu’il aura su vivre en homme de bien.
Vous avez peut-être observé d’autres cas, en un certain sens opposés: tant de personnes qui se disent chrétiennes – parce qu’elles ont été baptisées et reçoivent d’autres sacrements –, mais qui se montrent déloyales, menteuses, insincères, orgueilleuses... Et elles s’effondrent d’un seul coup. Elles ressemblent à des étoiles qui brillent un instant dans le ciel et disparaissent soudain, irrémédiablement.
Dieu veut que nous soyons très humains, si nous acceptons de nous considérer comme ses enfants. Que notre tête touche le ciel, mais que nos pieds soient bien assurés sur la terre. Le prix pour vivre en chrétien ne consiste pas à cesser d’être des hommes ou à renoncer à l’effort pour acquérir ces vertus que certains possèdent, même sans connaître le Christ. Le prix de chaque chrétien, c’est le Sang rédempteur de Notre Seigneur qui veut – j’y insiste – que nous soyons très humains et très divins, et appliqués à l’imiter chaque jour, lui qui est perfectus Deus, perfectus homo.

76 Je ne saurais dire quelle est la principale vertu humaine: cela dépend du point de vue où l’on se place. En outre, la question est oiseuse, parce qu’il ne s’agit pas de pratiquer une ou quelques vertus: il est indispensable de lutter pour les acquérir et les pratiquer toutes. Chacune s’entrelace avec les autres; ainsi l’effort pour être sincères nous rend justes, joyeux, prudents, sereins.
Ces façons de parler qui séparent les vertus personnelles des vertus sociales ne me convainquent pas davantage. Aucune vertu ne saurait être compatible avec l’égoïsme; chacune doit rejaillir nécessairement dans notre âme et pour le bien de l’âme de ceux qui nous entourent. Étant tous des hommes, et tous des fils de Dieu, nous ne pouvons pas concevoir notre vie comme la préparation fébrile d’un curriculum brillant, d’une carrière remarquable. Nous devons nous sentir tous solidaires et, dans l’ordre de la grâce, nous sommes unis par les liens surnaturels de la communion des saints.
Nous devons considérer en même temps que la décision et la responsabilité sont inséparables de la liberté personnelle de chacun. C’est pourquoi les vertus sont aussi radicalement personnelles, elles appartiennent à la personne. Néanmoins, dans cette bataille d’amour, personne ne combat seul – aucun d’entre nous n’est un verset isolé, ai-je l’habitude de répéter: d’une certaine façon, nous nous aidons ou nous nous faisons du tort. Nous sommes tous des maillons d’une même chaîne. Demande maintenant avec moi à Dieu notre Seigneur que cette chaîne nous ancre dans son Cœur, jusqu’à ce que le jour arrive où nous le contemplerons face à face dans le Ciel, pour toujours.

Force, sérénité, patience, magnanimité

77 Nous allons examiner quelques-unes de ces vertus humaines. Tandis que je parle, maintenez quant à vous votre dialogue avec Notre Seigneur: demandez-lui de nous aider tous, de nous encourager à approfondir aujourd’hui le mystère de son Incarnation, pour que nous sachions nous aussi, dans notre chair, être au milieu des hommes les témoins vivants de celui qui est venu nous sauver.
Le chemin du chrétien, comme celui de tout homme, n’est pas facile. Il est vrai qu’à certains moments tout semble se dérouler selon nos prévisions; mais d’ordinaire, cela ne dure pas. Vivre c’est affronter des difficultés, ressentir joies et peines dans son cœur; et dans cette forge, l’homme peut acquérir force, patience, magnanimité, sérénité.
Est fort celui qui persévère dans l’accomplissement de ce que sa conscience lui dicte de faire; celui qui ne mesure pas la valeur d’un travail exclusivement aux bénéfices qu’il en retire, mais aux services qu’il rend aux autres. Le fort souffre parfois, mais il résiste; il pleure peut-être, mais il boit ses larmes. Quand la contradiction redouble, il ne cède pas. Souvenez-vous de l’exemple que nous relate le livre des Maccabées, du vieillard Éléazar qui préfère mourir plutôt qu’enfreindre la loi de Dieu. C’est pourquoi, si je quitte maintenant la vie avec courage, je me montrerai digne de ma vieillesse, ayant laissé aux jeunes le noble exemple d’une belle mort, volontaire et généreuse, pour les vénérables et saintes lois 148 .

78 Celui qui sait être fort n’est pas mû par la hâte de recueillir le fruit de sa vertu; il est patient. La force nous amène à savourer cette vertu humaine et divine qu’est la patience. Grâce à votre patience, vous possédez votre âme (Lc 21, 19). La possession de l’âme appartient à la patience qui, en effet, est l’origine et la gardienne de toutes les vertus. Nous possédons notre âme par la patience parce que, en apprenant à nous dominer, nous commençons à posséder ce que nous sommes 149 . Et c’est cette patience qui nous stimule à être compréhensifs envers autrui, persuadés que les âmes s’améliorent avec le temps, comme le bon vin..

79 Forts et patients: sereins. Mais non pas avec la sérénité de celui qui achète sa tranquillité au prix de l’indifférence à l’égard de ses frères ou de la grande tâche, qui incombe à tous, de répandre à profusion le bien à travers le monde entier. Sereins parce que le pardon existe toujours, parce que tout a une solution, sauf la mort et, pour les enfants de Dieu, la mort est vie. Sereins, ne serait-ce que pour pouvoir agir de façon intelligente: celui qui conserve son calme est à même de penser, de peser le pour et le contre, d’examiner avec sagesse les conséquences des actions projetées. Et ensuite, calmement, il intervient avec décision.

80 Nous sommes en train d’énumérer rapidement quelques vertus humaines. Je sais que, dans votre prière au Seigneur, bien d’autres vertus vous viendront à l’esprit. Je voudrais maintenant m’arrêter quelques instants à une qualité merveilleuse, la magnanimité.
Magnanimité, qui est grandeur d’âme, ouverture du cœur au plus grand nombre, force qui nous dispose à sortir de nous-mêmes, à entreprendre des actions valeureuses, pour le bien de tous. La mesquinerie n’est pas pensable chez le magnanime; pas plus que la lésinerie, le calcul égoïste, ou l’intrigue intéressée. Le magnanime s’adonne sans réserve à ce qui en vaut la peine; c’est pourquoi il est capable de se donner lui-même. Donner ne lui suffit pas: il se donne. Il peut alors comprendre ce qui constitue la plus grande preuve de magnanimité: se donner à Dieu.

Assiduité au travail, diligence

81 Il existe deux autres vertus humaines, l’assiduité au travail et la diligence, qui n’en font qu’une seule: le zèle pour tirer parti des talents que chacun d’entre nous a reçus de Dieu. Ce sont des vertus parce qu’elles conduisent à bien terminer les choses. Parce que le travail – je le proclame depuis 1928 – n’est ni une malédiction, ni un châtiment du péché. La Genèse parle de cette réalité, avant qu’Adam se soit rebellé contre Dieu 150 . Dans le plan de Dieu, l’homme était appelé à travailler sans relâche, coopérant ainsi à la tâche immense de la création.
Celui qui est laborieux utilise bien son temps, qui n’est pas seulement de l’or, mais aussi la gloire de Dieu! Il fait ce qu’il doit faire et il est à ce qu’il fait, non par routine ni pour occuper les heures, mais comme résultant d’une réflexion attentive et pondérée. C’est pour cela qu’il est diligent. L’utilisation normale du mot – diligent – évoque déjà son origine latine. Diligent vient du verbe diligo, qui signifie aimer, apprécier, choisir à la suite d’une attention méticuleuse et soigneuse. N’est pas diligent celui qui se précipite, mais bien celui qui travaille avec amour, à la perfection.
Notre Seigneur, homme parfait, choisit un travail manuel qu’il a réalisé avec délicatesse et avec grand amour pendant presque toutes les années qu’il a passées sur la terre. Il remplit sa tâche d’artisan au milieu des autres habitants de son village, et cette occupation humaine et divine nous a prouvé clairement que l’activité ordinaire n’est pas un détail insignifiant, mais qu’elle constitue le pivot de notre sanctification, une occasion continuelle de rencontrer Dieu, de le louer et de le glorifier avec le travail de notre intelligence ou celui de nos mains.

Véracité et justice

82 Les vertus humaines exigent de nous un effort continuel. Il n’est pas facile, en effet, de rester longtemps honnête en présence de situations qui semblent mettre en cause notre sécurité personnelle. Prêtez attention à l’aspect propre de la véracité: est-il vrai qu’elle est tombée en désuétude? La conduite de compromis – dorer la pilule et sertit la pierre – a-t-elle définitivement triomphé? On a peur de la vérité. C’est pourquoi l’on a recours à un procédé misérable: affirmer que personne ne vit ni ne dit la vérité, que tout le monde utilise la simulation et le mensonge.
Il n’en est heureusement pas ainsi. Beaucoup de chrétiens et de non chrétiens sont décidés à sacrifier leur honneur et leur renommée pour la vérité, et ne virevoltent pas sans cesse pour rechercher la meilleure place au soleil. Ceux-là savent également rectifier quand ils se rendent compte qu’ils se sont trompés, parce qu’ils aiment la sincérité. En revanche, celui qui commence par mentir ne rectifie pas, lui qui, pour camoufler ses défaillances, a fait de la vérité un mot creux.

83 Si nous sommes véridiques, nous serons justes. Je ne me lasserai jamais de parler de la justice, mais nous ne pouvons ici qu’esquisser quelques traits, sans perdre de vue la finalité de toutes ces réflexions: édifier une vie intérieure réelle et véritable sur les fondations profondes des vertus humaines. La justice, c’est donner à chacun ce qui lui est dû; mais j’ajouterai que cela ne suffit pas. Même si chacun mérite beaucoup, il faut lui donner davantage, parce que chaque âme est un chef-d’œuvre de Dieu.
La charité la meilleure consiste à se surpasser généreusement en justice; charité qui passe d’ordinaire inaperçue, mais qui est féconde dans le Ciel et sur la terre. C’est une erreur de penser que les expressions moyen terme ou juste milieu, en tant que caractéristiques des vertus morales, signifient médiocrité: quelque chose comme la moitié de ce que l’on peut réaliser. Ce milieu entre l’excès et le défaut, est un sommet, un point culminant: ce que la prudence indique de mieux. D’autre part, les vertus théologales n’admettent pas d’équilibre: l’on ne peut pas croire, espérer ou aimer trop. Et cet amour de Dieu sans limite rejaillit sur ceux qui nous entourent, en une générosité, une compréhension, une charité abondantes.

Les fruits de la tempérance

84 La tempérance est maîtrise de soi. Tout ce que nous ressentons dans notre corps et dans notre âme ne doit pas être satisfait de façon débridée. Tout ce qui peut se faire n’est pas bon à faire. Il est plus facile de se laisser entraîner par les impulsions dites naturelles; mais ce chemin débouche sur la tristesse, l’isolement dans la misère personnelle.
Certains ne veulent rien refuser à leur estomac, à leurs yeux, à leurs mains; ils refusent d’écouter ceux qui leur conseillent de mener une vie honnête. Ils utilisent de façon désordonnée la faculté d’engendrer – réalité noble, participation au pouvoir créateur de Dieu–, comme s’il s’agissait d’un instrument au service de l’égoïsme.
Mais parler d’impureté ne m’a jamais plu. Je veux examiner les fruits de la tempérance, je veux voir l’homme vraiment homme, détaché de ces choses qui brillent mais sont sans valeur, telles ces babioles dont s’empare la pie. Un tel homme sait se passer de ce qui nuit à son âme, et il se rend compte que son sacrifice n’est qu’apparent: parce qu’en vivant de la sorte – avec le sens du sacrifice – il se délivre de beaucoup d’esclavages et il en vient, dans l’intimité de son cœur, à savourer tout l’amour de Dieu.
La vie retrouve alors les nuances que l’intempérance estompait; nous sommes en mesure de nous préoccuper des autres, de partager ce qui nous appartient avec tout le monde, de nous consacrer à de grandes tâches. La tempérance éduque l’âme dans la sobriété, la modestie, la compréhension; elle lui procure une modestie naturelle qui est toujours attrayante, tant il est vrai que la suprématie de l’intelligence se remarque dans la conduite. La tempérance n’implique pas limitation, mais grandeur. Il y a davantage de privation dans l’intempérance, où le cœur abdique pour suivre la première chose que lui présente le triste tintement de grelots de fer blanc.

La sagesse du cœur

85 Un cœur sage est proclamé intelligent 151 , lit-on au livre des Proverbes. Nous ne comprendrions pas la prudence si nous la confondions avec la pusillanimité ou le manque d’audace. La prudence se manifeste dans l’habitus qui pousse à bien agir: à mettre en évidence la fin, et à chercher les moyens les mieux appropriés pour l’atteindre.
Mais la prudence n’est pas une valeur suprême. Nous devons tous nous demander: prudence, pour quoi faire? Car il existe une fausse prudence – que nous devons plutôt appeler ruse – qui est au service de l’égoïsme, qui profite des moyens les plus aptes à atteindre des fins déviées. Faire preuve d’une grande perspicacité ne sert alors qu’à aggraver notre mauvaise disposition, et à encourir ce reproche que saint Augustin formulait dans sa prédication au peuple: prétends-tu faire pencher le cœur de Dieu, qui est toujours droit, pour qu’il s’adapte à la perversité du tien 152 ? C’est la fausse prudence de celui qui pense que ses propres forces suffisent pour le justifier. Ne vous complaisez pas dans votre propre sagesse 153 , dit saint Paul, car il est écrit: " Je détruirai la sagesse des sages, j’anéantirai l’intelligence des intelligents 154 . "

86 Saint Thomas indique trois actes de ce bon habitus de l’intelligence: demander conseil, juger correctement et décider 155 . Le premier pas de la prudence consiste à reconnaître ses limites: c’est la vertu de l’humilité. Admettre que, sur certains points, nous n’arrivons pas à tout comprendre, qu’en bien des cas nous ne saisissons pas des choses qu’il est indispensable d’avoir présentes à l’esprit à l’heure de juger. C’est pourquoi nous avons recours à un conseiller; pas à n’importe lequel, mais à celui qui en a la capacité et qui est animé des mêmes désirs sincères que nous d’aimer Dieu, de le suivre fidèlement. Demander un avis ne suffit pas; nous devons nous adresser à celui qui peut nous le donner de façon désintéressée et droite.
Il est ensuite nécessaire de juger, parce que la prudence exige d’ordinaire une décision rapide, opportune. S’il est parfois prudent de retarder la décision jusqu’à réunir tous les éléments qui permettent de juger, il serait très imprudent, en d’autres occasions, de ne pas commencer à mettre en œuvre le plus tôt possible ce que nous estimons devoir faire; surtout lorsque le bien des autres est en cause.

87 Cette sagesse du cœur, cette prudence ne se convertira jamais en la prudence de la chair à laquelle saint Paul fait allusion 156: la prudence de ceux qui ont l’intelligence, mais qui s’efforcent de ne pas l’utiliser pour découvrir et aimer le Seigneur. La véritable prudence est celle qui reste attentive aux insinuations de Dieu et qui, dans cette écoute vigilante, reçoit dans l’âme des promesses et des réalités de salut: Je te bénis, Père, Seigneur du Ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux habiles et de l’avoir révélé aux petits 157 .
Sagesse de cœur qui oriente et gouverne beaucoup d’autres vertus. La prudence rend l’homme audacieux, sans folie; elle n’exempte pas, pour de secrètes raisons de commodité, de l’effort nécessaire pour vivre pleinement en accord avec les desseins divins. La tempérance du prudent n’est ni insensibilité ni misanthropie; sa justice n’est pas dureté; sa patience n’est pas servilité.

88 Ce n’est pas celui qui ne se trompe jamais qui est prudent, mais bien celui qui sait rectifier ses erreurs. Il est prudent parce qu’il préfère ne pas réussir vingt fois, plutôt que de se réfugier dans un abstentionnisme commode. Il n’agit pas avec une folle précipitation ou avec une témérité absurde, mais il assume le risque de ses décisions, et ne renonce pas à obtenir le bien par crainte de ne pas réussir. Nous rencontrerons dans notre vie des collègues pondérés, objectifs, n’inclinant pas, par passion, la balance du côté qui leur convient. Nous nous fions, presque instinctivement, à ces personnes; parce que sans présomption ni démonstrations bruyantes, elles agissent toujours bien, avec droiture.
Cette vertu cardinale est indispensable au chrétien; mais la concorde sociale ou la volonté de ne pas créer de problèmes ne sont pas les fins dernières de la prudence. La raison fondamentale est l’accomplissement de la Volonté de Dieu, qui veut que nous soyons simples, mais non puérils; amis de la vérité, mais jamais étourdis ou légers. Cœur raisonnable acquiert la science 158; et cette science, c’est la science de l’amour de Dieu, le savoir définitif, celui qui peut nous sauver en apportant à toutes les créatures des fruits de paix et de compréhension et, à chaque âme, la vie éternelle.

Un chemin ordinaire

89 Nous avons parlé de vertus humaines. Et vous vous demandez peut-être si un tel comportement n’implique pas de s’isoler de son milieu normal, s’il n’est pas étranger au monde de tous les jours? Non. Il n’est écrit nulle part que le chrétien doive être quelqu’un d’étranger au monde. Notre Seigneur Jésus-Christ a fait, en œuvres et en paroles, l’éloge d’une autre vertu humaine qui m’est particulièrement chère: le naturel, la simplicité.
Souvenez-vous de la façon dont notre Seigneur vient au monde: comme tous les hommes. Il passe son enfance et sa jeunesse dans un village de Palestine, citoyen parmi les autres. Pendant les années de sa vie publique, l’écho de son existence courante passée à Nazareth se répète continuellement. Il parle du travail, se préoccupe du repos de ses disciples 159 . Il va à la rencontre de tous et ne fuit la conversation avec personne. Il dit expressément à ceux qui le suivent de ne pas empêcher les petits enfants de s’approcher de lui 160 . Évoquant peut-être le temps de son enfance, il prend la comparaison des enfants qui jouent sur la place publique 161 .
Tout cela n’est-il pas normal, naturel, simple? Ne peut-on pas le vivre dans la vie courante? Les hommes cependant s’habituent facilement à ce qui est simple et ordinaire, et cherchent inconsciemment ce qui est voyant, artificiel. Vous avez dû le constater comme moi: on loue, par exemple, la délicatesse de quelques roses fraîches, récemment coupées, aux pétales fins et odorants, tout en commentant: on dirait qu’elles sont en papier!

90 Le naturel et la simplicité sont deux vertus humaines merveilleuses qui permettent à l’homme de recevoir le message du Christ. En revanche, tout ce qui est embrouillé, compliqué, les tours et les détours autour de soi-même, dressent un mur qui empêche souvent d’entendre la voix du Seigneur. Rappelez-vous que le Christ reproche aux pharisiens de s’être enfermés dans un monde qui exige la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, et laisse de côté les obligations les plus essentielles de la loi, la justice et la foi; ils prennent grand soin de filtrer tout ce qu’ils boivent, pour que même un moustique n’y passe, mais ils avalent le chameau 162 .
Non. Ni la vie humaine noble de celui qui – sans faute de sa part – ne connaît pas le Christ, ni la vie du chrétien ne doivent être bizarres, étranges. Ces vertus humaines que nous considérons aujourd’hui conduisent toutes à la même conclusion. Celui qui s’efforce d’être véridique, loyal, sincère, fort, tempérant, généreux, serein, juste, laborieux, patient, celui-là est vraiment homme. Il est possible qu’il soit difficile de se comporter ainsi, mais ce n’est jamais bizarre. Si certains s’en étonnent, c’est que leur regard est trouble, obscurci par une lâcheté secrète, par un manque de vigueur.

Vertus humaines et vertus surnaturelles

91 Quand une âme s’efforce de cultiver les vertus humaines, son cœur est déjà très près du Christ. Et le chrétien se rend compte que les vertus théologales – la foi, l’espérance, la charité – et toutes les autres vertus que la grâce de Dieu amène avec elle, le poussent à ne jamais négliger ces bonnes qualités qu’il partage avec tant d’hommes.
Les vertus humaines, j’insiste, sont le fondement des vertus surnaturelles; celles-ci donnent toujours un nouvel élan pour se conduire avec honnêteté. Mais, de toute façon, le désir de posséder ces vertus ne suffit pas: il est nécessaire d’apprendre à les pratiquer. Discite benefacere 163 , apprenez à faire le bien. Il faut s’y exercer de façon habituelle par les actes appropriés – des actes de sincérité, de véracité, d’équanimité, de sérénité, de patience –, parce que les œuvres sont amour, et que l’on ne peut aimer Dieu seulement en paroles: mais il faut l’aimer en actes, véritablement 164 .

92 Si le chrétien lutte pour acquérir ces vertus, son âme se dispose à recevoir efficacement la grâce de l’Esprit Saint et les qualités humaines se renforcent sous les motions que le Paraclet envoie dans son âme. La Troisième Personne de la Très Sainte Trinité – doux Hôte de l’âme 165 – offre ses dons: don de sagesse, d’intelligence, de conseil, de force, de science, de piété, de crainte de Dieu 166 .
L’on ressent alors la joie et la paix 167 , la paix joyeuse, la jubilation intérieure, et cette vertu humaine de la joie. Quand nous croyons que tout s’effondre devant nous, rien ne s’effondre, parce que Lui seul est ma citadelle 168 . Si Dieu habite en notre âme, tout le reste, pour important que cela paraisse, n’est qu’accidentel, transitoire; en Dieu, en revanche, nous sommes ce qu’il y a de permanent.
Avec le don de piété, l’Esprit Saint nous aide à nous considérer enfants de Dieu pour de vrai. Pourquoi les enfants de Dieu seraient-ils donc tristes? La tristesse est la scorie de l’égoïsme; si nous voulons vivre pour le Seigneur, la joie ne nous manquera pas, tout en découvrant nos erreurs et nos misères. La joie envahit notre vie de prière, jusqu’à ce que nous n’ayons pas d’autre solution que de nous mettre à chanter: parce que nous aimons et que chanter est le propre des amoureux.

93 Si nous vivons de la sorte, nous réaliserons une œuvre de paix dans le monde; nous saurons rendre aimable aux autres le service du Seigneur, parce que Dieu aime celui qui donne avec joie 169 . Le chrétien est un homme parmi d’autres dans la société; mais de son cœur s’écoulera la joie propre à celui qui se propose d’accomplir la Volonté du Père avec l’aide constante de la grâce. Et il ne se sent ni victime, ni diminué, ni limité. Il marche la tête haute, parce qu’il est homme et parce qu’il est fils de Dieu.
Notre foi donne tout leur relief à ces vertus que personne ne devrait oublier de cultiver. Nul ne peut dépasser le chrétien en humanité. C’est pourquoi celui qui suit le Christ est capable – non pas par mérite personnel, mais par grâce du Seigneur – de communiquer à ceux qui l’entourent ce qu’ils pressentent parfois, mais ne parviennent pas à comprendre: à savoir que le bonheur véritable, le service réel du prochain ne passe que par le Cœur de notre Rédempteur, perfectus Deus, perfectus homo.
Accourons à Marie, notre Mère, la créature la plus éminente qui soit sortie des mains de Dieu. Demandons-lui de faire de nous des hommes de bien; que ces vertus humaines, serties sur la vie de la grâce, deviennent l’aide la meilleure pour ceux qui, avec nous, travaillent dans le monde à la paix et au bonheur de tous.

 «    HUMILITÉ    » 

Homélie prononcée le 6 avril 1965, mardi de la Passion

94 Nous allons considérer pendant quelques instants les textes de la Messe de ce mardi de la Passion, afin de savoir discerner la bonne divinisation de la mauvaise divinisation. Nous allons parler d’humilité, car c’est la vertu qui nous aide à connaître à la fois notre misère et notre grandeur.
Notre misère n’est que trop évidente. Je ne parle pas des limitations naturelles: tant de grandes aspirations auxquelles rêvent les hommes et qu’ils ne réaliseront pourtant jamais, ne serait-ce que par manque de temps. Je pense à ce que nous faisons de mal, à nos chutes, à nos erreurs, que nous pourrions éviter et que nous n’évitons pas. Nous faisons continuellement l’expérience de notre manque d’efficacité personnelle. Mais il semble parfois que tout cela vienne ensemble, et se montre avec davantage de force, afin que nous nous rendions compte du peu de chose que nous sommes. Que faire?
Expecta Dominum 170 , aie confiance dans le Seigneur; vis d’espérance, nous suggère l’Église, avec amour et foi. Viriliter agite 171 , reste ferme. Qu’importe que nous soyons des créatures d’argile, si nous avons mis notre espérance en Dieu? Et s’il arrive que l’âme subisse une chute, un recul, bien qu’il ne soit pas nécessaire que cela se produise, on lui administre le remède, comme l’on agit normalement dans la vie courante pour la santé du corps; et l’on recommence de nouveau!

95 N’avez-vous pas remarqué, lorsqu’une famille possède un objet décoratif de valeur et fragile, une potiche par exemple, comme elle en prend soin pour qu’il ne se brise pas? Jusqu’au jour où l’enfant, en jouant, le fait tomber par terre, et où ce souvenir précieux se rompt en plusieurs morceaux. Grande est la peine, mais on le répare aussitôt; on le recompose, on le récole avec soin et, une fois restauré, il est en fin de compte aussi beau qu’avant.
Mais quand l’objet est en faïence, ou simplement en terre cuite, il suffit d’habitude de quelques agrafes, de fils de fer ou d’autre métal qui maintiennent ensemble les morceaux. Et le vase ainsi réparé y gagne un charme original.
Transposons cela à la vie intérieure. En présence de nos misères et de nos péchés, en présence de nos erreurs, bien que, par grâce divine, elles soient peu importantes, ayons recours à la prière et disons à notre Père: Seigneur, sur ma pauvreté, sur ma fragilité, sur mon argile de vase brisé, Seigneur, mets des agrafes et, fort de ma douleur et avec ton pardon, je serai plus solide et plus beau qu’avant! Une prière consolante, que nous devrons répéter quand notre pauvre argile volera en éclats.
Ne soyons pas surpris si nous sommes fragiles, ne nous étonnons pas de constater que notre conduite est ébranlée pour moins que rien; ayez confiance dans le Seigneur, toujours prêt à secourir: Yahvé est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je crainte? 172 . De personne: en parlant de cette façon à notre Père du Ciel, nous montrons que nous n’avons peur de rien ni de personne.

Pour écouter Dieu

96 Si nous nous reportons à la Sainte Écriture, nous verrons que l’humilité est une condition indispensable pour nous disposer à écouter Dieu. Chez les humbles se trouve la sagesse 173 enseigne le livre des Proverbes. L’humilité, c’est nous regarder tels que nous sommes, sans rien nous cacher, avec vérité. Et, comprenant que nous ne valons presque rien, nous nous ouvrons à la grandeur de Dieu: c’est là notre propre grandeur.
Comme elle l’avait bien compris Notre Dame, la Sainte Mère de Jésus, la créature la plus éminente de toutes celles qui ont existé et qui existeront sur la terre! Marie glorifie le pouvoir du Seigneur, qui a renversé les potentats de leurs trônes et élevé les humbles 174 . Elle chante cette providence divine qui s’est accomplie une fois de plus, en elle: parce qu’il a jeté les yeux sur son humble servante. Oui, désormais toutes les générations me diront bienheureuse 175 .
Marie se trouve transformée en sainteté, dans son cœur très pur, en présence de l’humilité de Dieu: L’Esprit Saint viendra sur toi, et la puissance du Très Haut te prendra sous son ombre; c’est pourquoi l’enfant sera saint et sera appelé Fils de Dieu 176 . L’humilité de la Sainte Vierge est la conséquence de cet abîme insondable de grâce, qui se produit avec l’Incarnation de la Seconde Personne de la Très Sainte Trinité dans les entrailles de sa Mère toujours Immaculée.

97 Lorsque saint Paul évoque ce mystère, il éclate également en une hymne joyeuse que nous pouvons aujourd’hui savourer à loisir: ayez entre vous les mêmes sentiments que le Christ Jésus: lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui L’égalait à Dieu par essence. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix 177 .
Jésus-Christ notre Seigneur nous propose fréquemment dans sa prédication l’exemple de l’humilité: mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur 178 . Afin que toi et moi nous apprenions qu’il n’y a pas d’autre chemin, que seule la connaissance sincère de notre néant possède la force d’attirer à nous la grâce divine. Pour nous, Jésus est venu souffrir de la faim et mourir, il est venu ressentir la soif et donner à boire, il est venu se revêtir de notre mortalité et revêtir l’immortalité, il est venu pauvre pour faire des riches 179 .

98 Dieu résiste aux orgueilleux, mais c’est aux humbles qu’il donne sa grâce 180 , nous enseigne l’apôtre saint Pierre. À toute époque, en toute situation humaine, il n’existe qu’un seul chemin pour vivre une vie divine, celui de l’humilité. Serait-ce que le Seigneur prend plaisir à notre humiliation? Non. Que pourrait gagner à notre humiliation Celui qui a créé toutes choses, qui maintient et gouverne tout ce qui existe? Dieu désire seulement notre humilité, que nous nous vidions de nous-mêmes, pour pouvoir nous remplir; il veut que nous ne lui opposions pas d’obstacle, afin que, pour parler de façon humaine, sa grâce trouve davantage de place en notre pauvre cœur. Parce que le Dieu qui nous incite à être humbles est Celui qui transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire, avec cette force qu’il a de pouvoir même se soumettre tout l’Univers 181 . Notre Seigneur nous fait siens, nous divinise d’une bonne divinisation.

L’orgueil, voilà l’ennemi

99 Qu’est-ce qui empêche cette humilité, cette bonne divinisation? L’orgueil. Voilà le péché capital qui conduit à la mauvaise divinisation. L’orgueil nous pousse à suivre, peut-être sur des points très insignifiants, ce que Satan a insinué à nos premiers parents: vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux qui connaissent le bien et le mal 182 . Nous lisons également dans l’Écriture que le principe de l’orgueil, c’est d’abandonner le Seigneur 183 . Parce que ce vice, une fois enraciné, influe sur toute l’existence de l’homme, jusqu’à se transformer en ce que saint Jean appelle la superbia vitæ 184 , l’orgueil de la vie.
Orgueil? De quoi? L’Écriture Sainte a des accents à la fois tragiques et comiques pour stigmatiser l’orgueil: de quoi t’enorgueillis-tu, poussière et cendre? Pendant ta vie déjà, tu vomis tes entrailles. Une maladie légère: le médecin sourit. L’homme qui est aujourd’hui roi, demain sera mort 185 .

100 Quand l’orgueil s’empare d’une âme, il ne faut pas s’étonner si tous les vices arrivent à sa suite comme à la queue leu leu: l’avarice, les intempérances, l’envie, l’injustice. L’orgueilleux essaye en vain de ravir son trône à Dieu, lui qui est miséricordieux envers toutes les créatures, pour s’y installer, et il se comporte de façon cruelle. Demandons au Seigneur de ne pas nous laisser succomber à cette tentation. L’orgueil est le pire des péchés et le plus ridicule. S’il parvient à nous tourmenter avec ses hallucinations multiples, nous nous revêtons d’apparences, nous nous remplissons de vide, nous plastronnons comme la grenouille de la fable qui, présomptueuse, se gonflait le jabot jusqu’à en éclater. L’orgueil est désagréable, même d’un simple point de vue humain: celui qui se considère supérieur à tout et à tous, se contemple continuellement lui-même et méprise les autres, qui lui répondent en se moquant de sa vaine fatuité.

101 Quand nous entendons parler d’orgueil, nous imaginons peut-être une attitude despotique, asservissante: de grands bruits de voix qui acclament le triomphateur qui passe, tel un empereur romain, sous de hauts arcs, faisant mine de baisser la tête de crainte que son front glorieux ne heurte le marbre blanc.
Soyons réalistes: cet orgueil-là est le fruit d’une imagination débridée. Les formes contre lesquelles nous avons à lutter sont plus subtiles, mais plus fréquentes: c’est l’orgueil de préférer nos mérites personnels à ceux du prochain; c’est la vanité dans nos conversations, dans nos pensées et dans nos gestes; c’est une susceptibilité presque maladive, qui se sent atteinte par des mots et des actions qui ne comportent aucune offense.
Tout cela peut bien être – est, en réalité – une tentation courante. L’homme se prend lui-même pour le soleil et le centre de tous ceux qui l’environnent. Tout doit tourner autour de lui. Et il n’est pas rare que, dans son désir maladif, il en arrive même à simuler la douleur, la tristesse et la maladie pour que les autres prennent soin de lui et le cajolent.
C’est l’imagination qui fabrique la plupart des conflits qui se présentent dans la vie intérieure de bien des gens: ils ont dit, ils vont penser, ils font attention à moi... Et cette pauvre âme souffre à cause de sa triste fatuité, de soupçons non fondés. Dans cette aventure malheureuse son amertume est continuelle et volontiers contagieuse: parce qu’elle ne sait pas être humble, parce qu’elle n’a pas appris à s’oublier elle-même pour se donner généreusement au service d’autrui par amour de Dieu.

Un âne pour trône

102 Ayons de nouveau recours à l’Évangile. Regardons-nous dans notre modèle, en Jésus-Christ.
Jacques et Jean, par l’intermédiaire de leur mère, ont demandé au Christ de les placer à sa gauche et à sa droite. Les autres disciples sont indignés contre eux. Et que répond Notre Seigneur? celui qui voudra devenir grand parmi vous se fera votre serviteur et celui qui voudra être le premier parmi vous se fera l’esclave de tous. Aussi bien, le Fils de l’Homme lui-même n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude 186 .
Une autre fois, sur le chemin de Capharnaüm, Jésus allait peut-être devant eux, comme en d’autres étapes. Une fois à la maison il leur demanda: " De quoi discutiez-vous en chemin? " Eux se taisaient car ils avaient discuté en chemin, une fois de plus, de qui était le plus grand. Alors, s’étant assis, il appela les Douze et leur dit: " Si quelqu’un veut être le premier, il se fera le dernier de tous et le serviteur de tous. " Puis, prenant un petit enfant, il le plaça au milieu d’eux et, l’ayant embrassé, il leur dit: " Quiconque accueille un de ces petits enfants en mon nom, c’est moi qu’il accueille; et quiconque m’accueille, ce n’est pas moi qu’il accueille mais Celui qui m’a envoyé 187 . "
Cette façon d’agir de Jésus ne vous enivre-t-elle pas d’amour? Il leur apprend la doctrine et, pour qu’ils la comprennent, il leur donne un exemple vivant. Il appelle un enfant, un de ceux qui devaient être en train de courir dans cette maison, et il le serre contre son Cœur. Quel silence éloquent que celui de Notre Seigneur! Il a déjà tout dit: il aime ceux qui se font comme des enfants, il ajoute ensuite que le résultat de cette simplicité, de cette humilité d’esprit consiste à pouvoir l’embrasser, lui et le Père qui est aux Cieux.

103 Lorsque le moment de sa Passion approche et que Jésus veut montrer sa royauté de façon imagée, il entre triomphalement à Jérusalem, monté sur un âne! Il était écrit que le Messie devait être roi d’humilité: pousse des cris de joie fille de Jérusalem! Voici que ton roi vient à toi: il est juste et victorieux, humble et monté sur un âne, petit d’une ânesse 188 .
Maintenant, pendant la Dernière Cène, le Christ a tout préparé pour se séparer de ses disciples, alors qu’eux se sont embarqués dans une énième discussion pour savoir qui de ce groupe choisi serait considéré comme le plus grand. Jésus se lève de la table, quitte son manteau et, prenant un linge, il s’en ceignit. Puis il verse de l’eau dans un bassin et il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il était ceint 189 .
Il a de nouveau prêché par l’exemple, par les œuvres. Devant ses disciples qui discutaient pour des raisons d’orgueil et de vanité, Jésus se baisse et remplit avec plaisir la fonction de serviteur. Puis, une fois revenu à table il commente: Comprenez-vous ce que je vous ai fait? Vous m’appelez Maître et Seigneur et vous dites bien car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres 190 . Personnellement, cette délicatesse de notre Christ m’émeut. Parce qu’il n’affirme pas: si je m’occupe de cela que ne devrez-vous pas faire de plus? Il se met au même niveau, il ne force pas: il fustige affectueusement le manque de générosité de ces hommes.
Comme aux douze premiers disciples, le Seigneur peut nous suggérer, et il le fait continuellement: exemplum dedi vobis 191 , je vous ai donné un exemple d’humilité. Je me suis transformé en esclave, pour que vous sachiez, avec un cœur doux et humble, servir tous les hommes.

Fruits de l’humilité

104 Plus tu es grand, plus il faut t’abaisser pour trouver grâce devant le Seigneur 192 . Si nous sommes humbles, Dieu ne nous abandonnera jamais. Il humilie l’arrogance de l’orgueilleux mais sauve les humbles. Il délivre l’innocent qui sera sauvé à cause de la pureté de ses mains 193 . La miséricorde infinie du Seigneur ne tarde pas à venir en aide à celui qui l’appelle du fond de son humilité. Il agit alors comme ce qu’il est: comme Dieu Tout-Puissant. Malgré les nombreux dangers, bien que l’âme paraisse traquée, bien qu’elle se trouve entourée de toutes parts par les ennemis de son salut, elle ne périra pas. Et ce n’est pas seulement une tradition du temps passé: cela continue de se produire de nos jours.

105 En lisant l’épître d’aujourd’hui, je voyais Daniel au milieu des lions affamés, et, sans pessimisme, je ne puis dire que n’importe quelle époque passée a été meilleure, car toutes les époques ont été bonnes et mauvaises, je pensais que, par les temps qui courent, beaucoup de lions sont en liberté, et que nous devons vivre au milieu d’eux. Des lions qui cherchent qui dévorer: tamquam leo rugiens circuit, quærens quem devoret 194 .
Comment éviterons-nous ces fauves? Peut-être ne nous arrivera-t-il pas la même chose qu’à Daniel. Je ne suis pas enclin à voir des miracles partout, mais j’aime cette magnificence de Dieu et je comprends qu’il aurait été plus facile pour lui d’apaiser la faim du prophète ou de déposer un plat devant lui; or ce n’est pas ce qu’il a fait. Il a ordonné, en revanche, à un autre prophète, Habaquq, de se déplacer miraculeusement de la Judée pour lui apporter de la nourriture. Il n’a pas hésité à réaliser un grand prodige, parce que Daniel ne se trouvait pas dans cette fosse par hasard mais par l’injustice des suppôts du diable, du fait d’être serviteur de Dieu et destructeur d’idoles.
Quant à nous, sans prodiges spectaculaires, avec la normalité d’une vie chrétienne ordinaire, par des semailles de paix et de joie, nous devons détruire également beaucoup d’idoles: celle de l’incompréhension, celle de l’injustice, celle de l’ignorance, celle de la prétendue suffisance humaine qui tourne le dos à Dieu avec arrogance.
N’ayez pas peur, ne craignez aucun mal, même si les circonstances dans lesquelles vous travaillez sont terribles, pires que celles de Daniel dans la fosse avec ces animaux voraces. Les mains de Dieu sont aussi puissantes et, si besoin était, elles feraient des merveilles. Fidèles! Avec une fidélité aimante, consciente, joyeuse, à la doctrine du Christ, persuadés que les années actuelles ne sont pas pires que celles d’autres siècles et que le Seigneur est toujours le même.
J’ai connu un vieux prêtre qui affirmait de lui-même en souriant: je suis toujours tranquille, tranquille. Nous devons nous trouver toujours ainsi, au beau milieu du monde, entourés de lions affamés, mais sans perdre la paix: tranquilles. Avec amour, avec foi, avec espérance, sans oublier jamais que, s’il le faut, le Seigneur multipliera les miracles.

106 Je vous rappelle que, si vous êtes sincères, si vous vous montrez tels que vous êtes, si vous vous divinisez, à force d’humilité et non d’orgueil, nous nous sentirons sûrs, vous et moi, dans n’importe quel milieu: nous pourrons toujours parler de victoires et nous pourrons nous appeler vainqueurs. Grâce à ces victoires intimes de l’amour de Dieu, qui apportent la sérénité, le bonheur de l’âme, la compréhension.
L’humilité nous poussera à mener à bien de grandes entreprises; mais à la condition que nous ne perdions pas de vue la conscience de notre petitesse, avec une conviction chaque jour plus grande de notre pauvre indigence. Reconnais sans hésitations que tu es un serviteur obligé à rendre un grand nombre de services. Ne te pavane pas d’être appelé fils de Dieu, reconnaissons la grâce, mais n’oublions pas notre nature; ne t’enorgueillis pas si tu as bien servi parce que tu as accompli ce que tu avais à faire. Le soleil réalise sa tâche, la lune obéit; les anges remplissent leur mission. L’instrument choisi par le Seigneur pour les gentils dit: je ne mérite pas le nom d’apôtre parce que j’ai persécuté l’Église de Dieu (1Co 15, 9)... Nous non plus nous ne prétendons pas que l’on nous loue pour nous-mêmes 195 , c’est-à-dire pour nos mérites, toujours mesquins.

Humilité et joie

107 De l’homme perfide et pervers, Dieu, délivre-moi 196 . Le texte de la Messe nous parle à nouveau de bonne divinisation: il fait ressortir à nos yeux la mauvaise pâte dont nous sommes faits, avec tous ses mauvais penchants; puis il supplie, emitte lucem tuam 197 , envoie ta lumière et ta vérité, qui m’ont guidé et m’ont conduit à ta montagne sainte. Il m’importe peu de vous raconter que je me suis ému à la lecture de ces mots du graduel.
Comment devons-nous nous comporter pour acquérir cette bonne divinisation? Nous lisons dans l’Évangile que Jésus ne pouvait pas circuler en Judée parce que les Juifs voulaient le tuer 198 . Lui qui, par sa simple volonté, pouvait éliminer ses ennemis met aussi en œuvre les moyens humains. Lui qui était Dieu, et à qui une décision personnelle suffisait pour changer les circonstances, nous a laissé une leçon pleine de saveur: il ne se rendit pas en Judée. Ses frères lui dirent donc: " Passe d’ici en Judée afin que tes disciples aussi voient les œuvres que tu fais 199 . " Ils prétendaient qu’il se donne en spectacle. Le voyez-vous? Et voyez-vous ce qu’est une leçon de bonne divinisation et de mauvaise divinisation?
Bonne divinisation: En toi se confient, chante l’offertoire, ceux qui connaissent ton nom, tu n’abandonnes pas ceux qui te cherchent, Yahvé 200 . Et c’est la joie de cette poterie d’argile pleine d’agrafes, car il n’oublie pas le cri des malheureux 201 , la joie des humbles.

108 N’accordez pas le moindre crédit à ceux qui présentent la vertu de l’humilité comme de la timidité humaine ou comme une condamnation perpétuelle à la tristesse. Se sentir argile, réparé avec des agrafes, est une source continuelle de joie; cela veut dire nous reconnaître peu de chose devant Dieu: enfant, fils. Et, quand on se sait pauvre et faible, y a-t-il plus grande joie que celle de se savoir aussi fils de Dieu? Pourquoi les hommes s’attristent-ils? Parce que la vie sur la terre ne se déroule pas comme nous l’espérons personnellement, parce que des obstacles se dressent, nous empêchant ou nous rendant plus difficile de continuer à satisfaire ce à quoi nous prétendons.
Il ne se produit rien de tout cela quand l’âme vit la réalité surnaturelle de sa filiation divine. Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous? 202 Je le répète depuis longtemps, la tristesse est le lot de ceux qui s’acharnent à ne pas reconnaître qu’ils sont enfants de Dieu.
Pour terminer, nous découvrons dans la liturgie d’aujourd’hui deux demandes qui doivent jaillir comme une flèche de notre bouche et de notre cœur: Dieu Tout-Puissant, fais qu’en accomplissant toujours ces mystères divins nous méritions de nous approcher des dons célestes 203 . Et donne-nous, Seigneur, nous t’en supplions, de te servir constamment selon ta volonté 204 . Servir, servir, mes fils, c’est notre lot; être des serviteurs de tout le monde, pour que, aux temps où nous vivons, le peuple fidèle augmente en vertu et en nombre 205 .

109 Regardez Marie. Aucune créature ne s’est jamais abandonnée avec plus d’humilité aux desseins de Dieu. L’humilité de l’ancilla Domini 206 , de la servante du Seigneur, est la raison pour laquelle nous l’invoquons comme causa nostra lætitiæ, cause de notre joie. Ève, après avoir commis le péché insensé de vouloir s’égaler à Dieu, se cachait du Seigneur, toute honteuse: elle était triste. Marie, parce qu’elle s’avoue la servante du Seigneur, devient Mère du Verbe divin et se remplit de joie. Que son allégresse de bonne Mère se communique à nous tous: imitons totalement Sainte Marie en cela, pour ainsi ressembler davantage au Christ.

 «    LE DÉTACHEMENT    » 

Homélie prononcée le lundi Saint, 4 avril 1955

110 Ce seuil de la Semaine Sainte, si proche déjà du moment où la Rédemption de l’humanité tout entière sera consommée au Calvaire, me paraît un temps particulièrement approprié pour que nous considérions, toi et moi, les chemins par lesquels Jésus, notre Seigneur, nous a sauvés; pour que nous contemplions son amour vraiment ineffable envers de pauvres créatures, façonnées dans l’argile.
Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris 207: c’est ainsi que notre Mère l’Église nous avertissait à l’entrée du Carême, afin que nous n’oubliions jamais que nous sommes bien peu de chose, qu’un jour viendra où notre corps, actuellement si plein de vie, se réduira en cendres tel le léger nuage de poussière que nos pieds soulèvent en marchant; il se dissipera comme un brouillard que chassent les rayons du soleil 208 .

L’exemple du Christ

J’aimerais cependant, après vous avoir rappelé aussi crûment l’insignifiance de notre personne, vanter à vos yeux une autre réalité admirable: la magnificence divine qui nous soutient et nous divinise. Écoutez les paroles de l’Apôtre: vous connaissez la libéralité de notre Seigneur Jésus-Christ, comment de riche il s’est fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir par sa pauvreté 209 . Considérez posément l’exemple du Maître et vous comprendrez aussitôt que nous disposons d’une matière abondante pour méditer durant toute notre vie, pour concrétiser les résolutions sincères d’une plus grande générosité. Car il ne faut pas perdre de vue le but que nous devons atteindre: chacun de nous doit s’identifier à Jésus-Christ qui – vous l’avez déjà entendu – se fit pauvre pour toi, pour moi, et a souffert, en nous donnant l’exemple, pour que nous suivions la trace de ses pas 210 .

111 Ne t’es-tu pas demandé parfois, mû par une sainte curiosité, comment Jésus-Christ a mené à son terme cette prodigalité d’amour? Saint Paul prend soin à nouveau de répondre: bien qu’il fût de condition divine, (...) il s’anéantit lui-même en prenant la condition d’esclave et devenant semblable aux hommes 211 . Mes enfants, soyez saisis de reconnaissance devant ce mystère et apprenez ceci: tout le pouvoir, toute la majesté, toute la beauté, toute l’harmonie infinie de Dieu, ses richesses grandes et incommensurables, tout un Dieu! est demeuré caché dans l’Humanité du Christ pour nous servir. Le Tout-Puissant se montre décidé à obscurcir sa gloire pour un temps, afin de faciliter la rencontre rédemptrice avec ses créatures.
Dieu, écrit l’évangéliste saint Jean, nul ne l’a jamais vu, le Fils unique, qui est dans le sein du Père, lui, l’a fait connaître 212 , en comparaissant sous le regard stupéfait des hommes: d’abord comme un nouveau-né à Bethléem; puis comme un enfant semblable aux autres; plus tard, au Temple, comme un adolescent à l’esprit réfléchi et éveillé; et enfin avec la figure aimable et attirante du Maître qui bouleversait les cœurs des foules qui l’accompagnaient avec enthousiasme.

112 Quelques traits de l’Amour de Dieu qui s’incarne nous suffisent; et sa générosité touche notre âme, nous enflamme, nous pousse doucement vers une douleur contrite de notre comportement si souvent mesquin et égoïste. Jésus-Christ n’hésite pas à s’abaisser pour nous élever de la misère à la dignité de fils de Dieu, de frères. Au contraire, toi et moi, nous nous enorgueillissons fréquemment et stupidement des dons et des talents reçus, au point d’en faire un piédestal nous permettant de nous imposer aux autres, comme si le mérite de quelques actions, achevées avec une perfection toute relative, dépendait exclusivement de nous: qu’as-tu que tu n’aies reçu? Et si tu l’as reçu, pourquoi t’en vanter comme si tu ne l’avais pas reçu? 213
Lorsque nous considérons le don total que Dieu fait de lui-même et son anéantissement – j’en parle pour que nous le méditions, chacun réfléchissant pour son compte –, la fatuité, la présomption de l’orgueilleux se révèlent être un péché horrible, précisément parce qu’il place la personne à l’opposé du modèle que Jésus-Christ nous a montré par sa conduite. Réfléchissez-y calmement: étant Dieu, il s’est humilié. L’homme, bouffi d’orgueil, rempli de son propre moi, prétend s’exalter à tout prix sans reconnaître qu’il est fait d’une mauvaise terre tout juste bonne pour une cruche.

113 Je ne sais si l’on vous a raconté dans votre enfance la fable du paysan à qui l’on offrit un faisan doré. Une fois passé le premier moment de joie et de surprise d’un tel cadeau, le nouveau maître chercha l’endroit où il pourrait l’enfermer. Au bout de plusieurs heures d’hésitation et après avoir échafaudé divers plans, il choisit de le mettre dans le poulailler. Les poules, frappées par la beauté du nouveau venu, tournaient autour de lui avec l’étonnement de celui qui découvre un demi-dieu. Au milieu de tout ce tumulte vint l’heure de la pitance. Le maître ayant lancé les premières poignées de son, le faisan – affamé par l’attente – s’élança avec avidité pour se remplir le ventre. Devant un spectacle aussi vulgaire – ce prodige de beauté mangeait avec le même appétit qu’un animal des plus ordinaires – ses compagnes de basse-cour désenchantées s’attaquèrent à coups de bec à l’idole déchue jusqu’à ce qu’elles lui eussent arraché toutes ses plumes. L’effondrement de l’égoïste est aussi triste; d’autant plus désastreux qu’il se sera davantage fondé sur ses propres forces, qu’il aura compté avec plus de présomption sur ses capacités personnelles.
Tirez-en des conséquences pratiques pour votre vie quotidienne, dépositaires que vous êtes de quelques talents, surnaturels et humains, dont vous devez profiter en toute droiture, et repoussez le leurre ridicule qui vous fait penser que quelque chose vous appartient, comme si c’était le fruit de votre seul effort. Rappelez-vous qu’il y a un autre facteur, Dieu, dont personne ne peut faire abstraction.

114 Dans cette perspective, soyez convaincus que si nous désirons vraiment suivre le Seigneur de près et rendre un authentique service à Dieu et à l’humanité tout entière, nous devons être sérieusement détachés de nous-mêmes, des dons de l’intelligence, de la santé, de l’honneur, des ambitions nobles, des triomphes, des succès.
Je veux aussi parler, car ta décision doit aller jusque là, des désirs nobles par lesquels nous recherchons exclusivement la gloire et la louange de Dieu, en ajustant notre volonté à la règle claire et précise que voici: Seigneur, je ne veux ceci ou cela que si cela te plaît car sinon, en quoi cela m’intéresse-t-il? Nous portons ainsi un coup mortel à l’égoïsme et à la vanité qui se frayent un chemin dans toutes les consciences; par la même occasion nous obtenons la véritable paix de l’âme, avec un détachement qui s’achève dans la possession de Dieu, de plus en plus intime et intense.
Pour imiter Jésus-Christ notre cœur doit être entièrement libre de tout attachement. Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive. Qui veut en effet sauver sa vie la perdra, mais celui qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. Que servira-t-il donc à l’homme de gagner le monde entier s’il perd son âme? 214 Et saint Grégoire de commenter: Il ne suffirait pas d’être détachés des choses si nous ne renoncions pas à nous-mêmes. Mais... où aller en dehors de nous-mêmes? Qu’est celui qui renonce, s’il se laisse aller à lui-même?
Sachez qu’une est notre condition déchue par le péché; et autre en tant que formés par Dieu. Nous avons été créés dans une nature, mais c’est dans une nature différente que nous nous trouvons par notre faute. Il faut renoncer à ce que nous sommes devenus par nos péchés et nous maintenir tels que nous avons été constitués par la grâce. Aussi celui qui était orgueilleux a déjà renoncé à lui-même si, converti au Christ, il devient humble; si un sensuel se met à mener une vie chaste, il a aussi renoncé à lui-même, dans ce qu’il était auparavant; si un avare cesse de convoiter et commence à être généreux avec ce qui lui appartient en propre, au lieu de s’emparer du bien d’autrui, il s’est certainement renié lui-même 215 .

La maîtrise du chrétien

115 Des cœurs généreux, au détachement sincère, voilà ce que le Seigneur demande. Nous y parviendrons si nous lâchons avec fermeté les amarres ou les fils subtils qui nous attachent à notre propre moi. Je ne vous cache pas que cette détermination exige une lutte constante, de passer par-dessus notre entendement et notre volonté personnels; un renoncement en somme plus ardu que l’abandon des biens matériels les plus convoités.
Ce détachement que le Maître a prêché, et qu’il attend de tous les chrétiens, comporte aussi, nécessairement, des manifestations extérieures. Jésus-Christ cœpit facere et docere 216: il annonça sa doctrine par ses œuvres avant de le faire par la parole. Vous l’avez vu naître dans une étable, dans le dénuement le plus absolu, dormant son premier sommeil sur terre couché sur la paille d’une mangeoire. Ensuite, durant les années de ses parcours apostoliques, vous vous souvenez, parmi bien d’autres exemples, de l’avertissement très clair qu’il adressa à l’un de ceux qui s’offrirent à l’accompagner comme disciple: les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids; le Fils de l’homme, lui, n’a pas où reposer la tête 217 . N’omettez pas non plus de méditer la scène que rapporte l’Évangile, où les Apôtres, pour tromper leur faim, arrachent en route quelques épis de blé un jour de sabbat 218 .

116 Nous pouvons dire que, face à la mission qu’il a reçue du Père, notre Seigneur vécut au jour le jour, comme il le conseillait dans l’un des enseignements les plus évocateurs qui soient sortis de sa bouche divine: Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. Car la vie est plus que la nourriture et le corps plus que le vêtement. Regardez les corbeaux; ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n’ont ni cellier ni grenier, et Dieu les nourrit! Combien plus valez-vous que les oiseaux!... Regardez les lis, comme ils poussent: ils ne travaillent ni ne filent. Or, je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas été vêtu comme l’un d’eux. Si, dans les champs, Dieu revêt de la sorte l’herbe qui est aujourd’hui, et demain sera jetée au four, combien plus le fera-t-il pour vous, gens de peu de foi 219 !
Si nous vivions plus confiants en la Providence divine, sûrs – avec une foi forte! – de cette protection quotidienne qui ne nous fait jamais défaut, combien de préoccupations ou d’inquiétudes ne nous épargnerions-nous pas? Tant de soucis disparaîtraient qui, selon le mot de Jésus, sont propres aux païens, aux hommes de ce monde 220 , à ceux qui manquent de sens surnaturel. Je voudrais, dans une confidence d’ami, de prêtre, de père, vous remettre en mémoire en toute circonstance que, par la miséricorde de Dieu, nous sommes enfants de Notre Père tout-puissant, qui est au ciel et en même temps dans l’intimité de notre cœur; je voudrais graver en lettres de feu dans votre esprit que nous avons toutes les raisons du monde pour parcourir cette terre avec optimisme, l’âme bien détachée des choses qui semblent indispensables – car votre Père sait bien ce dont vous avez besoin 221! – et qu’il y pourvoira. Croyez-moi: c’est seulement de cette manière que nous nous conduirons en maîtres de la Création 222 , et que nous éviterons le triste esclavage où tant sont tombés oublieux de leur condition d’enfants de Dieu, alors qu’ils se donnent beaucoup de mal pour un lendemain ou un après-demain qu’ils ne verront peut-être même pas.

117 Permettez-moi, une fois de plus, de vous faire part d’une toute petite parcelle de mon expérience personnelle. Je vous ouvre mon âme en présence de Dieu, pleinement persuadé que je ne suis en rien un modèle, que je ne suis qu’une loque, un pauvre instrument, sourd et inepte, que le Seigneur a utilisé afin que l’on constate avec plus d’évidence qu’il écrit parfaitement avec le pied d’une table. C’est pourquoi en vous parlant de moi, il ne me vient pas à l’idée si peu que ce soit de penser qu’il y ait un quelconque mérite personnel dans mon comportement. Je prétends moins encore vous imposer les chemins par où le Seigneur m’a mené, car il peut très bien se faire que le Maître ne vous demande pas ce qui m’a tant aidé à travailler sans entrave à cette Œuvre de Dieu à laquelle j’ai consacré mon existence tout entière.
Je vous assure, je l’ai touché de mes mains, je l’ai contemplé de mes yeux, que si vous vous confiez à la divine Providence, si vous vous abandonnez dans ses bras tout-puissants, vous ne manquerez jamais des moyens de servir Dieu, l’Église sainte, les âmes, sans négliger pour autant aucun de vos devoirs; et vous jouirez, de plus, d’une joie et d’une paix que mundus dare non potest 223 , que la possession de tous les biens de la terre ne peut donner.
Dès le début de l’Opus Dei, en 1928, outre que je ne disposais d’ aucune ressource humaine, je n’ai personnellement jamais brassé ne serait-ce qu’un centime; je ne suis pas davantage intervenu directement dans les problèmes financiers qui se posent logiquement à tous ceux qui entreprennent quelque chose avec des créatures – des hommes en chair et en os et non des anges – qui ont besoin d’instruments matériels pour développer efficacement leur action.
Pour soutenir ses œuvres apostoliques, l’Opus Dei a eu besoin de la collaboration généreuse de beaucoup de personnes, et je pense qu’il en aura toujours besoin, jusqu’à la fin des temps; d’une part, parce que ces activités ne sont jamais rentables; de l’autre, parce que, malgré le nombre croissant de ceux qui coopèrent et le travail de mes enfants, si l’amour de Dieu est présent, l’apostolat s’élargit et les besoins se multiplient. C’est pourquoi j’ai fait rire plus d’une fois mes enfants, car, tandis que je les incitais avec fermeté à répondre fidèlement à la grâce de Dieu, je les encourageais aussi à tenir tête avec effronterie au Seigneur, pour lui demander plus de grâces et aussi les espèces sonnantes et trébuchantes dont nous avions un besoin urgent.
Les premières années nous manquions même du plus indispensable. Attirés par le feu de Dieu, des ouvriers, des artisans, des étudiants..., venaient à moi, qui ignoraient la gêne et l’indigence dans lesquelles nous nous trouvions parce que, à l’Opus Dei, avec le secours du ciel, nous nous sommes toujours efforcés de travailler de façon à ce que le sacrifice et la prière soient abondants et cachés. En jetant maintenant un regard sur cette époque, une action de grâce éperdue jaillit de notre cœur: quelle assurance habitait notre âme! Nous savions qu’en cherchant le royaume de Dieu et sa justice le reste nous serait donné par surcroît 224 . Et je puis vous assurer que nous n’avons renoncé à aucune initiative apostolique par manque de ressources matérielles: au moment voulu, dans sa Providence ordinaire, Dieu notre Père nous fournissait d’une manière ou d’une autre ce dont nous avions besoin, pour que nous voyions ainsi qu’il est toujours bon payeur.

118 Si vous désirez à tout moment être maître de vous-mêmes, je vous conseille de fournir un très gros effort pour vous détacher de toute chose, sans crainte ni hésitation. Ensuite, au moment de vous occuper de vos obligations personnelles, familiales.... et de les accomplir, utilisez les moyens terrestres honnêtes avec rectitude, en pensant au service de Dieu, à l’Église, à votre famille, à votre tâche professionnelle, à votre pays, à l’humanité tout entière. Dites-vous bien que ce qui est important ne se traduit pas dans le fait de posséder ceci ou de manquer de cela, mais de se conduire en accord avec la vérité que notre foi chrétienne nous enseigne: les biens créés sont des moyens, rien d’autre. Repoussez donc le mirage qui consiste à y voir quelque chose de définitif: ne vous amassez point de trésors sur la terre, où la mite et le ver consument, où les voleurs perforent et cambriolent. Mais amassez-vous des trésors dans le ciel: là, point de mite ni de ver qui consume, point de voleurs qui perforent et cambriolent. Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur 225 .
Lorsque quelqu’un axe son bonheur exclusivement sur les choses d’ici-bas – j’ai été témoin de véritables tragédies –, il en pervertit l’usage raisonnable et détruit l’ordre sagement disposé par le Créateur. Son cœur devient alors triste et insatisfait; il s’engage sur la voie d’un éternel mécontentement et finit par être dès ici-bas esclave, victime de ces mêmes biens qu’il a peut-être atteint au prix d’efforts et de renoncements innombrables. Mais surtout, je vous recommande de ne jamais oublier que Dieu n’a pas de place, n’habite pas un cœur embourbé dans un amour désordonné, grossier, vain. Nul ne peut servir deux maîtres: ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et I’Argent 226 . Fixons donc notre cœur dans l’amour capable de nous rendre heureux... Désirons les trésors du ciel 227 .

119 Je ne suis pas en train de t’amener à cesser d’accomplir tes devoirs ou de revendiquer tes droits. Au contraire, pour chacun de nous, habituellement, un repli sur ce front revient à une lâche désertion de la lutte pour devenir saints à laquelle Dieu nous a appelés. C’est pourquoi, en toute conscience, tu dois t’efforcer, spécialement dans ton travail, à ce que ni toi ni les tiens ne manquiez de ce qui convient pour vivre avec une dignité chrétienne. Si à un moment quelconque, tu éprouves dans ton propre corps le poids de l’indigence, ne t’attriste pas, ne te rebelle pas; mais, j’insiste, essaie d’employer tous les moyens nobles pour surmonter cette situation, car agir d’une autre façon reviendrait à tenter Dieu. Et dans la lutte souviens-toi toujours de ceci: omnia in bonum! Tout, y compris la pénurie, la pauvreté, coopère au bien de ceux qui aiment le Seigneur 228 . Habitue-toi dès maintenant à affronter avec joie les petites limites, les incommodités, le froid, la chaleur, la privation de quelque chose qui te semble indispensable, le fait de ne pouvoir te reposer comme tu le voudrais et quand tu le voudrais, la faim, la solitude, l’ingratitude, l’incompréhension, le déshonneur...

Père... ne les ôte pas du monde

120 Nous sommes des hommes de la rue, des chrétiens courants, plongés dans le courant circulatoire de la société, et le Seigneur veut que nous soyons saints, apostoliques, précisément au milieu de notre travail professionnel, c’est-à-dire en nous sanctifiant dans cette tâche, en la sanctifiant et en aidant les autres à se sanctifier dans cette même tâche. Soyez convaincus que Dieu nous attend dans ce milieu avec une sollicitude de Père, d’Ami. Et pensez qu’en réalisant votre tâche professionnelle en toute responsabilité, non seulement vous subvenez à vos besoins financiers, mais vous rendez un service on ne peut plus direct au développement de la société, vous allégez aussi les charges des autres et vous aidez tant d’œuvres d’assistance, au niveau local et universel, en faveur des individus et des peuples moins favorisés.

121 En nous comportant normalement, comme nos semblables, et avec un sens surnaturel, nous ne faisons que suivre l’exemple de Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme. Remarquez que toute sa vie est pleine de naturel. Il passe six lustres caché, sans attirer l’attention, comme un travailleur parmi d’autres, et on le connaît dans sa bourgade comme le fils du charpentier. Au long de sa vie publique on ne remarque rien non plus d’étrange ou qui détonne. Il s’entourait d’amis comme n’importe lequel de ses concitoyens et ne se distinguait pas d’eux par sa conduite. Au point que Judas, pour le désigner, doit convenir d’un signe: celui à qui je donnerai le baiser, c’est lui 229 . Il n’y avait en Jésus rien d’extravagant. Je suis très ému par cette règle de conduite de notre Maître, qui passe comme un homme parmi d’autres.
Répondant à un appel particulier, Jean-Baptiste était vêtu d’une peau de chameau et se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Le Sauveur portait une tunique d’une seule pièce, mangeait et buvait comme les autres, se réjouissait du bonheur d’autrui, était ému de la douleur de son prochain, ne refusait pas le repos que lui offraient ses amis, et personne n’ignorait qu’il avait gagné sa vie pendant de nombreuses années en travaillant de ses mains auprès de Joseph, l’artisan. C’est ainsi que nous devons nous comporter dans le monde: comme notre Seigneur. En peu de mots, je te dirai que nous devons avoir le vêtement propre, le corps propre et, surtout, l’âme propre.
Le Seigneur, qui prêche un détachement aussi remarquable des biens terrestres, apporte en même temps, pourquoi ne pas le signaler, un soin admirable à ne pas les gaspiller. Après le miracle de la multiplication des pains, qui rassasièrent si généreusement plus de cinq mille hommes, il dit à ses disciples: " Ramassez les morceaux qui restent, afin que rien ne soit perdu. Ils les ramassèrent donc et remplirent douze corbeilles 230 . Si vous méditez attentivement toute cette scène, vous apprendrez à ne jamais être mesquins, mais plutôt à devenir de bons administrateurs des talents et des moyens matériels que Dieu vous a accordés.

122 Le détachement que je prêche, après avoir contemplé notre Modèle, est maîtrise de soi, non la pauvreté voyante et criarde, qui masque la paresse et l’abandon. Tu dois t’habiller selon ta condition, selon le milieu dans lequel tu vis: ta famille, ton travail...; comme tes collègues, mais pour Dieu, avec le souci de donner une image authentique et attirante de la vraie vie chrétienne. Avec naturel, sans extravagance: je vous assure qu’il vaut mieux pécher par excès que par défaut. Comment imagines-tu le maintien de notre Seigneur? N’as-tu jamais pensé à la dignité avec laquelle il devait porter cette tunique sans couture que les mains de Sainte Marie ont dû tisser? Ne te souviens-tu pas qu’il se plaint chez Simon qu’on ne lui a pas présenté d’eau pour se laver avant de passer à table 231? Il est vrai qu’il s’est servi de ce manque de politesse pour mieux mettre en valeur par cette anecdote son enseignement selon lequel l’amour se manifeste en des petits détails; mais il fait aussi en sorte de montrer clairement qu’il observe les coutumes sociales. C’est pourquoi nous devons, toi et moi, nous efforcer de nous détacher des biens et du confort du monde, mais sans éclat, sans rien faire de bizarre.
Pour moi, une preuve de ce que nous nous sentons maîtres du monde, administrateurs fidèles de Dieu, vient du soin que nous prenons des choses que nous utilisons, pour qu’elles se conservent, qu’elles durent, qu’elles soient utiles, qu’elles servent le plus longtemps possible à leur finalité, de sorte que rien ne s’abîme. Dans les centres de l’Opus Dei vous verrez une décoration simple, accueillante et, surtout, propre. Ne confondons pas pauvreté et mauvais goût ou saleté! Pourtant je comprends que, selon tes possibilités et tes obligations sociales, familiales, tu possèdes des objets de valeur et que tu en prennes soin, tout en conservant l’esprit de mortification, le détachement.

123 Il y a de nombreuses années – plus de vingt-cinq –, je me rendais à un réfectoire pour mendiants qui, de toute la journée, n’avaient pour autre nourriture que le repas qu’on leur y servait. C’était un local spacieux dont s’occupaient un groupe de dames dévouées. Après la première distribution d’autres mendiants s’empressaient de venir recueillir les restes. Un des mendiants de ce second groupe attira mon attention: il possédait une cuillère en étain! Il la sortait précautionneusement de sa poche, la regardait avec avidité, avec délectation et, lorsqu’il avait terminé de savourer sa pitance, il regardait à nouveau la cuiller et ses yeux semblaient crier: elle est à moi! Il la léchait ensuite par deux fois pour la nettoyer puis, satisfait, la remettait dans les plis de ses haillons. Elle lui appartenait, en effet, pauvre miséreux qui, parmi ces gens, ses compagnons d’infortune, se considérait riche!
Je connaissais à la même époque une dame de la noblesse, une Grande d’Espagne. Devant Dieu cela ne compte pas: nous sommes tous égaux, tous enfants d’Adam et d’Ève, créatures faibles, bourrées de défauts, capables – si le Seigneur nous abandonne – des pires forfaits. Depuis que le Christ nous a rachetés, il n’y a plus de différence ni de race, ni de langue, ni de couleur, ni de lignage, ni de richesse...: nous sommes tous enfants de Dieu. Cette personne dont je vous parle maintenant habitait dans une noble demeure, mais elle ne dépensait même pas deux pésètes par jour pour elle. En revanche, elle rétribuait généreusement les personnes à son service et consacrait le reste à venir en aide aux nécessiteux, tout en s’imposant à elle-même des privations de toutes sortes. Cette femme ne manquait d’aucun des biens que tant ambitionnent, mais elle était personnellement pauvre, très mortifiée, complètement détachée de tout. Vous m’avez compris? Nous n’avons d’ailleurs qu’à écouter les paroles du Seigneur: Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est à eux 232 .
Si tu veux atteindre cet esprit, je te conseille d’être parcimonieux vis-à-vis de toi-même et très généreux envers les autres; évite les dépenses superflues, par luxe, caprice, vanité, commodité...; ne te crée pas de besoins. En un mot, apprends avec saint Paul à savoir te priver et être à l’aise. En tout temps et de toutes manières, je me suis initié à la satiété comme à la faim, à l’abondance comme au dénuement. Je puis tout en Celui qui me rend fort 233 . Et comme l’Apôtre, nous sortirons ainsi vainqueurs de la lutte spirituelle pour peu que nous maintenions notre cœur détaché, libre de toute entrave.
Nous tous qui descendons aux arènes de la foi, dit saint Grégoire le Grand, nous prenons sur nous de lutter contre les esprits malins. Les diables ne possèdent rien en ce monde et, par conséquent, comme ils se présentent nus, nous devons nous aussi lutter nus. Car si un lutteur habillé combat contre un lutteur sans habits, il aura vite fait d’être renversé, car son ennemi y trouvera une prise. Et que sont les choses de la terre sinon une sorte de vêtement 234?

Dieu aime celui qui donne avec joie

124 Dans ce même cadre du détachement total que le Seigneur nous demande, je veux vous indiquer un autre point d’une particulière importance: la santé. Pour la plupart vous êtes actuellement jeunes; vous traversez cette étape formidable de plénitude de vie, qui déborde d’énergie. Mais le temps passe et l’usure physique commence inexorablement à se faire sentir; viennent ensuite les limites de l’âge mûr et enfin les infirmités de la vieillesse. De plus, à tout moment, n’importe lequel d’entre nous peut tomber malade ou souffrir d’un trouble corporel.
Ce n’est que si nous profitons en toute droiture, chrétiennement, des époques de bien-être physique, des bonnes périodes, que nous accepterons aussi avec une joie surnaturelle les événements que les gens qualifient à tort de mauvais. Sans vouloir descendre à trop de détails, j’aimerais vous faire part de mon expérience personnelle. Lorsque nous sommes malades nous pouvons êtres assommants: on ne fait pas attention à moi, personne ne pense à moi, on ne me soigne pas comme je le mérite, personne ne me comprend... Le diable toujours à l’affût, attaque par n’importe quel côté; et dans la maladie sa tactique consiste à créer une espèce de psychose qui éloigne de Dieu, qui rend l’ambiance amère ou qui détruit le trésor de mérites que l’on obtient pour le bien de toutes les âmes lorsque l’on supporte la souffrance avec un optimisme surnaturel, lorsqu’on l’aime! Donc si la volonté de Dieu est que le coup de griffe de l’épreuve nous atteigne, acceptez-le comme une preuve qu’il nous juge suffisamment mûrs pour nous associer plus étroitement à sa Croix rédemptrice.
Il faut en effet une préparation lointaine, réalisée chaque jour avec un saint détachement de soi, pour nous disposer à supporter de bonne grâce la maladie ou l’infortune, si Dieu la permet. Servez-vous déjà des occasions courantes, d’une privation quelconque, de la douleur dans ses petites manifestations habituelles, de la mortification, et mettez en pratique les vertus chrétiennes.

125 Nous devons être exigeants avec nous-mêmes dans la vie quotidienne, afin de ne pas nous inventer de faux problèmes, des besoins artificiels qui, en fin de compte, procèdent de la suffisance, de l’envie, d’un esprit de confort et de paresse. Nous devons aller à Dieu d’un pas rapide, sans poids mort ni bagages qui rendent notre marche difficile. Précisément parce que la pauvreté d’esprit ne consiste pas à ne rien avoir mais à être détachés réellement, nous devons rester sur nos gardes pour ne pas nous laisser tromper par des besoins prétendument de force majeure. Recherchez ce qui suffit, recherchez ce qui est assez. Et ne désirez rien d’autre. Ce qui est en plus est fardeau et non soulagement; cela nous attriste au lieu de nous remonter 235 .
Quand je vous donne ces conseils, je ne pense pas à des situations étranges, anormales ou compliquées. Je connais quelqu’un qui employait comme signets pour les livres des bouts de papiers sur lesquels il écrivait quelques oraisons jaculatoires qui l’aidaient à maintenir la présence de Dieu. Et il ressentit l’envie de conserver amoureusement ce trésor, jusqu’au jour où il se rendit compte qu’il était en train de s’attacher à ces bouts de papiers de rien du tout. Quel drôle de modèle de vertus! Peu m’importe de vous montrer toutes mes misères, si cela peut vous servir à quelque chose. J’ai volontairement découvert un peu le pot aux roses, parce qu’il t’arrive peut-être la même chose, à toi aussi: tes livres, tes vêtements, ta table, tes... idoles de quincaillerie.
Dans des cas comme ceux-là, je vous recommande de consulter votre directeur spirituel, sans esprit puéril ou scrupuleux. Il suffira parfois, pour y porter remède, de la petite mortification consistant à se passer de l’utilisation de quelque chose pour une courte durée. Ou dans un autre ordre d’idée, tu peux très bien renoncer un jour sans problème au moyen de transport que tu utilises habituellement et donner en aumône ce que tu auras économisé, même si c’est peu de chose. De toute façon, si tu as l’esprit de détachement, tu découvriras des occasions continuelles, discrètes et efficaces, de l’exercer.
Après avoir ouvert mon âme, je dois vous avouer qu’il y a un attachement auquel je ne voudrais jamais renoncer: celui de vous aimer vraiment tous. Je l’ai appris du meilleur Maître et je voudrais suivre on ne peut plus fidèlement son exemple, en aimant sans limites les âmes, à commencer par ceux qui m’entourent. N’êtes-vous pas émus par la charité ardente, la tendresse de Jésus-Christ que l’évangéliste utilise pour désigner l’un de ses disciples quem diligebat Jesus 236 , celui qu’il aimait?

126 Nous terminerons par une réflexion que l’Évangile de la Messe d’aujourd’hui nous offre: six jours avant la Pâque, Jésus vint à Béthanie, où se trouvait Lazare, qu’il avait ressuscité des morts. On lui offrit là un repas. Marthe servait. Lazare était l’un des convives. Marie, prenant une livre d’un parfum de vrai nard, très coûteux, en oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux; et la maison s’emplit de la senteur du parfum 237 . Quelle preuve de magnanimité dans ce gaspillage de Marie! Judas se plaint de ce que l’on ait gâché un parfum qui valait – dans sa cupidité, il a très bien fait le calcul – au moins trois cents deniers 238 .
Le véritable détachement porte à être généreux avec Dieu et avec nos frères; à nous remuer, à chercher des ressources, à nous dépenser pour aider ceux qui sont dans le besoin. Un chrétien ne peut se contenter d’un travail qui lui permette de gagner suffisamment pour lui et les siens: sa grandeur de cœur le poussera à donner un coup de collier pour aider les autres, par charité, et aussi par esprit de justice, comme saint Paul l’écrivait aux Romains: La Macédoine et l’Achaïe ont bien voulu prendre quelque part aux besoins des saints de Jérusalem qui sont dans la pauvreté. Oui, elles l’ont bien voulu, et elles le leur devaient: si les païens, en effet, ont participé à leurs biens spirituels, ils doivent à leur tour les servir de leurs biens temporels 239 .
Ne soyez ni mesquins ni pingres avec Celui qui s’est si généreusement surpassé pour nous au point de se livrer totalement, sans compter. Réfléchissez-y: que vous coûte, même sur le plan financier, le fait d’être chrétien? Mais surtout, n’oubliez pas que Dieu aime qui donne avec joie. Dieu d’ailleurs a le pouvoir de vous combler de toutes sortes de grâces, de sorte qu’ayant toujours en toutes choses tout ce qu’il vous faut, il vous reste du superflu pour toute bonne œuvre 240 .
Alors que nous nous approchons pendant cette Semaine Sainte des douleurs de Jésus-Christ, nous allons demander à la Très Sainte Vierge que, comme Elle 241 , nous sachions, nous aussi, méditer avec soin et conserver tous ces enseignements dans notre cœur.

 «    SUR LES PAS DU SEIGNEUR    » 

Homélie prononcée le 3 avril 1955

127 Ego sum via, veritas et vita 242 . Je suis le chemin, la vérité et la vie. Par ces mots sans équivoque, le Seigneur nous a montré le vrai sentier qui mène au bonheur éternel. Ego sum via: il est l’unique chemin qui relie le Ciel à la terre. Il le déclare à tous les hommes. Mais il le rappelle spécialement à ceux qui, comme toi et moi, lui ont dit qu’ils sont décidés à prendre au sérieux leur vocation de chrétiens, afin que Dieu soit toujours présent dans leurs pensées, sur leurs lèvres et dans toutes leurs actions, même les plus ordinaires et les plus courantes.
Jésus est le chemin. Il a laissé sur cette terre les traces nettes de ses pas, signes indélébiles que ni l’usure des ans ni la perfidie de l’ennemi n’ont réussi à effacer. Jesus Christus heri et hodie; ipse et in sæcula 243 . Comme j’aime à le rappeler! Jésus-Christ, tel qu’il fut hier pour les apôtres et ceux qui le cherchaient, vit aujourd’hui pour nous, et vivra dans les siècles des siècles. C’est nous les hommes qui, parfois, ne parvenons pas à découvrir son visage, perpétuellement actuel, parce que nous regardons avec des yeux fatigués ou troubles. En commençant ce moment de prière auprès du tabernacle demande-lui, comme l’aveugle de l’Évangile: Domine, ut videam 244! Seigneur, fais que je voie! que mon intelligence s’inonde de lumière et que la parole du Christ pénètre dans mon esprit; que sa Vie s’enracine dans mon âme, afin de me transformer en vue de la gloire éternelle.

Le chemin du chrétien

128 Comme l’enseignement du Christ est transparent! Ouvrons comme d’habitude le Nouveau Testament, cette fois-ci au chapitre 11 de saint Matthieu: apprenez de moi, car je suis doux et humble de cœur 245 . T’en rends-tu compte? Nous devons apprendre de lui, de Jésus, notre unique modèle. Si tu veux progresser en évitant les faux pas et les égarements, tu n’as qu’à marcher là où il a marché, poser la plante de tes pieds sur l’empreinte de ses pas, pénétrer dans son Cœur humble et patient, boire à la source de ses commandements et de ses actes d’amour. En un mot, tu dois t’identifier à Jésus-Christ, tu dois t’efforcer de te convertir pour de bon en un autre Christ parmi tes frères les hommes.
Afin que personne ne s’y méprenne, nous allons lire une autre citation de saint Matthieu. Au chapitre 16, le Seigneur précise encore davantage sa doctrine: si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive 246 . Le chemin de Dieu est fait de renoncement, de mortification, de don de soi, mais non de tristesse ou de découragement.
Examine à nouveau l’exemple du Christ, depuis le berceau de Bethléem jusqu’au trône du Calvaire. Considère son abnégation, ses privations: la faim, la soif, la fatigue, la chaleur, le sommeil, les mauvais traitements, les incompréhensions, les larmes… 247 Et sa joie de sauver l’humanité tout entière. J’aimerais que tu graves à présent au plus profond de ton esprit et de ton cœur, afin de le méditer souvent et de le traduire en résultats pratiques, ce résumé de saint Paul quand il invitait les Éphésiens à suivre sans hésiter les pas du Seigneur: cherchez à imiter Dieu, comme des enfants bien-aimés, et suivez la voie de l’amour, à l’exemple du Christ qui vous a aimés et s’est livré pour nous, s’offrant à Dieu en sacrifice d’agréable odeur 248 .

129 Jésus s’est livré lui-même, s’offrant en holocauste par amour. Et toi, disciple du Christ, toi, fils préféré de Dieu, toi, qui as été acheté au prix de la Croix, toi aussi tu dois être prêt à te renier toi-même. C’est pourquoi, quelles que soient les circonstances concrètes dans lesquelles nous nous trouvons, ni toi ni moi nous ne pouvons nous comporter de façon égoïste, embourgeoisée, confortable, dissipée... et, pardonne ma sincérité, imbécile! Si tu recherches l’estime des hommes, si tu désires être bien considéré ou apprécié, et si tu ne cherches qu’à mener une vie confortable, tu t’es égaré sur ta route... Dans la cité des saints, seuls peuvent entrer, se reposer et régner avec le Roi pour l’éternité ceux qui ont parcouru la voie dure, resserrée et étroite des tribulations 249 .
Tu dois te décider volontairement à porter la Croix. Sinon tu diras en paroles que tu imites le Christ, mais tes actions le démentiront; et tu ne pourras pas entrer dans l’intimité du Maître, ni l’aimer vraiment. Il est urgent que nous autres chrétiens, nous soyons bien convaincus de cette réalité: nous ne suivons pas de près le Seigneur quand nous ne savons pas nous priver spontanément de toutes les choses que réclament le caprice, la vanité, le plaisir, l’intérêt... Pas une seule journée ne doit s’écouler sans que tu l’aies assaisonnée de la grâce et du sel de la mortification. Repousse aussi l’idée que tu en seras malheureux. Quel pauvre bonheur que le tien, si tu n’apprenais pas à te vaincre, si tu te laissais écraser et dominer par tes passions et tes velléités, au lieu de prendre ta croix courageusement.

130 Je me rappelle à présent – certains d’entre vous m’ont sûrement entendu faire ce même commentaire dans d’autres méditations – le rêve d’un écrivain du siècle d’or espagnol. Deux chemins s’ouvrent devant lui. Le premier apparaît large et carrossable, aisé, bien pourvu en auberges, hôtelleries et autres endroits agréables et plaisants. Des gens y avancent à cheval ou en carrosse, au milieu de musiques et de rires – des éclats de rire fous; l’on y découvre une foule enivrée par des plaisirs apparents, éphémères, car cette route conduit à un précipice sans fond. C’est le chemin qu’empruntent les mondains, les éternels embourgeoisés; ils affichent une joie qu’en fait ils n’ont pas; ils cherchent insatiablement toutes sortes de commodités et de plaisirs...; la douleur, le renoncement, le sacrifice leur font horreur. Ils ne veulent pas entendre parler de la Croix du Christ, qui leur paraît être une affaire de fous. En réalité, ce sont eux les fous: esclaves de l’envie, de la gourmandise, de la sensualité, ils finissent par souffrir bien davantage et ils se rendent compte trop tard qu’ils ont vendu leur bonheur terrestre et éternel à vil prix, pour une bagatelle insipide. Le Seigneur nous prévient: qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. Que servira-t-il donc à l’homme de gagner le monde entier, s’il ruine sa propre vie 250 ?
Dans ce songe, un autre sentier prend une direction différente: il est si étroit et sa pente est si raide qu’il est impossible de le parcourir à cheval. Tous ceux qui l’empruntent avancent à pied, peut-être en zigzaguant, mais le visage serein, foulant des chardons et contournant des rochers. Par endroits, ils abandonnent des lambeaux de leurs vêtements et même leur chair. Mais un verger les attend au bout, le bonheur pour toujours, le Ciel. C’est le chemin des âmes saintes qui s’humilient; qui, par amour pour Jésus-Christ, se sacrifient avec joie pour les autres; la route de ceux qui ne craignent pas de grimper, chargés amoureusement de leur Croix, aussi lourde soit-elle, car ils savent que si le poids les renverse, ils pourront se relever et continuer l’ascension: le Christ est la force de ces voyageurs.

131 Qu’importe de trébucher si nous trouvons dans la douleur de la chute l’énergie qui nous aide à nous relever et nous pousse à continuer avec un courage renouvelé? N’oubliez pas que le saint n’est pas celui qui ne tombe jamais, mais celui qui se relève toujours, humblement et avec une sainte opiniâtreté. S’il est écrit au livre des Proverbes que le juste tombe sept fois par jour 251 , toi et moi, pauvres créatures, nous ne devons pas nous étonner ni nous décourager devant nos misères personnelles, devant nos faux pas. Nous irons toujours de l’avant si nous cherchons la force d’âme auprès de Celui qui nous a promis: Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai 252 . Merci, Seigneur, quia tu es, Deus, fortitudo mea 253 , car tu as toujours été, toi, et toi seul, mon Dieu, ma force, mon refuge, mon appui.
Sois humble, si tu veux vraiment progresser dans la vie intérieure. Aie recours avec constance, avec confiance à l’aide du Seigneur et de sa Mère bénie, qui est aussi ta Mère. Avec sérénité, tranquillement, si douloureuse que soit la blessure encore ouverte de ta dernière chute, étreins une fois encore la croix et dis: Seigneur, avec ton aide, je lutterai pour ne pas m’arrêter, je répondrai fidèlement à tes invitations sans craindre les pentes abruptes, ni la monotonie apparente du travail habituel, ni les chardons et les cailloux du chemin. J’ai la certitude que ta miséricorde m’assiste et qu’à la fin je trouverai le bonheur éternel, la joie et l’amour pour les siècles sans fin.
Et puis, dans ce même songe, l’écrivain découvrait un troisième itinéraire: étroit, lui aussi plein d’aspérités et de pentes raides comme le second. Quelques personnes y cheminaient au milieu de mille épreuves, mais avec une allure solennelle et majestueuse. Cependant, elles débouchaient sur le même précipice horrible auquel le premier sentier conduisait. C’est le chemin que parcourent les hypocrites, ceux qui manquent de droiture d’intention, ceux qui sont mûs par un faux zèle, ceux qui pervertissent les œuvres divines en les mêlant à des égoïsmes temporels. C’est de la folie que de s’engager dans une dure entreprise dans le but d’être admiré; d’observer les commandements de Dieu au prix d’un effort pénible, pour aspirer à une récompense terrestre. Celui qui prétend retirer des profits humains de l’exercice des vertus est semblable à celui qui ferait une mauvaise affaire en vendant un objet de valeur pour quelques sous: il aurait pu gagner le Ciel et, au lieu de cela, il s’est contenté d’une louange éphémère... C’est pourquoi l’on dit que les espérances des hypocrites sont comme une toile d’araignée: il faut beaucoup d’efforts pour la tisser et à la fin le vent de la mort l’emporte d’un souffle 254 .

Le regard tourné vers le but

132 Si je vous rappelle ces solides vérités, c’est pour vous inviter à examiner attentivement les mobiles qui dictent votre conduite, afin de rectifier ce qui doit être rectifié, réorientant toute chose vers le service de Dieu et de vos frères les hommes. Prenez garde au fait que le Seigneur est passé près de nous: il nous a regardés avec affection et nous a appelés d’un saint appel, non en considération de nos œuvres, mais conformément à son propre dessein et à sa grâce, qui nous fut donnée avant tous les siècles dans le Christ Jésus 255 .
Purifiez votre intention, ayez soin de toute chose par amour de Dieu, en embrassant avec joie la croix de chaque jour. Je l’ai répété des milliers de fois, parce que je pense que ces idées doivent être gravées dans le cœur des chrétiens: quand nous ne nous bornons pas à tolérer la contradiction, la douleur physique ou morale, mais qu’au contraire nous l’aimons et que nous l’offrons à Dieu en réparation pour nos péchés personnels et pour les péchés de tous les hommes, alors je vous assure que cette souffrance n’accable pas.
Nous ne portons plus n’importe quelle croix, nous découvrons la Croix du Christ avec, en plus, la consolation de constater que le Rédempteur se charge d’en supporter le poids. Nous collaborons comme Simon de Cyrène qui se vit obligé de prêter ses épaules pour aider Jésus, alors qu’il revenait de travailler son champ et pensait à un repos mérité 256 . Être volontairement le Cyrénéen du Christ, accompagner d’aussi près son Humanité souffrante, réduite à une loque, n’est pas un malheur pour une âme aimante, mais lui apporte la certitude de la proximité de Dieu qui, par ce choix, la bénit.
De nombreuses personnes m’ont souvent parlé avec étonnement de la joie que, grâce à Dieu, mes enfants de l’Opus Dei possèdent et communiquent aux autres. Devant l’évidence de cette réalité, je réponds toujours par la même explication, car je n’en connais pas d’autre: le fondement de leur bonheur réside dans le fait de ne craindre ni la vie ni la mort, de ne pas se laisser intimider par les tribulations, dans un effort quotidien pour vivre avec esprit de sacrifice, constamment disposés, malgré leur misère et leur faiblesse personnelles, à se renier eux-mêmes, pour rendre le chemin chrétien plus aisé et plus aimable pour les autres.

Comme le battement du cœur

133 Tandis que je vous parle, je sais que, en la présence de Dieu, vous essayez de réviser votre comportement. N’est-il pas vrai que la plupart de ces peines qui ont troublé ton âme, de ces manques de paix viennent de ce que tu n’as pas répondu aux invitations divines; ou bien de ce que tu étais peut-être en train de parcourir le chemin des hypocrites, parce que tu te cherchais toi-même? Dans la triste tentative de conserver, aux yeux de ceux qui t’entourent, la simple apparence d’une attitude chrétienne, tu te refusais en toi-même à accepter le renoncement, à mortifier tes passions déviées, à te livrer sans condition, avec abnégation, comme Jésus-Christ.
Voyez-vous, pendant ces moments de méditation devant le tabernacle, vous ne pouvez pas vous contenter d’écouter les paroles que le prêtre prononce, matérialisant en quelque sorte l’oraison intime de chacun d’entre vous. Je te propose quelques réflexions, je t’indique quelques points, pour que tu les recueilles activement, et que tu réfléchisses de ton côté, les prenant pour thème d’un colloque tout à fait personnel et silencieux entre Dieu et toi, qui t’amènera à les appliquer à ta situation actuelle et, avec la lumière que le Seigneur te donnera, à distinguer dans ta conduite ce qui est droit de ce qui s’engage sur une mauvaise voie, afin de rectifier cela avec le secours de sa grâce.
Remercie le Seigneur de cette abondance de bonnes œuvres que tu as réalisées, de façon désintéressée, car tu peux chanter avec le psalmiste: il me tira de la fosse fatale, de la vase du bourbier; il a dressé mes pieds sur le roc, affermissant mes pas 257 . Demande-lui aussi pardon pour tes omissions ou pour tes faux pas lorsque tu t’es introduit dans le lamentable labyrinthe de l’hypocrisie, en affirmant que tu désirais la gloire de Dieu et le bien de ton prochain, alors qu’en réalité tu t’honorais toi-même... Sois audacieux, sois généreux et dis: non, je ne veux plus jamais décevoir ni le Seigneur ni l’humanité.

134 C’est le moment d’accourir à ta Mère bénie du Ciel, pour qu’elle te reçoive dans ses bras et t’obtienne de son Fils un regard de miséricorde. Essaye aussitôt de formuler des résolutions concrètes: finis-en une fois pour toutes, bien que cela te coûte, avec cette petite chose qui fait obstacle, et que Dieu et toi vous connaissez bien. L’orgueil, la sensualité, le manque de sens surnaturel s’allieront pour te murmurer: cela? mais ce n’est qu’un détail ridicule, insignifiant! Réponds sans dialoguer davantage avec la tentation: je me donnerai aussi en accomplissant cette exigence divine! Et tu auras bien raison: l’amour se prouve d’une manière toute particulière par de petits riens. D’ordinaire, parmi les sacrifices que le Seigneur nous demande, les plus ardus sont minuscules, mais aussi continuels et efficaces que les battements du cœur.
Combien de mères as-tu connu qui ont accompli un acte héroïque, extraordinaire? Peu, bien peu. Cependant des mères héroïques, véritablement héroïques, qui n’apparaissent pas comme des figures spectaculaires, qui ne feront jamais la une des journaux, comme on dit, nous en connaissons beaucoup toi et moi. Elles vivent en renonçant à elles-mêmes à tout moment, sacrifiant avec joie leurs propres goûts et intérêts, leur temps, leurs possibilités d’affirmation personnelle ou de succès, pour remplir de bonheur les jours de leurs enfants.

135 Prenons d’autres exemples, tirés également de la vie courante. Saint Paul les mentionne: tout athlète se prive de tout; mais eux c’est pour obtenir une couronne périssable, nous, une impérissable 258 . Il vous suffit de jeter un regard autour de vous. Voyez le nombre de sacrifices que les hommes et les femmes s’imposent, bon gré mal gré, pour soigner leurs corps, pour protéger leur santé, pour gagner l’estime d’autrui... Et nous, ne serions-nous pas capables de nous émouvoir de l’immense amour de Dieu si mal payé de retour par l’humanité, en mortifiant ce qui doit être mortifié, afin que notre intelligence et notre cœur vivent davantage attentifs au Seigneur?
Le sens chrétien a été tellement défiguré dans tant de consciences que, quand on parle de mortification et de pénitence, on ne pense qu’aux longs jeûnes et aux cilices dont il est question dans les admirables récits de quelques biographies de saints. En commençant cette méditation, nous avons établi, comme prémisses qui allaient de soi, que nous devons prendre Jésus-Christ pour modèle de notre conduite. Or, s’il est vrai qu’il a préparé sa prédication en se retirant au désert, y jeûnant quarante jours et quarante nuits 259 , il n’est pas moins certain qu’il a pratiqué avant et après la vertu de tempérance avec un tel naturel que ses ennemis en profitèrent pour l’accuser calomnieusement d’être un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs 260 .

136 Je tiens à ce que vous découvriez dans toute sa profondeur cette simplicité du Maître, qui ne fait pas ostentation de sa vie de pénitence. C’est ce qu’il te demande aussi à toi: quand vous jeûnez, ne vous donnez pas un air sombre comme font les hypocrites: ils prennent une mine défaite, pour qu’on voie bien qu’ils jeûnent. En vérité je vous le dis, ils ont déjà leur récompense. Pour toi, quand tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, pour que ton jeûne soit connu, non des hommes, mais de ton Père qui est là, dans le secret: et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra 261 .
C’est ainsi que tu dois t’exercer à l’esprit de pénitence: face à Dieu et comme un enfant, comme le tout petit qui, pour prouver à son père combien il l’aime, sait renoncer à ses quelques trésors de peu de valeur: une bobine, un soldat sans tête, une capsule de bouteille. Le geste lui coûte, mais, à la fin, l’affection l’emporte et, tout heureux, il tend la main.

137 Permettez-moi d’insister encore sur le chemin que Dieu attend que chacun de nous parcoure, lorsqu’il nous appelle à le servir au milieu du monde, pour sanctifier les activités courantes et nous sanctifier à travers elles. Avec un très grand bon sens tout empreint en même temps de foi, saint Paul prêchait qu’il est écrit dans la Loi de Moïse: " Tu ne muselleras pas le bœuf qui foule le grain 262 . " Et il se demande: Dieu se met-il en peine des bœufs? N’est-ce pas pour nous qu’il parle? Oui, évidemment, c’est pour nous que cela a été écrit: celui qui laboure doit labourer dans l’espérance, et celui qui foule le grain, dans l’espérance d’en avoir sa part 263 .
On n’a jamais réduit la vie chrétienne à un corset étouffant d’obligations, qui laisserait l’âme en proie à une tension exaspérée; elle s’adapte aux circonstances individuelles comme un gant à la main, et elle demande que, par la prière et la mortification, nous ne perdions jamais l’objectif surnaturel dans l’accomplissement de nos tâches habituelles, grandes et petites. Pensez que Dieu aime passionnément ses créatures; comment l’âne pourra-t-il travailler si on ne lui donne rien à manger, s’il n’a pas le temps de reprendre des forces ou si l’on affaiblit sa vigueur par des coups excessifs? Ton corps est comme un âne – Dieu a eu un âne pour trône à Jérusalem – qui te porte sur son dos par les sentiers divins de la terre: tu dois t’en rendre maître pour qu’il ne s’éloigne pas de la voie de Dieu et pour encourager à ce que son trot soit aussi joyeux et fougueux qu’on peut l’attendre d’un âne.

L’esprit de pénitence

138 Est-ce que tu tâches déjà de prendre des résolutions sincères? Demande au Seigneur de t’aider à te compliquer la vie par amour pour lui; à mettre en tout, avec naturel, le parfum purificateur de la mortification; à te dépenser à son service, sans ostentation, en silence, tout comme se consume la veilleuse qui brille près du tabernacle. Et pour le cas où tu ne saurais pas maintenant comment répondre de façon concrète aux requêtes divines qui frappent ton cœur, écoute-moi bien.
La pénitence, c’est l’accomplissement exact de l’horaire que tu t’es fixé, même si ton corps oppose de la résistance ou si ton esprit prétend s’évader dans des rêveries chimériques. La pénitence, c’est se lever à l’heure. Et aussi ne pas remettre à plus tard, sans motif valable, une tâche qui t’est plus difficile ou coûteuse que d’autres.
La pénitence consiste à savoir concilier tes obligations envers Dieu, envers les autres et envers toi-même, en te montrant exigeant envers toi-même pour trouver du temps pour chaque chose. Tu es pénitent lorsque tu te plies amoureusement à ton plan de prière, même si tu es épuisé, sans envie ou froid.
La pénitence, c’est traiter toujours les autres avec la plus grande charité, en commençant par ton entourage. C’est apporter la plus grande délicatesse à t’occuper de ceux qui souffrent, des malades, de ceux qui traversent une épreuve. C’est répondre avec patience aux raseurs et aux importuns. C’est interrompre ou modifier nos plans lorsque les circonstances, les intérêts bons et justes des autres surtout, le requièrent.
La pénitence consiste à supporter avec bonne humeur les mille petites contrariétés de la journée; à ne pas abandonner ton occupation même si tu perds momentanément l’enthousiasme des débuts avec lequel tu l’avais entreprise; à manger avec reconnaissance ce qu’on te sert, sans importuner par des caprices.
La pénitence, pour les parents et, en général, pour tous ceux qui ont une mission de direction ou d’éducation, c’est corriger quand il le faut, en accord avec la nature de l’erreur et les conditions de celui qui a besoin de cette aide, par-delà les subjectivismes bornés et sentimentaux.
L’esprit de pénitence nous amène à ne pas nous attacher d’une façon désordonnée à notre ébauche monumentale de projets futurs, dans laquelle nous avons déjà prévu nos traits et nos coups de pinceau magistraux. Quelle joie nous donnons à Dieu lorsque nous savons renoncer à nos gribouillis et à nos coups de brosse d’artiste amateur et que nous permettons que ce soit lui qui ajoute les traits et les couleurs qui lui plaisent le plus!

139 Je pourrais continuer à t’indiquer une foule de détails de pénitence (je t’ai seulement cité ceux qui me venaient maintenant à l’esprit) dont tu peux tirer profit tout au long de ta journée pour t’approcher de plus en plus de Dieu, de plus en plus de ton prochain. J’insiste que si je t’ai mentionné ces exemples, ce n’est pas parce que je méprise les grandes pénitences; au contraire, elles s’avèrent saintes et bonnes, et même nécessaires, quand le Seigneur nous appelle sur ce chemin, en comptant toujours avec l’approbation de celui qui dirige ton âme. Mais je te préviens que les grandes pénitences sont également compatibles avec les chutes retentissantes, provoquées par l’orgueil. En revanche, si nous cherchons continuellement à plaire à Dieu dans nos petits combats personnels – sourire quand on n’en a pas envie!je t’assure que, par moments, un sourire coûte plus qu’une heure de cilice –, nous évitons par là de donner prise à l’orgueil, ou de tomber dans la naïveté ridicule de nous prendre pour des héros admirables. Nous serons plutôt devant lui comme cet enfant qui ne peut offrir à son père que des petits riens, que celui-ci reçoit avec une immense joie.
Mais alors, un chrétien doit-il toujours se mortifier? Oui, mais par amour. Parce que nous portons le trésor de notre vocation en des vases d’argile, pour qu’on voie bien que cette extraordinaire puissance appartient à Dieu et ne vient pas de nous. Nous sommes pressés de toutes parts, mais non pas écrasés; ne sachant qu’espérer, mais non désespérés; persécutés, mais non abandonnés; terrassés, mais non annihilés. Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit, elle aussi, manifestée dans notre corps 264 .

140 Peut-être ne nous étions-nous pas sentis jusqu’à maintenant poussés à suivre d’aussi près les pas du Christ. Peut-être ne nous étions-nous pas rendu compte que nous pouvons unir nos petits renoncements à son sacrifice réparateur: pour nos péchés, pour les péchés des hommes de toutes les époques, pour l’action perverse de Lucifer qui continue d’opposer à Dieu son non serviam! Comment oserions-nous proclamer sans hypocrisie: " Seigneur, les offenses qui blessent ton Cœur très aimable me font mal ", si nous ne nous décidions pas à nous priver d’une bagatelle ou à offrir un sacrifice minuscule en louange à son Amour? La pénitence, véritable réparation, nous lance sur le chemin du don de soi, de la charité. Don de soi pour réparer, et charité pour aider les autres, comme le Christ nous a aidés.
Dorénavant, ayez hâte d’aimer. L’amour nous empêchera de nous plaindre, de protester. Il est vrai que nous essuyons souvent des contrariétés; mais nous nous en plaignons; et alors, outre que nous gaspillons la grâce de Dieu, nous lui ôtons la possibilité de nous adresser d’autres appels. Hilarem enim datorem diligit Deus 265 . Dieu aime celui qui donne avec joie, avec la spontanéité qui naît d’un cœur aimant, sans les simagrées de celui qui se donne à Dieu comme s’il lui faisait une faveur.

141 Tourne à nouveau tes regards vers ta vie et demande pardon pour tel ou tel détail qui saute tout de suite aux yeux de ta conscience; pour le mauvais usage que tu fais de ta langue; pour les pensées qui tournent continuellement autour de toi-même; pour le jugement critique consenti, qui te préoccupe bêtement et est une source d’inquiétude et de souci permanents… Vous pouvez être tellement heureux! Le Seigneur veut que nous soyons contents, ivres de joie, marchant sur les chemins de bonheur qu’il a lui-même parcourus! Nous ne nous sentons malheureux que lorsque nous nous entêtons à nous égarer en nous engageant sur le chemin de l’égoïsme et de la sensualité; bien pire encore, si nous empruntons celui de l’hypocrisie.
Le chrétien doit se montrer authentique, véridique, sincère dans tous ses actes. Sa conduite doit refléter un esprit: celui du Christ. Si quelqu’un a, en ce monde, l’obligation d’être cohérent, c’est bien le chrétien, parce qu’il a reçu en dépôt, pour faire fructifier ce don 266 , la vérité qui libère, qui sauve 267 . Père, me demanderez-vous, comment puis-je parvenir à cette sincérité de vie? Jésus-Christ a donné à son Église tous les moyens nécessaires: il nous a appris à prier, à fréquenter son Père céleste; il nous a envoyé son Esprit, le Grand Inconnu, qui agit en notre âme; et il nous a laissé les signes visibles de la grâce que sont les sacrements. Utilise-les. Intensifie ta vie de piété. Fais oraison tous les jours. Et ne refuse jamais ton épaule au fardeau aimable de la Croix du Seigneur.
C’est Jésus qui t’a invité à le suivre comme un bon disciple, afin que ton passage sur la terre te permette de semer la paix et la joie que le monde ne peut donner. Pour cela, j’insiste, nous devons marcher sans peur de la vie et sans peur de la mort, sans fuir à tout prix la douleur qui, pour un chrétien, est toujours un moyen de purification et l’occasion d’aimer vraiment ses frères, mettant à profit les mille circonstances de la vie courante.
Le temps s’est écoulé. Je dois mettre un point final à ces réflexions, par lesquelles j’ai tenté de remuer ton âme pour que tu répondes en concrétisant quelques résolutions, peu nombreuses, mais précises. Pense que Dieu veut que tu sois heureux et que, si tu fais de ton côté ce que tu peux, tu seras heureux, très heureux, follement heureux, même si la Croix ne te manque jamais. Mais désormais cette Croix n’est plus un gibet; c’est le trône d’où le Christ règne. Et près de lui, se trouve sa Mère, qui est aussi notre Mère. La Sainte Vierge t’obtiendra le courage dont tu as besoin pour marcher d’un pas décidé sur les traces de son Fils.

 «    L’AMITIÉ AVEC DIEU    » 

Homélie prononcée le 5 avril 1964, Dimanche in albis

142 Ce dimanche in albis me fait penser à une vieille et pieuse tradition de chez moi. En ce jour où la liturgie nous invite à désirer la nourriture spirituelle – rationabile, sine dolo lac concupiscite 268 , désirez le lait spirituel non frelaté – il était alors d’usage d’apporter la Sainte Communion aux malades, – et pas seulement dans les cas graves – afin de leur permettre d’accomplir le précepte pascal.
Dans quelques grandes villes les paroisses organisaient des processions eucharistiques. Je me rappelle que, lorsque j’étais étudiant à Saragosse, il était courant d’y rencontrer dans la grand’rue trois processions entièrement composées d’hommes, de milliers d’hommes, portant de grands cierges allumés. De solides gens, qui accompagnaient le Saint-Sacrement avec une foi plus grande encore que leurs immenses cierges de plusieurs kilos.
La nuit dernière, m’étant réveillé à plusieurs reprises, j’ai répété, en guise d’oraison jaculatoire, cette phrase de l’Écriture: quasi modo geniti infantes 269 , comme des enfants nouveau-nés... Je considérais que cette invitation de l’Église venait à point nommé pour tous ceux qui éprouvent la réalité de leur filiation divine. S’il est bien vrai que nous devons être fermes, solides, d’une trempe telle que nous exercions une influence là où nous nous trouvons, comme il est doux néanmoins de se sentir de tout petits enfants devant Dieu!

Nous sommes enfants de Dieu

Quasi modo geniti infantes, rationabile, sine dolo lac concupiscite 270: " Comme des enfants nouveau-nés pleurez pour recevoir le lait pur et sans souillure de l’esprit. " Ce verset de Pierre est extraordinaire, et je comprends bien que la liturgie lui ait ajouté: exsultate Deo adiutori nostro: jubilate Deo Jacob 271; criez de joie pour Dieu notre force, acclamez le Dieu de Jacob, qui est aussi notre Père et Seigneur. Cependant, j’aimerais qu’en ce jour nous méditions, vous et moi, non sur le Saint-Sacrement de l’Autel, qui arrache à notre cœur les plus sublimes louanges à Jésus, mais sur cette certitude de la filiation divine, ainsi que sur quelques-unes des conséquences qui en découlent pour ceux qui veulent vivre sérieusement leur vie chrétienne

143 Pour de tout autres raisons, qu’il ne sied pas de rappeler mais que Jésus, qui nous préside depuis le Tabernacle, connaît bien, mon existence m’a conduit à me sentir tout spécialement fils de Dieu; j’ai pu goûter la joie de me blottir contre le cœur de mon Père, pour rectifier, pour me purifier, pour le servir, pour comprendre et excuser tout le monde, à partir de son amour et de mon humiliation.
Aussi voudrais-je insister maintenant sur la nécessité pour vous et pour moi de nous ressaisir, de sortir de cet engourdissement provoqué par notre faiblesse, et qui nous assoupit si facilement. Nous recommencerons alors à percevoir, de façon plus profonde et plus immédiate, la réalité de notre condition d’enfants de Dieu.
L’exemple de Jésus, le passage du Christ sur cette terre d’Orient, nous aident à nous pénétrer de cette vérité. Si nous recevons le témoignage des hommes, lisons-nous dans l’épître de Jean, le témoignage de Dieu est plus grand 272 . Le témoignage de Dieu, en quoi consiste-t-il donc? Saint Jean nous dit encore: voyez quel grand amour a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu, car nous le sommes... Bien-aimés, dès maintenant nous sommes enfants de Dieu 273 .
Au fil des années, j’ai tâché de m’appuyer sans défaillir sur cette réalité si encourageante. Ma prière, en toute circonstance, a toujours été la même, à quelques nuances près. Je lui ai dit: Seigneur, c’est toi qui m’as placé ici; toi qui m’as confié ceci ou cela, et moi, j’ai confiance en toi. Je sais que tu es mon Père, et j’ai toujours observé que les tout-petits ont une confiance totale en leurs parents. Mon expérience sacerdotale m’a confirmé que cet abandon dans les mains de Dieu porte les âmes à acquérir une piété forte, profonde et sereine, qui les pousse à travailler constamment avec droiture d’intention.

L’exemple de Jésus-Christ

144 Quasi modo geniti infantes... Avec joie j’ai répandu partout cette idée: nous sommes de petits enfants de Dieu. Elle nous fait savourer les paroles que nous retrouvons aussi dans la liturgie de la Messe: tout ce qui est né de Dieu est vainqueur du monde 274 , surmonte les difficultés, remporte la victoire, dans cette grande bataille pour la paix dans les âmes et dans la société.
Notre sagesse et notre force nous viennent précisément de la conviction de notre petitesse, de notre néant devant Dieu. Mais c’est lui qui, en même temps, nous pousse à agir avec une assurance confiante et à prêcher Jésus-Christ, son Fils Unique, en dépit de nos erreurs et de nos misères personnelles, à condition que notre faiblesse s’accompagne d’une volonté de lutter pour en venir à bout.
Vous m’avez sans doute entendu reprendre souvent ce conseil de l’Écriture: discite benefacere 275 . Nous devons en effet apprendre et enseigner à faire le bien. Il nous faut commencer par nous-mêmes, en nous appliquant à découvrir quel est ce bien que nous devons rechercher ardemment pour nous, pour chacun de nos amis et pour tout homme. Je ne connais point de meilleure façon de considérer la grandeur de Dieu que de se placer sous cet angle ineffable et pourtant simple: il est bien notre Père et nous sommes ses enfants.

145 Tournons à nouveau nos regards vers le Maître. Peut-être entends-tu, toi aussi, en ce moment, le reproche adressé à Thomas: porte ton doigt ici: voici mes mains; avance ta main et mets-la dans mon côté et ne sois plus incrédule mais croyant 276 , et du fond de ton cœur tu t’écrieras avec l’apôtre, dans un élan de contrition sincère: mon Seigneur et mon Dieu 277! Je te reconnais pour mon Maître à tout jamais et, avec ton secours, je garderai comme un trésor tes enseignements et je m’efforcerai de les suivre loyalement.
Quelques pages plus haut, nous revivons dans l’Évangile la scène où Jésus se retire pour prier, ses disciples se tenant tout près de lui, sans doute en train de le contempler. Quand il eut fini, l’un d’eux se décida à L’implorer: Seigneur, apprends-nous à prier comme Jean l’a appris à ses disciples. Il leur dit: quand vous priez, dites: Père que ton nom soit sanctifié 278 .
Vous remarquerez comme la réponse est surprenante: les disciples partagent leur vie avec Jésus-Christ et, tout en conversant avec eux, le Seigneur leur montre comment ils doivent prier. Il leur révèle le grand secret de la miséricorde divine: nous sommes enfants de Dieu, et nous pouvons nous entretenir en toute confiance avec lui, comme un enfant converse avec son père.
Lorsque je considère la façon dont certains envisagent la vie de piété – ces échanges entre le chrétien et son Seigneur – et qu’on m’en propose une image désagréable, théorique, pleine de formules toutes faites, bourrées de rengaines sans âme, favorisant plus l’anonymat que la conversation personnelle, en tête-à-tête avec Dieu Notre Père – l’authentique oraison vocale n’est pas compatible avec l’anonymat –, je me rappelle ce conseil du Seigneur: dans vos prières, ne rabâchez pas comme les païens: ils s’imaginent qu’en parlant beaucoup ils se feront mieux écouter. N’allez pas faire comme eux; car votre Père sait bien ce qu’il faut que vous lui demandiez 279 . Un Père de l’Église a écrit à ce propos: je crois que le Christ nous demande d’éviter les longues prières, longues quant à la suite interminable de paroles, mais non quant au temps. Le Seigneur lui-même nous a donné en exemple la veuve qui, à force de réclamations, vient à bout de la résistance du juge inique; et cet autre exemple de l’ami importun qui arrive la nuit à des heures indues et qui, par entêtement plus que par amitié, obtient de son ami qu’il sorte de son lit, (cf. Lc 11, 5-8; Lc 18, 1-8). Par ces deux exemples il nous invite à la demande constante, non dans d’interminables prières, mais par le simple exposé de nos besoins 280 .
Et si malgré tout, au début de votre méditation, vous n’arrivez pas à concentrer votre attention pour parler à Dieu, si vous vous trouvez froids et si votre tête semble incapable de formuler la moindre idée, ou si votre cœur ne réagit pas, je vous conseille ce que j’ai toujours essayé de faire dans ces cas-là: mettez-vous en présence de votre Père et dites-lui tout au moins: " Seigneur je ne sais pas prier, je ne trouve rien à te raconter!... " Soyez-en sûrs, à ce moment-même vous avez commencé à prier.

Piété: une attitude d’enfant

146 La piété, qui naît de la filiation divine, est une démarche profonde de l’âme, qui finit par transformer l’existence tout entière; elle imprègne toutes les pensées, tous les désirs, tous les élans du cœur. N’avez-vous pas remarqué comment, dans les familles, les enfants, sans même s’en rendre compte, imitent leurs parents; ils refont leurs gestes, prennent leurs habitudes, s’identifient avec eux en beaucoup de leurs attitudes.
Il en va de même dans la conduite d’un bon fils de Dieu. L’on parvient ainsi, sans trop savoir comment, ni par quelle voie, à cette divinisation merveilleuse qui nous aide à envisager les événements avec le relief surnaturel que procure la foi; on se met à aimer tous les hommes comme notre Père du Ciel les aime lui-même et, ce qui est plus déterminant, on en tire un nouvel élan dans l’effort quotidien pour s’approcher du Seigneur. J’insiste: nos misères n’ont plus d’importance, car les bras aimants de Notre Père sont là pour nous relever.
Notez la différence qu’il y a entre la chute d’un enfant et celle d’un adulte. Pour les enfants une chute n’a guère d’importance: ils trébuchent si souvent! Et s’ils laissent couler de chaudes larmes, leur père leur explique: les hommes ne pleurent pas. Et l’incident est clos par l’effort du gamin pour contenter son père.
Voyez, en revanche, ce qui se passe lorsqu’un adulte perd l’équilibre et se retrouve par terre. On serait pris d’un fou rire si la compassion ne nous retenait pas. Sans compter que la chute peut avoir des conséquences graves; elle peut même provoquer une fracture irréparable chez un vieillard. Dans la vie intérieure nous avons intérêt à être tous quasi modo geniti infantes, tels des bambins, que l’on croirait de caoutchouc; ils s’amusent, même quand ils trébuchent, car ils se relèvent aussitôt pour reprendre leurs pirouettes. Ils savent aussi qu’en cas de besoin leurs parents les consoleront..
Si nous essayons de nous comporter comme eux, nos faux-pas et nos échecs dans la vie intérieure, d’ailleurs inévitables, ne nous rendront jamais amers. Nous en serons peinés, certes, mais non découragés; un sourire naîtra sur nos lèvres, comme l’eau pure de la source, quand nous nous souviendrons que nous sommes les enfants de cet Amour, de cette grandeur, de cette sagesse infinie, de cette miséricorde qu’est notre Père. J’ai appris, tout au long d’une vie au service du Seigneur, à devenir un tout petit enfant de Dieu. Et c’est ce que je vous demande. Soyez quasi modo geniti infantes, comme des enfants qui réclament la parole de Dieu, le pain de Dieu, l’aliment de Dieu, la force de Dieu, pour nous conduire dorénavant comme des chrétiens dignes de ce nom.

147 Soyez vraiment comme des enfants! Plus vous le serez, mieux ce sera. C’est là l’expérience d’un prêtre qui a dû se relever bien souvent tout au long de ces trente-six années – qu’elles ont été courtes et longues à la fois! – au cours desquelles il s’efforce toujours d’accomplir une Volonté précise de Dieu. Une chose m’a toujours aidé: l’idée que je continue d’être un enfant; c’est pourquoi je me blottis continuellement dans le giron de ma Mère et contre le Cœur du Christ, mon Seigneur.
Les grandes chutes, celles qui ravagent profondément l’âme, et qui sont parfois presque irréparables, sont toujours provoquées par l’orgueil, qui porte à se croire adulte, autosuffisant. Dans ces cas-là l’individu est comme incapables de demander de l’aide à qui pourrait la lui fournir, non seulement à Dieu, mais à l’ami, au prêtre. Cette pauvre âme, isolée dans son malheur, s’enfonce dans le désarroi, dans l’égarement.
Prions Dieu dès maintenant, de ne jamais permettre que nous soyons satisfaits de nous-mêmes, de faire toujours grandir en nous le désir de son secours, de sa parole, de son Pain, de son réconfort, de sa force: rationabile, sine dolo lac concupiscite; aiguisez votre faim, votre aspiration à devenir des enfants. Croyez bien que c’est le meilleur moyen de vaincre l’orgueil. Soyez-en persuadés, c’est le seul remède pour que notre conduite soit bonne, grande, divine. En vérité, je vous le dis, si vous ne retournez pas à l’état des enfants vous ne pourrez entrer dans le Royaume des Cieux 281 .

148 Mes souvenirs de jeunesse me reviennent de nouveau en mémoire. Quelle preuve de foi chez ces hommes! Il me semble que j’entends encore leurs chants liturgiques, que je respire toujours le parfum de l’encens, je vois des milliers et des milliers d’hommes, chacun portant son grand cierge, symbole de sa misère, mais avec un cœur d’enfant, d’enfant qui n’arrive peut-être pas à lever la tête pour regarder son père droit dans les yeux. Comprends et vois comme il est mauvais et amer d’abandonner Yahvé ton Dieu 282 . Renouvelons notre ferme décision de ne jamais nous écarter du Seigneur à cause des soucis de ce monde. Faisons croître notre soif de Dieu, grâce à des résolutions concrètes pour notre conduite, tels des enfants qui reconnaissent leur propre indigence et qui cherchent, qui réclament sans cesse leur Père.
Mais je reviens à ce que je vous disais: il faut apprendre à être comme des tout-petits, il faut apprendre à être enfants de Dieu. Et, au passage, il faut transmettre à tous cet esprit qui, au milieu des faiblesses naturelles, nous rendra " fermes dans la foi 283 ", féconds dans nos œuvres et assurés sur notre chemin. Alors, quelle que soit la nature de la faute que nous pourrons commettre, aussi triste soit-elle, nous n’hésiterons jamais à réagir, à revenir sur la grand’route de la filiation divine qui aboutit dans les bras grands ouverts de Dieu notre Père qui nous attend.
Qui pourrait oublier les bras de son père? Ils n’étaient peut-être pas aussi tendres, aussi doux, aussi délicats que ceux de sa mère. Mais ces bras robustes et forts nous serraient chaleureusement et nous mettaient en sécurité. Merci Seigneur pour ces bras solides. Merci pour ces mains vigoureuses. Merci pour ce cœur débordant de tendresse et de fermeté. J’allais même te remercier pour mes erreurs. Mais non, tu n’en veux pas! Mais tu les comprends, les excuses, les pardonnes.
Voilà donc la sagesse à laquelle Dieu s’attend dans nos rapports avec lui. C’est là un raisonnement tout ce qu’il y a de plus mathématique: reconnaître que nous ne sommes que quantité négligeable… Pourtant Dieu notre Père nous aime, chacun d’entre nous, tels que nous sommes! Si moi, qui ne suis qu’un pauvre homme, je vous aime chacun de vous tel que vous êtes, imaginez donc ce que doit être l’Amour de Dieu, pourvu que nous luttions, pourvu que nous nous efforcions de régler notre vie selon notre conscience bien formée.

Plan de vie

149 À l’heure de faire porter notre examen sur ce qu’est et devrait être notre vie de piété, sur quels points précis nous devrions améliorer notre relation personnelle avec Dieu, si vous m’avez bien suivi, vous repousserez la tentation de bâtir des châteaux en Espagne, car vous aurez découvert que le Seigneur se contente que nous lui offrions à chaque instant de petites marques d’amour.
Essaie de t’en tenir à un plan de vie, avec constance: quelques minutes de prière mentale; l’assistance à la Sainte Messe, tous les jours si possible, et la communion fréquente; un recours assidu au saint sacrement du Pardon, même si ta conscience ne te reproche pas de péché mortel; la visite à Jésus dans le Tabernacle; la récitation et la contemplation des mystères du Saint Rosaire, et tant de merveilleuses pratiques de piété que tu connais bien ou que tu peux apprendre.
Elles ne doivent pas devenir des normes rigides, tels des compartiments étanches; elles indiquent un itinéraire souple, adapté à ta condition d’homme qui vit en pleine rue, accomplissant un ton travail professionnel intense, et ayant des obligations et des relations sociales que tu ne dois pas négliger, car c’est dans ces occupations-là que se poursuit ta rencontre avec Dieu. Ton plan de vie sera comme ce gant élastique qui s’adapte parfaitement à la main qui l’enfile.
N’oublie pas non plus que l’essentiel n’est pas de faire beaucoup de choses; limite-toi généreusement à celles que tu peux mener à bien tous les jours, que tu en aies envie ou non. Ces pratiques te mèneront presque insensiblement à la prière contemplative. Des actes d’amour plus nombreux naîtront dans ton âme, des oraisons jaculatoires, des actions de grâce, des actes de réparation, des communions spirituelles. Et cela, tout en accomplissant tes obligations: en décrochant ton téléphone, en prenant un moyen de transport, en ouvrant ou en fermant une porte, en passant devant une église, avant de te mettre au travail, en le réalisant ou en l’achevant. Tu sauras tout rapporter à Dieu ton Père.

150 Reposez-vous sur la filiation divine. Dieu est un Père débordant de tendresse, d’un amour infini. Appelle-le " Père " souvent dans la journée et dis-lui, seul à seul, dans ton cœur, que tu l’aimes, que tu l’adores, que tu ressens la fierté et la force d’être son fils. Tu as là un authentique programme de vie intérieure que tu dois canaliser dans tes relations de piété avec Dieu, peu nombreuses, mais constantes, j’insiste, qui te permettront d’acquérir les sentiments et les façons d’être d’un bon fils.
Je dois encore te prévenir contre le danger de la routine, véritable sépulcre de la piété, qui se cache fréquemment sous l’ambition de réaliser ou d’entreprendre de grandes choses, alors que l’on néglige, par commodité, les obligations quotidiennes. Lorsque tu percevras ces insinuations, mets-toi en présence de Dieu avec sincérité: vois si tu n’es pas las de toujours lutter sur les mêmes points, parce que tu ne cherchais pas Dieu; regarde si, par manque de générosité, d’esprit de sacrifice, ta persévérance fidèle dans le travail ne s’est pas affaiblie. Tes normes de piété, tes petites mortifications, ton activité apostolique qui ne produit pas des fruits immédiats te semblent alors terriblement stériles. Nous nous sentons vides et nous commençons peut-être à échafauder de nouveaux projets, pour faire taire la voix de notre Père du Ciel qui nous réclame une loyauté totale. Et avec ce " cauchemar " de rêves grandioses dans notre âme nous oublions la réalité la plus sûre, le chemin qui nous mène tout droit à la sainteté. C’est le signe le plus évident que nous avons perdu le point de vue surnaturel: la conviction que nous sommes des tout-petits, la certitude des merveilles que notre Père est prêt à opérer en nous si nous recommençons avec humilité.

Les balises rouges

151 Mon jeune esprit fut fortement frappé par les balises que l’on trouvait sur les bords des chemins dans nos montagnes; c’était chez moi de grands pieux, généralement peints en rouge. On m’avait expliqué alors que ces poteaux dépassent lorsque la neige a recouvert sentiers, terres ensemencées, pâturages, forêts, rochers et précipices. Ils sont un point de repère sûr pour que tout voyageur puisse à tout moment savoir par où passe sa route.
Il arrive quelque chose de semblable dans la vie intérieure. Elle comporte des printemps et des étés, mais aussi des hivers, des jours sans soleil, des nuits sans lune. Nous ne pouvons pas permettre que nos rapports avec Jésus-Christ soient à la merci de nos sautes d’humeur, des changements de notre caractère. Ces attitudes trahissent l’égoïsme et la commodité et sont de toute évidence incompatibles avec l’amour.
Ainsi, qu’il vente ou qu’il neige, quelques pratiques de piété, solides, nullement sentimentales, bien enracinées et adaptées aux circonstances personnelles de chacun, seront comme ces balises rouges qui nous indiquent toujours la direction jusqu’à ce que le Seigneur décide que le soleil brille de nouveau, que la neige fonde, et que notre cœur recommence à vibrer, enflammé d’un feu qui, en réalité, ne s’était jamais éteint. Ce n’était que braises enfouies sous la cendre d’une épreuve momentanée, ou d’un effort relâché, ou d’un sacrifice insuffisant.

152 Je ne vous cache pas que, tout au long de ces années, certains m’ont abordé pour me faire part de leur peine: Père, je ne sais ce qui m’arrive, je me sens las et froid; ma piété, jusqu’ici si ferme, si simple, me semble à présent une comédie… À ceux qui se trouvent dans une telle situation et à vous tous, je réponds: une comédie? Quelle grande chose! Le Seigneur joue avec nous comme un père avec ses enfants.
Nous lisons dans l’Écriture: ludens in orbe terrarum 284 , qu’il s’ébat sur toute la surface de la terre. Mais Dieu ne nous abandonne pas. Il ajoute en effet aussitôt: deliciaæ meæ esse cum filiis hominum 285: je mets mes délices à fréquenter les enfants des hommes. Le Seigneur joue avec nous! Lorsque nous pensons que nous sommes en train de jouer la comédie, parce que nous nous sentons froids, apathiques; lorsque nous sommes dégouttés de tout et sans volonté; lorsqu’il devient pénible d’accomplir notre devoir et d’atteindre les buts spirituels que nous nous sommes proposés, l’heure est venue de penser que Dieu est en train de jouer avec nous et qu’il attend que nous sachions représenter notre " comédie " avec brio.
Cela ne me fait rien de vous dire que par moments, le Seigneur m’a octroyé bien des grâces; mais qu’à l’ordinaire j’avance à rebrousse-poil. Je suis mon plan, non parce qu’il me plaît, mais parce que c’est ce que je dois faire, par Amour. Mais, Père, peut-on jouer la " comédie " devant Dieu? N’est-ce pas là de l’hypocrisie? Sois tranquille: le moment est venu pour toi de participer à une comédie humaine sous le regard d’un spectateur divin. Persévère. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit contemplent ta comédie; réalise tout par amour de Dieu, pour lui plaire, même si cela te coûte.
Qu’il est beau d’être le jongleur de Dieu! de représenter cette comédie par Amour, avec esprit de sacrifice, sans la moindre satisfaction personnelle, pour plaire à Dieu notre Père qui joue avec nous! Regarde Dieu dans les yeux et confie-lui: je n’ai aucune envie de faire cela; mais je vais l’offrir pour toi. Et applique-toi pour de bon à la tâche, même si tu penses qu’elle n’est qu’une comédie. Comédie mille fois bénie! Je t’assure: ce n’est pas de l’hypocrisie, car les hypocrites ont besoin d’un public pour leurs pantomines. En revanche, permets-moi de te rappeler que les spectateurs de notre comédie sont le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, la très Sainte Vierge, saint Joseph, tous les anges et les saints du ciel. Notre vie intérieure ne contient pas d’autre spectacle que celui-ci: c’est le Christ lui-même qui passe quasi in occulto 286 .

153 Jubilate Deo. Exsultate Deo adjutori nostro 287 . Criez de joie dans le Seigneur notre seule aide. N’est-il pas vrai, Jésus, que celui qui ne comprend pas cela, n’entend rien à l’amour, ni au péché, ni aux misères! Je ne suis qu’un pauvre homme, et je m’y connais en péché, en amour et en misères. Savez-vous ce que c’est que d’être élevé jusqu’au cœur de Dieu? Comprenez-vous qu’une âme s’explique ainsi avec le Seigneur, lui ouvre son cœur, et lui confie ses doléances? Moi, je me plains, par exemple, lorsque le Seigneur rappelle à lui des gens jeunes qui pourraient encore le servir et l’aimer pendant de longues années sur la terre, car je ne le comprends pas. Mais ce sont des gémissements pleins de confiance: je sais bien que, si je m’écartais des bras de Dieu, je trébucherais aussitôt. C’est pourquoi, sans tarder, j’ajoute lentement, tandis que j’accepte les desseins du Ciel: que la juste, que l’aimable Volonté de Dieu soit faite, accomplie, louée et éternellement exaltée par-dessus toutes choses. Amen. Amen.
Voilà la manière d’agir que l’Évangile nous apprend. Voilà la suprême habileté et la source de l’efficacité du travail apostolique. Voilà la source de notre amour et de notre paix d’enfants de Dieu, et la voie qui nous permet de communiquer aux hommes notre affection et notre sérénité. Ce n’est que de cette façon que nous arriverons à achever nos jours dans l’Amour, en ayant sanctifié notre travail, et en y cherchant le bonheur caché des choses de Dieu. Nous nous comporterons avec la sainte effronterie des enfants, nous repousserons la honte, l’hypocrisie des plus grands, qui ont peur de revenir auprès de leur Père, lorsqu’ils ont éprouvé l’échec d’une chute.
Je termine avec la salutation du Seigneur, que le saint Évangile recueille aujourd’hui: Pax vobis! La paix soit avec vous… Les disciples furent remplis de joie à la vue du Seigneur 288 , de ce Seigneur qui nous conduit au Père.

 «    VIVRE FACE À DIEU ET FACE AUX HOMMES    » 

Homélie prononcée le 3 novembre 1963, 22e dimanche après la Pentecôte

154 Nous voici donc, consummati in unum 289 ! unis dans une même demande, dans une même intention, prêts à engager ce moment de conversation avec le Seigneur, avec le désir renouvelé d’être des instruments efficaces entre ses mains. Devant Jésus, présent dans le Saint-Sacrement (comme il m’est agréable de faire un acte de foi explicite en la présence réelle du Seigneur dans l’Eucharistie!), entretenez dans votre cœur l’ardent désir de transmettre, par votre prière, un battement plein de vigueur qui puisse s’étendre partout sur la terre et parvienne aux confins de la planète, partout où un homme dépense généreusement son existence au service de Dieu et des âmes. Car, grâce à l’ineffable réalité de la Communion des saints, nous sommes solidaires, collaborateurs, dit saint Jean 290 , dans la tâche de répandre la vérité et la paix du Seigneur.
Il est juste de penser à la façon dont nous imitons le Maître; de nous arrêter, de réfléchir afin d’apprendre directement de la vie du Seigneur quelques-unes des vertus qui doivent resplendir dans notre conduite, si nous aspirons véritablement à étendre le royaume du Christ.

La prudence, vertu nécessaire

155 Nous lisons dans le passage de l’Évangile de saint Matthieu que nous rapporte la Messe d’aujourd’hui: tunc abeuntes pharisei consilium inierunt ut caperent eum in sermone 291; alors les Pharisiens allèrent se concerter en vue de surprendre Jésus dans ses paroles. N’oubliez pas que ce procédé hypocrite est aujourd’hui encore pratique courante; je pense que la mauvaise graine des pharisiens ne disparaîtra jamais du monde: elle a toujours été prodigieusement féconde. Peut-être le Seigneur tolère-t-il qu’elle pousse afin que nous, ses enfants, nous devenions prudents; car la prudence est indispensable pour quiconque se trouve amené à donner un avis, à fortifier, à corriger, à enflammer, à stimuler. C’est précisément ainsi, comme apôtre, en profitant des circonstances inhérentes à ses occupations quotidiennes, que tout chrétien doit agir envers ceux qui l’entourent.
J’élève maintenant mon âme vers Dieu, et je lui adresse une prière, par l’intercession de la très Sainte Vierge, de Celle qui est à la fois dans l’Église et au-dessus de l’Église: entre le Christ et l’Église, pour protéger, pour régner, pour être la Mère des Hommes, tout comme elle est la Mère de notre Seigneur Jésus-Christ; je lui adresse donc cette prière: accorde-nous cette prudence, et plus particulièrement à ceux d’entre nous qui, engagés dans le courant circulatoire de la société, désirent travailler pour Dieu. Nous avons absolument besoin d’apprendre à être prudents.

156 La scène de l’Évangile se poursuit: alors ils lui envoient leurs disciples – du parti des Pharisiens – accompagnés des Hérodiens pour lui dire: " Maître 292 . " Voyez avec quelle perversité ils l’appellent Maître; ils simulent l’admiration et l’amitié; ils lui accordent le traitement réservé à l’autorité dont on attend un enseignement. Magister, scimus quia verax es 293 , nous savons que tu es franc... Y a-t-il ruse plus infâme? Avez-vous déjà rencontré plus grande duplicité? Parcourez donc ce monde avec précaution. Ne soyez point rusés ni méfiants. Mais vous souvenant de l’image du Bon Pasteur que l’on voit dans les catacombes, vous devez sentir sur vos épaules le poids de cette brebis, qui n’est pas une âme isolée, mais l’Église tout entière, l’humanité tout entière.
En acceptant de bon cœur cette responsabilité, vous serez audacieux et prudents pour défendre et proclamer les droits de Dieu. Alors l’intégrité de votre comportement en amènera beaucoup à vous considérer et à vous appeler maître, sans que vous prétendiez à ce titre (la gloire terrestre n’est pas notre but). Ne vous étonnez pas pourtant si, parmi ceux qui s’approchent de vous, certains se glissent, qui ne pensent qu’à vous aduler. Imprimez dans votre cœur ce que vous m’avez maintes fois entendu répéter: ni les calomnies, ni les médisances, ni le respect humain, ni le qu’en dira-t-on, et bien moins encore les flatteries hypocrites, ne doivent jamais nous empêcher d’accomplir notre devoir.

157 Vous souvenez-vous de la parabole du bon Samaritain? L’homme est resté allongé au bord du chemin, grièvement blessé par les voleurs qui lui ont dérobé jusqu’à son dernier sou. Un prêtre de l’ancienne Loi vient à passer par là; puis, peu après, un lévite. Tous deux poursuivent leur route sans se soucier de lui. Mais un Samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut touché de compassion. Il s’approcha, banda ses plaies, y versant de l’huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le conduisit à l’hôtellerie et prit soin de lui 294 . Remarquez que le Seigneur ne propose pas cet exemple seulement à quelques âmes d’élite, car il ajoute immédiatement, répondant à celui qui l’avait interrogé – à chacun de nous: va, et toi aussi, fais de même 295 .
C’est pourquoi, lorsque nous remarquons dans notre vie personnelle ou dans celle des autres quelque chose qui ne va pas, quelque chose qui requiert le secours spirituel et humain que nous, les enfants de Dieu, nous pouvons et devons apporter, une manifestation claire de prudence consistera à appliquer le remède opportun, pleinement, avec charité et avec fermeté, avec sincérité. Il n’y a pas de place pour les inhibitions. Il est faux de penser que les problèmes se résolvent à force d’omissions ou de retards.
La prudence veut que, chaque fois que la situation l’exigera, on ait recours au médicament, entièrement et sans palliatif, après avoir mis la plaie à nu. Dès que vous remarquez les moindres symptômes du mal, soyez simples, francs, aussi bien si vous devez soigner que si vous devez vous-mêmes être secourus. Dans ces cas-là, il faut laisser celui qui est en mesure de guérir au nom de Dieu presser la plaie, de loin, puis de plus en plus près, jusqu’à ce que tout le pus en sorte, afin que le foyer d’infection finisse par être parfaitement propre. Nous devons agir de la sorte, en premier lieu envers nous-mêmes, et aussi envers ceux que nous avons l’obligation d’aider, pour des raisons de justice ou de charité: je prie particulièrement pour les pères et les mères de famille et pour ceux qui se consacrent à des tâches de formation et d’enseignement.

Le respect humain

158 Qu’aucune raison hypocrite ne vous arrête: ayez recours au remède sans atténuation. Mais agissez d’une main maternelle, avec la délicatesse infinie que notre mères mettait à soigner les grandes ou petites blessures de nos jeux et de nos chutes enfantines. S’il faut attendre quelques heures, on attend; mais jamais plus longtemps que cela n’est indispensable; toute autre attitude supposerait de la commodité, de la lâcheté, toutes choses bien opposées à la prudence. Bannissez tous la crainte de désinfecter la plaie, et surtout vous qui avez la charge de former les autres.
Il se peut que, par ruse, quelqu’un insinue à l’oreille de ceux qui doivent soigner, et qui ne se décident pas à affronter leur mission ou ne veulent pas le faire: Maître, nous savons que tu es franc296 Ne tolérez pas cet éloge ironique; ceux qui ne s’efforcent pas de mener à bien leur tâche avec diligence, ne sont pas des maîtres, car ils n’enseignent pas le véritable chemin; ils ne sont pas davantage véridiques car, par leur fausse prudence, ils surestiment ou méprisent des normes claires, abondamment éprouvés par une conduite droite, autant que par l’âge, la science du gouvernement, la connaissance de la faiblesse humaine et l’amour porté à chaque brebis, autant de raisons qui incitent à parler, à intervenir, à manifester son intérêt pour les autres.
Les faux maîtres sont dominés par la peur d’aller jusqu’au bout de la vérité; ils se troublent à la seule idée – obligation – de devoir recourir, en certaines circonstances, à un antidote douloureux. Une telle attitude, soyez-en convaincus, ne comporte ni prudence, ni piété, ni sagesse; elle trahit au contraire la pusillanimité, l’absence de responsabilité, la folie, la sottise. Elle est le fait de ceux-là qui, par la suite, pris de panique à la vue du désastre, prétendent juguler le mal quand il est déjà trop tard. Ils oublient que la vertu de prudence exige de prendre et de transmettre à temps le conseil spirituel de la maturité, de la vielle expérience, de la vue claire, de la langue bien déliée.

159 Poursuivons le récit de saint Matthieu: nous savons que tu es franc et que tu enseignes la voie de Dieu avec franchise 297 . Pareil cynisme m’étonne toujours. Ils viennent dans l’intention de déformer les paroles de Jésus notre Seigneur et de le prendre en défaut et, au lieu d’exposer simplement ce qu’ils considéraient comme un problème insoluble, ils tentent d’étourdir le Maître par des louanges qui ne devraient provenir que de lèvres amies et de cœurs droits. Je m’arrête à dessein à ces nuances, pour que nous apprenions à être non pas méfiants, mais prudents; pour que nous refusions la ruse de la simulation, quand bien même elle apparaîtrait revêtue de phrases ou de gestes qui correspondent à la réalité, comme dans le passage que nous méditons: tu ne regardes pas au rang des personnes, lui disent-ils: tu es venu pour tous les hommes; rien ne peut t’empêcher de proclamer la vérité ni d’enseigner le bien 298 .
Je vous le répète: prudence oui, méfiance non. Accordez à tous la confiance la plus absolue, soyez très nobles. Pour ma part, la parole d’un chrétien, d’un homme loyal – parce que j’ai une confiance totale en lui –compte plus que la signature authentique de cent notaires unanimes, même si le fait de suivre cette norme de conduite a pu avoir pour conséquence que l’on m’a trompé parfois. Je préfère courir le risque qu’un indélicat abuse de cette confiance, plutôt que d’ôter à quelqu’un le crédit qu’il mérite comme personne et comme enfant de Dieu. Je vous assure que je n’ai jamais été déçu par les résultats en agissant de cette façon.

Agir avec droiture

160 Si, à chaque instant, nous ne tirons pas de l’Évangile des applications pratiques pour notre vie présente, c’est que nous ne le méditons pas suffisamment. Beaucoup d’entre vous sont jeunes, d’autres sont déjà des hommes mûrs. Mais vous voulez tous, nous voulons tous, sinon, nous ne serions pas ici, produire de bons fruits. Nous essayons d’introduire dans notre conduite l’esprit de sacrifice, le désir de faire produire le talent que le Seigneur nous a confié, car nous éprouvons un zèle divin pour les âmes. Mais ce ne serait pas la première fois que, malgré tant de bonne volonté, l’un d’entre nous tomberait dans le piège tendu par la coterie – ex phariseis et herodianis 299 composée peut-être de ceux qui, étant chrétiens, devraient, d’une façon ou d’une autre, défendre les droits de Dieu mais qui, au contraire, alliés et confondus aux intérêts des forces du mal, assiègent insidieusement d’autres frères dans la foi, d’autres serviteurs du même Rédempteur.
Soyez prudents et agissez toujours avec simplicité, vertu si familière au bon enfant de Dieu. Montrez-vous naturels dans votre langage et dans votre comportement. Allez au fond des problèmes; ne restez pas à la surface des choses. N’oubliez pas qu’il faut envisager par avance la peine des autres et la nôtre si nous voulons vraiment nous acquitter saintement et honnêtement de nos obligations de chrétien.

161 Je ne vous cacherai pas que, lorsque je dois corriger ou prendre une décision qui causera de la peine, je souffre avant, pendant et après. Et je ne suis pas un sentimental. Je me console à la pensée que seules les bêtes ne pleurent pas: nous les hommes, nous les enfants de Dieu, nous pleurons. Je comprends que vous aussi, dans certaines circonstances, vous deviez à passer un mauvais moment si vous vous efforcez de mener fidèlement à bien votre devoir. Il est vrai qu’il est plus facile d’éviter à tout prix la souffrance, sous prétexte de ne pas faire de la peine à son prochain. Mais quelle erreur! Cette inhibition cache souvent la fuite honteuse devant sa propre douleur car, d’ordinaire, il n’est jamais agréable de faire une remarque sévère. Rappelez-vous, mes enfants, que l’enfer est rempli de bouches fermées.
Plusieurs médecins m’écoutent en ce moment. Pardonnez mon audace si je prends de nouveau mon exemple dans le domaine médical; peut-être vais-je laisser échapper une énormité, mais la comparaison ascétique convient à mon propos. Pour soigner une blessure, d’abord on la nettoie bien, tout autour et sur une assez grande surface. C’est douloureux; le chirurgien ne le sait que trop bien, mais s’il omet cette opération, ce sera encore plus douloureux par la suite. En outre on met immédiatement un désinfectant: cela cuit – cela pique, comme on dit –cela fait mal, et pourtant on ne peut pas faire autrement si l’on veut que la plaie ne s’infecte pas.
Si, pour la santé du corps, il est évident que l’on doive adopter ces mesures, même s’il s’agit d’écorchures bénignes, dans les grandes affaires de la santé de l’âme – aux points névralgiques de la vie d’un homme – imaginez combien il faudra laver, inciser, raboter, désinfecter, souffrir! La prudence exige que nous intervenions de la sorte et non que nous fuyions notre devoir; l’esquiver serait faire preuve d’un manque d’égards et même attenter gravement à la justice et à la force d’âme.
Croyez bien que s’il prétend vraiment agir avec droiture face à Dieu et face aux hommes, un chrétien a besoin de toutes les vertus, au moins en puissance. Père, me demanderez-vous: et mes faiblesses? Je vous répondrai: un médecin malade ne soigne-t-il pas, même si le trouble qui l’affecte est chronique? Sa maladie l’empêche-t-elle de prescrire à d’autres malades le traitement approprié? Évidemment non: pour guérir, il lui suffit de posséder la science adéquate et de la mettre en pratique, avec le même intérêt qu’il met à combattre sa propre maladie.

Le collyre de notre faiblesse personnelle

162 Tout comme moi, vous vous trouverez tous les jours chargés du poids de nombreuses erreurs, si vous vous examinez avec courage en la présence de Dieu Quand on lutte pour s’en défaire, grâce à l’aide divine, elles n’ont plus d’importance déterminante et on les surmonte, même si on a l’impression de ne jamais parvenir à les déraciner complètement. Qui plus est, au-delà de ces faiblesses, tu contribueras à porter remède aux grandes déficiences des autres, si tu t’efforces de répondre à la grâce de Dieu. En te reconnaissant aussi faible qu’eux – capable de toutes les erreurs et de toutes les horreurs – tu seras plus compréhensif, plus délicat et, en même temps, plus exigeant pour que nous nous décidions à aimer Dieu de tout notre cœur.
Nous les chrétiens, les enfants de Dieu, nous devons aider les autres en mettant en pratique, avec honnêteté, ce que ces hypocrites susurraient avec perversité à l’oreille du Maître: tu ne regardes pas au rang des personnes 300 . C’est-à-dire que nous rejetterons totalement l’acception des personnes – toutes les âmes nous intéressent! –, même si, en pure logique, nous devons d’abord nous occuper de celles que Dieu, pour une raison ou pour une autre –même pour des motifs purement humains, du moins en apparence–a placées à nos côtés.

163 Et viam Dei in veritate doces 301; enseigner, enseigner, enseigner: montrer les chemins de Dieu conformément à la pure vérité. Tu ne dois point t’effrayer si l’on découvre tes défauts, les tiens et les miens; j’ai envie de les rendre publics, en racontant ma lutte personnelle, mon désir de rectifier tel ou tel point du combat que je mène pour être loyal envers le Seigneur. L’effort que nous fournissons pour bannir et vaincre ces misères sera déjà une façon de baliser les sentiers divins: d’abord et malgré nos erreurs visibles, par le témoignage de notre vie; ensuite, par la doctrine, à l’image de notre Seigneur, qui cœpit facere et docere 302 , qui commença par les œuvres, pour se consacrer plus tard à la prédication.
Après vous avoir affirmé que le prêtre qui vous parle vous aime beaucoup et que le Père du Ciel vous aime plus encore, car il est infiniment bon, infiniment Père; après vous avoir montré que je ne peux rien vous reprocher, je considère néanmoins qu’il est de mon devoir de vous aider à aimer Jésus-Christ et l’Église, son troupeau. En effet, je pense que vous ne me surpasserez pas en ce domaine; vous rivalisez avec moi, mais vous ne me surpassez pas. Quand je relève une erreur au cours de ma prédication ou dans les conversations personnelles que j’ai avec chacun, je ne cherche pas à faire souffrir, seul m’anime le désir que nous aimions davantage le Seigneur. Et si je vous rappelle avec insistance la nécessité de pratiquer les vertus, je n’oublie pas que ce besoin est tout aussi urgent pour moi.

164 J’ai entendu un jour un homme indélicat dire que l’expérience des faux pas ne sert qu’à retomber cent fois dans la même erreur. Et moi je vous dis au contraire que celui qui est prudent sait profiter de ces accidents pour en tirer une leçon, pour apprendre à faire le bien, pour renouveler sa décision d’être plus saint. Outre un amour renforcé, vous tirerez toujours de l’expérience de vos échecs et de vos triomphes au service de Dieu un enthousiasme plus assuré de persévérer dans l’accomplissement de vos devoirs et de vos droits de citoyens chrétiens, quoiqu’il puisse vous en coûter; sans lâcheté, sans fuir ni les honneurs ni vos responsabilités, sans nous effrayer des réactions qui pourront s’élever autour de nous, suscitées peut-être par de faux frères, quand nous essayons avec dignité et loyauté de chercher la gloire de Dieu et le bien des autres.
Nous devons aussi être prudents. Pourquoi? Pour être justes, pour vivre la charité, pour servir Dieu et toutes les âmes avec efficacité. C’est à juste titre qu’on a appelé la prudence genitrix virtutum 303 , mère des vertus, et encore auriga virtutum 304 , le guide de toutes les bonnes habitudes.

A chacun ce qui lui revient

165 Relisons attentivement notre scène de l’Évangile, afin de tirer profit de ses merveilleuses leçons quant aux vertus qui doivent éclairer notre conduite. Après leur préambule hypocrite et flatteur, les Pharisiens et les Hérodiens exposent leur problème: donne-nous donc ton avis: est-il permis ou non de payer l’impôt à César 305? " Remarquez maintenant, écrit saint Jean Chrysostome, leur grande perversité; en effet, ils ne lui disent pas: explique nous ce qui est bon, raisonnable, licite; mais: dis-nous ce que tu en penses. Ils n’avaient qu’une obsession: le prendre en défaut et le rendre odieux au pouvoir politique 306 " Mais Jésus, connaissant leur perversité, riposta: " Hypocrites, pourquoi me tendez-vous un piège? Faites-moi voir l’argent de l’impôt. " Ils lui présentèrent un denier. Et il leur dit: " De qui est l’effigie que voici? et la légende? " " De César ", répondirent-ils. Alors il leur dit: " Rendez-donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu 307 . "
Le dilemme, vous le voyez, n’est pas nouveau, et la réponse du Maître est claire et nette. Il n’y a pas, il n’existe pas, d’opposition entre le service de Dieu et le service des hommes; entre l’exercice de nos devoirs et de nos droits civiques et celui des nos devoirs et de nos droits religieux; entre l’effort pour construire et perfectionner la cité temporelle et la certitude que nous traversons ce monde comme sur un chemin qui nous conduit à la patrie céleste.
Ici encore se manifeste cette unité de vie qui, je ne me lasserai pas de le répéter, est une condition essentielle pour ceux qui s’efforcent de se sanctifier au milieu des circonstances ordinaires de leur travail, de leurs relations familiales et sociales. Jésus n’admet pas cette division: nul ne peut servir deux maîtres: ou il haïra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre 308 . Le choix exclusif de Dieu que fait un chrétien en répondant pleinement à son appel, le pousse à tout orienter vers le Seigneur et, en même temps, à donner à son prochain ce qui lui revient en toute justice.

166 Il n’est pas possible de se retrancher derrière des raisons apparemment pieuses pour dépouiller les autres de ce qui leur appartient: si quelqu’un dit: " j’aime Dieu " et qu’il déteste son frère, c’est un menteur 309 . Mais celui qui marchande au Seigneur l’amour et la révérence– l’adoration – qui lui sont dus en tant que notre Créateur et notre Père, se trompe aussi; à celui qui refuse d’obéir à ses commandements, sous le faux prétexte que l’un d’eux est incompatible avec le service des hommes, saint Jean fait clairement observer: à ceci nous reconnaissons que nous aimons les enfants de Dieu: lorsque nous aimons Dieu et que nous faisons ce qu’il commande. Car tel est l’amour de Dieu: garder ses commandements. Et ses commandements ne sont pas pesants 310 .
Peut-être en entendrez-vous beaucoup pérorer et inventer des théories, au nom de l’efficacité, voire même de la charité, dans le but de rogner les marques de respect et d’hommage dues à Dieu. Tout ce qui tend à honorer le Seigneur leur semble excessif. Ne faites pas attention à eux: poursuivez votre chemin. Ces élucubrations se limitent à des controverses qui n’aboutissent à rien, si ce n’est à scandaliser les âmes et à empêcher l’accomplissement du précepte de Jésus-Christ: rendre à chacun ce qui lui appartient, pratiquer avec une délicate intégrité la sainte vertu de justice.

Devoirs de justice envers Dieu et envers les hommes

167 Gravons bien ceci dans notre âme et conformons-y notre conduite: nous devons vivre la justice, d’abord envers Dieu. Voilà la pierre de touche de la vraie faim et la vraie soif de justice 311 , qui la distingue des clameurs des envieux, des aigris, des égoïstes et des avaricieux... Car refuser à notre Créateur et Rédempteur la reconnaissance pour les biens abondants et ineffables qu’il nous accorde est la plus effroyable et la plus ingrate des injustices. Mais si vous vous efforcez vraiment d’être justes, vous aurez souvent présente à l’esprit votre dépendance à l’égard de Dieu, car qu’as-tu que tu n’aies reçu 312? Vous vous remplirez alors de reconnaissance, et du désir de répondre à ce Père qui nous aime jusqu’à la folie.
Alors, le bon esprit de piété filiale s’enflammera en vous, et vous serez conduits à traiter Dieu avec tendresse. Quand les hypocrites mettront en doute le droit de Dieu à vous en demander tant, ne vous laissez pas tromper. Mettez-vous au contraire en présence de Dieu, sans condition, dociles tels l’argile entre les mains du potier 313 , et confessez avec une totale soumission: Deus meus et omnia 314! Tu es mon Dieu et mon tout. Et si d’aventure un coup inattendu vient à vous frapper, si les hommes vous causent une souffrance imméritée, vous saurez chanter avec une joie nouvelle: que la juste, que l’aimable Volonté de Dieu soit faite, accomplie, louée et éternellement exaltée par-dessus toutes choses. Amen. Amen.

168 Les circonstances du serviteur de la parabole, débiteur de dix mille talents 315 , reflètent bien la situation dans laquelle nous nous trouvons en face de Dieu: nous non plus, nous ne pouvons nous acquitter de la dette immense que nous avons contractée pour tant de bontés divines, et que nous avons accrue au rythme de nos péchés personnels. Même si nous luttons vaillamment, nous ne parviendrons pas à rendre équitablement au Seigneur tout ce qu’il nous a donné en nous pardonnant. Mais la miséricorde divine supplée au-delà de toute mesure à l’impuissance de la justice humaine. Il peut, lui, s’estimer satisfait et nous remettre notre dette, simplement parce qu’il est bon et que sa miséricorde est infinie 316 .
La parabole, vous vous en souvenez bien, s’achève par une seconde partie, qui est comme le contrepoint de la précédente. Ce serviteur, auquel une dette considérable a été remise n’a pas de pitié d’un de ses compagnons qui lui devait à peine cent deniers. C’est là que se révèle la mesquinerie de son cœur. Personne, à proprement parler, ne lui refusera le droit d’exiger ce qui lui appartient. Toutefois quelque chose se révolte en nous et nous laisse entendre que cette attitude d’intolérance s’écarte de la vraie justice: il n’est pas juste que celui qui, il y a quelques instants, a été traité avec compréhension, faveur et miséricorde ne réagisse pas au moins avec un peu de patience envers son débiteur. Vous le voyez, la justice ne se traduit pas uniquement par la stricte observance des droits et des devoirs, comme dans les problèmes d’arithmétique, qui se résolvent à force d’additions et de soustractions.

169 La vertu chrétienne est plus ambitieuse: elle nous pousse à nous montrer reconnaissants, cordiaux, généreux; à nous comporter en amis loyaux et honnêtes, aussi bien dans les moments favorables que dans l’adversité; à observer les lois et à respecter les autorités légitimes; à rectifier avec joie, lorsque nous nous apercevons que nous nous sommes trompés en abordant un problème. Et surtout, si nous sommes justes, nous ferons davantage attention à nos engagements professionnels, familiaux, sociaux… sans ostentation, sans bruit, mais en travaillant avec persévérance et en exerçant nos droits, qui sont aussi des devoirs.
Je ne crois pas en la justice des paresseux car, livrés à leur dolce farniente, comme on dit dans ma chère Italie, ils manquent, et parfois gravement, au principe d’équité le plus fondamental: celui du travail. Nous ne devons pas oublier que Dieu a créé l’homme ut operaretur 317 , pour travailler, et que tous les autres, notre famille, et notre nation, l’humanité entière, dépendent aussi de l’efficacité de notre labeur. Mes enfants, quelle pauvre idée se font de la justice ceux qui la réduisent à une simple distribution des biens matériels!

Justice et amour de la liberté et de la vérité

170 Dès mon enfance, dès que j’ai eu des oreilles pour entendre comme dit l’Écriture 318 , j’ai beaucoup entendu parler de la question sociale. Il n’y a rien de particulier à cela, car c’est un vieux sujet: il a toujours existé. Le problème a dû se poser à l’instant précis où les hommes ont commencé à s’organiser d’une certaine façon, et où les différences d’âge, d’intelligence, de capacité de travail, d’intérêts, de personnalités sont devenus plus manifestes.
J’ignore si le fait qu’il y ait des classes sociales est irrémédiable: quoi qu’il en soit, parler de ces sujets n’est pas non plus mon métier, et encore moins ici, dans cet oratoire, où nous nous sommes réunis pour parler de Dieu – j’aimerais dans ma vie ne parler jamais d’aucun autre sujet – et pour parler à Dieu.
Pensez ce que vous voudrez dans toutes les matières que la Providence a laissées à la discussion libre et légitime des hommes. Mais ma condition de prêtre du Christ me met dans l’obligation de remonter plus haut, de vous rappeler que, en tout état de cause, nous ne pourrons jamais cesser d’exercer la justice, et si besoin est avec héroïsme.

171 Nous avons l’obligation de défendre la liberté personnelle de tous les hommes, en sachant que Jésus-Christ est celui qui a gagné pour nous cette liberté 319; si nous n’agissons pas ainsi, de quel droit pourrons-nous revendiquer la nôtre? Nous devons aussi répandre la vérité, parce que veritas liberabit vos 320 , la vérité nous libère, tandis que l’ignorance nous rend esclaves. Nous devons défendre le droit de tout homme à vivre, à posséder ce dont il a besoin pour mener une existence digne, le droit à travailler et à se reposer, à choisir un état, à fonder un foyer, à mettre des enfants au monde dans le mariage et à pouvoir les élever, à traverser avec sérénité les périodes de maladie et la vieillesse, à accéder à la culture, à s’associer aux autres citoyens pour parvenir à des fins licites et, au premier chef, le droit à connaître et à aimer Dieu en toute liberté, car la conscience, si elle est droite, découvrira les traces du Créateur en toute chose.
C’est précisément pour cela qu’il est urgent de répéter – en cela je ne fais pas de politique, j’affirme la doctrine de l’Église – que le marxisme est incompatible avec la foi du Christ. Est-il quelque chose de plus contraire à la foi qu’un système qui cherche en tout à éliminer de l’âme la présence aimante de Dieu? Criez-le très fort, pour qu’on entende distinctement votre voix: nous n’avons absolument pas besoin du marxisme pour pratiquer la justice. Au contraire, cette erreur très grave, à cause de ses solutions exclusivement matérialistes, qui ignorent le Dieu de la paix, ne dresse que des obstacles dans la recherche du bonheur et de l’entente entre les hommes. Nous trouvons à l’intérieur du christianisme la vraie lumière, qui apporte toujours une réponse à tous les problèmes: il suffit que vous vous efforciez d’être sincèrement catholiques, non verbo neque lingua, sed opere et veritate 321 , non pas avec des mots, ou avec la langue mais en actes et en vérité. Dites-le, sans faux-fuyants, sans crainte, chaque fois que l’occasion se présentera, et recherchez-la si c’est nécessaire.

Justice et charité

172 Lisez l’Écriture Sainte. Méditez l’une après l’autre les scènes de la vie du Seigneur et ses enseignements. Examinez avec un soin tout particulier les conseils et les indications par lesquels le Seigneur préparait cette poignée d’hommes qui devaient être ses apôtres, ses messagers d’un bout à l’autre de la terre. Quel est le signe qui les distingue d’abord? N’est-ce pas le commandement nouveau de la charité? C’est par l’amour qu’ils se sont frayés un chemin dans le monde païen et corrompu.
Soyez bien convaincus que vous ne résoudrez jamais les grands problèmes de l’humanité en partant uniquement de la justice. Quand on rend purement et simplement la justice, il ne faut pas s’étonner que les gens se sentent meurtris: la dignité de l’homme, qui est fils de Dieu, requiert bien davantage. La charité est une partie inhérente de la justice et doit l’accompagner. Elle adoucit tout, elle divinise tout: Dieu est amour 322 . Nous devons toujours agir par Amour de Dieu, Amour qui rend plus facile l’amour de notre prochain, et qui purifie et élève les amours terrestres.
De la stricte justice à l’abondance de la charité il y a tout un chemin à parcourir. Peu nombreux sont ceux qui persévèrent jusqu’au bout. Quelques-uns se contentent de s’approcher du seuil: ils font abstraction de la justice, se limitant à un peu de bienfaisance, qu’ils baptisent charité; ils ne se rendent pas compte que cela ne représente qu’une petite partie de ce qu’ils sont tenus de faire. Et ils se montrent aussi satisfaits d’eux-mêmes que le pharisien qui pensait avoir répondu aux exigences de la loi parce qu’il jeûnait deux fois par semaine et qu’il payait la dîme sur tout ce qu’il possédait 323 .

173 La charité, sorte d’excès généreux de la justice, veut d’abord que l’on accomplisse son devoir: on commence par ce qui est juste; on continue par ce qui est le plus équitable... Mais aimer requiert une grande finesse, une grande délicatesse, beaucoup de respect, beaucoup de cordialité; en un mot, de suivre le conseil de l’Apôtre: portez les fardeaux les uns des autres et accomplissez ainsi la loi du Christ 324 . C’est alors que nous vivons pleinement la charité, que nous réalisons le commandement de Jésus.
Pour moi, le comportement des mères est l’exemple le plus clair de cette union pratique entre la justice et la charité. Elles aiment tous leurs enfants d’une tendresse identique, et cet amour les pousse précisément à les traiter différemment, avec une justice inégale, puisque chacun d’entre eux est différent des autres. Eh bien, la charité perfectionne et complète également la justice envers nos semblables. En effet, elle nous pousse à nous conduire de façon inégale à l’égard de ceux qui ne sont pas égaux, en nous adaptant à leurs situations concrètes, pour mieux communiquer notre joie à celui qui est triste, la science à celui qui manque de formation, l’affection à celui qui se sent seul... La justice implique de donner à chacun ce qui lui revient, ce qui ne veut pas dire à tous la même chose. L’égalitarisme utopique est la source des injustices les plus grandes.
Pour agir toujours ainsi, comme ces bonnes mères, nous devons pratiquer l’oubli de nous-mêmes, n’aspirer à d’autre seigneurie que celle de servir les autres, comme Jésus-Christ qui prêchait que le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir 325 . Pour cela, il faut avoir la fermeté de soumettre sa propre volonté au modèle divin, de travailler pour tous, de lutter pour le bonheur éternel et pour le bien-être des autres. Je ne connais pas de meilleur chemin pour être juste qu’une vie de don de soi et de service.

174 Peut-être l’un d’entre vous pense-t-il que je suis naïf. Qu’importe. Même si l’on me qualifie ainsi, parce que je crois encore à charité, je vous assure que j’y croirai toujours! Et tant que Dieu me prêtera vie, je continuerai –comme prêtre du Christ – de faire en sorte que l’unité et la paix règnent parmi ceux qui sont frères, parce qu’enfants du même Père, Dieu, que l’humanité se comprenne, que tous partagent le même idéal, celui de la Foi!
Ayons recours à Sainte Marie, la Vierge prudente et fidèle, et à saint Joseph, son époux, modèle achevé de l’homme juste 326 . Ils ont vécu en présence de Jésus, le Fils de Dieu, les vertus sur lesquelles nous avons médité. Ils nous obtiendront la grâce pour que ces mêmes vertus s’enracinent fermement dans notre âme, afin que nous nous décidions à nous comporter à tout moment comme de bons disciples du Maître: prudents, justes, pleins de charité.

 «    CAR ILS VERRONT DIEU    » 

Homélie prononcée le l2 mars 1954

175 Que Jésus-Christ soit notre modèle, le modèle de tous les chrétiens, vous le savez parfaitement pour l’avoir entendu dire et médité fréquemment. Vous l’avez en outre enseigné à tant d’âmes à l’occasion de cet apostolat (amitié humaine imprégnée de sens divin) qui fait partie désormais de votre moi; vous l’avez aussi rappelé toutes les fois que c’était nécessaire, vous servant du moyen merveilleux qu’est la correction fraternelle: celui qui vous écoutait pouvait ainsi comparer son comportement à celui de notre Frère aîné, le Fils de Marie, la Mère de Dieu, notre Mère.
Jésus est le modèle. Il l’a dit: discite a me 327 , apprenez de moi. Or je désire vous parler aujourd’hui d’une vertu qui, sans être la seule, ni la première, agit cependant dans la vie chrétienne comme le sel qui préserve de la corruption et constitue la pierre de touche pour l’âme apostolique. Je veux parler de la vertu de la sainte pureté.
Certes, la charité théologale nous apparaît comme la vertu la plus haute; cependant la chasteté est le moyen sine qua non, une condition indispensable pour nouer ce dialogue intime avec Dieu. Si on ne la conserve pas, si on ne lutte pas, l’on devient aveugle, l’on ne voit rien, car l’homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l’Esprit de Dieu 328 .
Nous voulons, quant à nous, voir d’un œil limpide, encouragés par la prédication du Maître: Heureux les cœurs purs car ils verront Dieu 329 . L’Église a toujours présenté ces paroles comme une invitation à la chasteté. " Ceux-là gardent un cœur saint, écrit saint Jean Chrysostome, qui possèdent une conscience parfaitement nette ou qui aiment la chasteté. Aucune vertu n’est aussi nécessaire que celle-là pour voir Dieu 330 . "

L’exemple du Christ

176 Tout au long de sa vie sur terre, Jésus-Christ notre Seigneur a été couvert d’injures, maltraité de toutes les manières possibles. Vous souvenez-vous? On fait courir le bruit qu’il se comporte comme un révolté et l’on affirme qu’il est possédé 331 . À un autre moment, on interprète mal les manifestations de son Amour infini et on l’accuse d’être l’ami des pécheurs 332 .
Plus tard, lui qui est la pénitence et la tempérance personnifiées, il est accusé de fréquenter la table des riches 333 . On l’appelle aussi avec mépris fabri filius 334 , le fils de l’ouvrier, du charpentier, comme si c’était une injure. Il permet qu’on le taxe d’ivrognerie et de gloutonnerie… Il admet qu’on l’accuse de n’importe quoi, sauf de manquer à la chasteté. Sur ce chapitre il les a réduits au silence, car il veut qu’aucune ombre n’obscurcisse cet exemple: un modèle merveilleux de pureté, de limpidité, de lumière, d’amour qui sait embraser le monde entier pour le purifier.
J’aime me référer à la sainte pureté en contemplant toujours la conduite de notre Seigneur. Il a manifesté une grande délicatesse dans l’exercice de cette vertu. Rapportez-vous à ce que raconte saint Jean lorsque Jésus, fatigatus ex itinere, sedebat sic supra fontem 335 , fatigué par la route, s’assit sur la margelle du puits.
Recueillez-vous et revivez lentement la scène. Jésus-Christ, perfectus Deus, perfectus homo 336 , est fatigué d’avoir tant marché et par son travail apostolique, comme cela vous est peut-être parfois arrivé: finir épuisés, parce que vous n’en pouvez plus. Il est émouvant d’observer le Maître épuisé. De plus il a faim: les disciples sont allés au village voisin chercher de quoi manger. Et il a soif.
Mais, plus que la fatigue du corps, c’est la soif des âmes qui le consume. Voilà pourquoi, lorsqu’arrive la Samaritaine, cette femme pécheresse, le cœur sacerdotal du Christ s’épanche avec empressement pour récupérer la brebis égarée: oubliant la fatigue, la faim, la soif
Le Seigneur était occupé à cette grande œuvre de charité, au moment où les apôtres revenaient de la ville et où mirabantur quia cum muliere loquebatur 337 , ils étaient surpris de le voir parler à une femme. Quelle délicatesse! Quel amour pour la vertu merveilleuse de la sainte pureté, qui nous aide à être plus forts, plus solides, plus féconds, plus aptes à travailler pour Dieu, plus aptes à entreprendre de grandes choses!

177 Telle est la volonté de Dieu, votre sanctification... Que chacun de vous sache faire usage de son corps saintement et honnêtement, sans s’abandonner aux passions, comme le font les païens qui ne connaissent pas Dieu 338 . Nous appartenons totalement à Dieu, corps et âme, avec notre chair et avec nos os, avec nos sens et avec nos puissances. Priez-le avec confiance: Jésus protège notre cœur! Un cœur grand, fort et tendre, affectueux et délicat, débordant de charité pour toi, pour servir toutes les âmes.
Notre corps est saint, temple de Dieu, précise saint Paul. Cette exclamation de l’Apôtre me remet en mémoire l’appel universel à la sainteté que le Maître adresse aux hommes: estote perfecti sicut et Pater vester caelestis perfectus est 339 . À tous, sans discrimination d’aucune sorte, le Seigneur demande de répondre à la grâce. Il exige de chacun, en accord avec sa situation personnelle, qu’il pratique les vertus propres aux enfants de Dieu.
Voilà pourquoi, au moment de vous rappeler que le chrétien doit observer une chasteté parfaite, je m’adresse à tous: aux célibataires, qui doivent s’en tenir à une parfaite continence, et aux époux, qui vivent chastement en respectant les obligations propres à leur état.
Avec l’esprit de Dieu, la chasteté n’est pas une charge ennuyeuse et humiliante. C’est une affirmation joyeuse: la volonté, la maîtrise, la victoire sur soi-même, ce n’est pas la chair qui les donne, ce n’est pas de l’instinct qu’elles procèdent, mais de la volonté, à plus forte raison si celle-ci est unie à la volonté de Dieu. Pour être chastes, pas simplement continents ou fidèles, nous devons soumettre nos passions au contrôle de la raison, mais pour un motif élevé, en suivant l’élan de l’Amour.
Je compare cette vertu à des ailes qui nous permettent de transmettre les commandements, la doctrine de Dieu sur toute l’étendue de la terre, sans craindre de rester embourbés. Les ailes – comme celles de ces oiseaux majestueux qui s’élèvent là où les nuages n’arrivent pas – sont lourdes, très lourdes; mais sans elles, voler serait impossible. Mettez-vous cela dans la tête, et soyez bien décidés à ne pas céder si vous remarquez le coup de griffe de la tentation qui s’insinue en présentant la pureté comme un fardeau insupportable. Courage! Toujours plus haut, jusqu’au soleil, à la poursuite de l’Amour.

Porter Dieu dans notre corps

178 J’ai toujours eu beaucoup de peine à voir que certains, et même beaucoup, ont pour principe de prendre l’impureté comme thème habituel de leur enseignement. Ils obtiennent ainsi– je l’ai constaté en de nombreuses âmes – un résultat opposé au but recherché, car c’est une matière plus poisseuse que la poix et qui déforme les consciences en leur donnant des complexes et des craintes, comme si la pureté de l’âme était un obstacle rien moins qu’insurmontable. En ce qui nous concerne, ce n’est pas le cas; nous autres nous devons parler de la sainte pureté en utilisant des raisonnements positifs, limpides, avec des mots mesurés et clairs.
Traiter ce sujet revient à s’entretenir de l’Amour. Je viens de vous indiquer que je me sens aidé en ce domaine par le recours à la sainte humanité de notre Seigneur, à cette merveille ineffable de Dieu, qui s’humilie au point de devenir homme et ne se sent pas dégradé d’avoir pris une chair identique à la nôtre, avec ses limites et ses faiblesses, hormis le péché, et cela parce qu’il nous aime à la folie! Son effacement ne l’abaisse en rien; et nous, il nous élève, nous divinise corps et âme. Répondre oui à son amour, avec une affection sans tache, ardente et bien ordonnée, voilà en quoi consiste la vertu de chasteté.
Nous devons crier au monde entier, par la parole et par le témoignage de notre conduite: n’empoisonnons pas notre cœur comme si nous étions de pauvres bêtes, dominées par les instincts les plus bas. Un écrivain chrétien l’explique en ces termes: considérez à quel point le cœur de l’homme est grand, tant il embrasse de choses. Mesurez cette grandeur non pas tant à ses dimensions physiques qu’à la puissance de sa pensée, capable d’atteindre tant de vérités. Dans le cœur, il est possible de préparer la voie au Seigneur, de tracer un sentier tout droit pour que le Verbe et la Sagesse de Dieu l’empruntent. Par une conduite honnête, des actes irréprochables, préparez la voie au Seigneur, aplanissez le sentier pour que le Verbe de Dieu se fraye un chemin en vous sans heurt et vous fasse connaître ses mystères et le moment de sa venue 340 .
La Sainte Écriture nous révèle que cette œuvre grandiose de la sanctification, travail occulte et magnifique du Paraclet, produit ses effets dans l’âme et dans le corps. Ne savez-vous pas que vos corps sont les membres du Christ? s’exclame l’Apôtre. Et j’irais prendre les membres du Christ pour en faire des membres de prostituées?… Ne savez-vous pas que votre corps est un temple du Saint-Esprit qui est en vous et que vous tenez de Dieu? Et que vous ne vous appartenez pas? Car vous avez été achetés à grand prix. Glorifiez et portez Dieu dans votre corps 341 .

179 Certains, ici et là, entendent parler de chasteté et sourient. Leur rire, un rictus, est sans joie, sans vie, grinçant. La plupart, répètent-ils, n’y croient pas! Je disais volontiers aux jeunes qui, il y a si longtemps, m’accompagnaient dans les quartiers et les hôpitaux de la banlieue de Madrid: il existe, voyez-vous, un règne minéral; puis un autre, le règne végétal, plus achevé, dans lequel la vie est venue s’ajouter à l’existence; enfin vient un règne animal, formé presque toujours d’êtres doués de sensibilité et de mouvement.
Alors je leur expliquais, d’une manière peut-être peu académique, mais imagée, que nous devrions instituer un autre règne, l’hominien, le règne des humains: en effet, la créature rationnelle possède une intelligence admirable, étincelle de la Sagesse divine, qui lui permet de raisonner pour son propre compte, et cette prodigieuse liberté, grâce à laquelle elle peut accepter ou rejeter telle ou telle chose à son gré.
Or, dans ce règne des hommes, leur disais-je, fort de l’expérience acquise dans ma tâche sacerdotale abondante, le problème du sexe occupe la quatrième ou la cinquième place chez un être normalement constitué. D’abord il y a les aspirations de la vie spirituelle, celles de chacun d’entre nous; puis immédiatement après les nombreux problèmes qui intéressent l’homme ou la femme ordinaire: leur père, leur mère, leur foyer, leurs enfants. Plus tard, la profession; enfin en quatrième ou cinquième position, apparaît l’instinct sexuel.
Aussi, quand j’ai rencontré des gens qui faisaient de cette question le thème central de leur conversation, de leurs préoccupations, j’en ai conclu qu’il s’agissait d’anormaux, de pauvres malheureux, peut-être de malades. Et j’ajoutais, ce qui provoquait chez les jeunes auxquels je m’adressais rires et blagues, que ces malheureux m’inspiraient la même pitié que celle que provoquerait en moi la vue d’un enfant difforme dont le tour de tête aurait dépassé un mètre. Ce sont des malheureux et, tout en priant à leur intention, nous sentons monter en nous à leur égard une compassion fraternelle, parce que nous désirons qu’ils guérissent de leur funeste maladie. Mais ils ne sont pas, bien entendu, plus hommes ou plus femmes que ceux qui n’ont pas l’obsession du sexe.

La chasteté est possible

180 Nous traînons des passions derrière nous. Nous nous trouvons tous en butte aux mêmes difficultés, quel que soit notre âge. Aussi devons-nous lutter. Souvenez-vous de ce qu’écrivait saint Paul: datus est mihi stimulus carnis meæ, angelus Satanæ qui me colaphizet 342 . Il se rebellait contre l’aiguillon de la chair, qui est comme un ange de Satan, qui le souffletait, car, autrement il serait orgueilleux.
Il n’est pas possible de mener une vie propre sans le secours de Dieu, qui veut que nous soyons humbles et que nous demandions son aide. Tu dois prier la Sainte Vierge avec confiance, maintenant même, dans le secret de ton cœur, sans bruit de paroles: ma Mère, mon pauvre cœur se révolte bêtement... Si tu ne me protèges pas... Et elle t’assistera pour que tu le gardes pur et que tu parcoures le chemin auquel Dieu t’a appelé.
Mes enfants: humilité, humilité! Apprenons à être humbles. Pour protéger l’Amour il faut être prudent, constamment aux aguets, et ne pas se laisser dominer par la peur. Bien des auteurs classiques de spiritualité comparent le démon à un chien enragé, retenu par une chaîne: si nous ne nous approchons pas, il ne nous mordra pas, même s’il aboie en permanence. Si vous laissez croître l’humilité dans votre âme, vous éviterez à tout coup, les occasions, vous réagirez en ayant le courage de prendre la fuite; et vous ferez quotidiennement appel au secours du ciel pour progresser avec aisance sur ce sentier d’Amour.

181 Dites-vous bien que celui qui est corrompu par la concupiscence charnelle ne peut avancer spirituellement, qu’il est incapable de réaliser une bonne action; c’est un infirme, jeté comme un torchon. Avez-vous déjà vu ces malades atteints d’une paralysie progressive, qui ne peuvent plus se débrouiller ni se mettre debout? Parfois c’est à peine s’ils peuvent remuer la tête. Eh bien dans le domaine surnaturel, c’est ce qui arrive à ceux qui ne sont pas humbles et qui se sont lâchement abandonnés à la luxure. Ils ne voient, n’entendent, ne comprennent rien. Ils sont paralysés et comme fous. Chacun de nous doit invoquer le Seigneur, la Mère de Dieu, et leur demander de nous accorder l’humilité et la volonté de profiter avec piété du remède divin de la confession. Ne permettez pas qu’un foyer de pourriture se forme dans votre âme, aussi petit soit-il. Parlez. Quand l’eau coule, elle est propre; quand elle stagne, elle forme une mare remplie de saletés repoussantes et, d’eau potable qu’elle était, elle devient un bouillon de culture.
Que la chasteté soit possible et qu’elle constitue une source de joie, vous le savez comme moi; il est clair aussi qu’elle exige de nous de temps en temps un peu d’effort. Écoutons saint Paul: Car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres, malheureux homme que je suis! Qui me délivrera de ce corps de mort 343? Crie encore davantage si cela t’est nécessaire, mais n’exagérons pas: sufficit tibi gratia mea 344 , ma grâce te suffit, nous répond notre Seigneur.

182 J’ai parfois été frappé par l’éclat dont brillaient les yeux d’un sportif, face à l’obstacle qu’il devait franchir. Quelle victoire! Voyez comme il surmonte ces difficultés! C’est ainsi que Dieu, qui aime notre combat, nous voit: nous serons toujours vainqueurs, car il ne nous refuse jamais sa grâce toute-puissante. Alors qu’importe qu’il y ait lutte puisqu’il ne nous abandonne pas.
C’est un combat, non un renoncement; répondons par une affirmation joyeuse, par un engagement libre et joyeux. Ton attitude ne doit pas avoir pour seul et unique objectif d’éviter la chute ou de fuir l’occasion. Elle ne doit en aucune façon se limiter à un refus froid et calculé. Es-tu convaincu que la chasteté est une vertu et que, en tant que telle, elle doit croître et se perfectionner? Il ne suffit pas, j’insiste, d’être continent, chacun selon son état: nous devons vivre chastement, être vertueux jusqu’à l’héroïsme. Cette attitude s’accompagne d’un geste positif, qui nous fait accepter de bonne grâce la requête divine: præbe, fili mi, cor tuum mihi et oculi tui vias meas custodiant 345 , mon fils, donne-moi ton cœur, et que tes yeux s’attachent à mes champs de paix.
Ceci m’amène à te poser une question: comment affrontes-tu ce combat? Tu sais que la lutte, pour peu que tu la mènes dès le début, est gagnée d’avance. Éloigne-toi immédiatement du danger, dès que tu ressens les premières brûlures de la passion, et même avant. En outre parle aussitôt à celui qui guide ton âme, et mieux encore avant, si c’est possible; car si vous ouvrez votre cœur à deux battants, vous ne serez pas vaincus. Un acte, puis un autre créent une habitude, un penchant, une facilité. Aussi est-il nécessaire de se battre pour obtenir l’habitude de la vertu, l’habitude de la mortification, afin de ne pas repousser l’Amour des Amours.
Méditez ce conseil de saint Paul à Timothée: Te ipsum castum custodi 346 , afin d’être toujours aussi vigilants, bien décidés à préserver ce trésor que Dieu nous a confié. Au cours de ma vie, à combien de gens n’ai-je pas entendu dire: " Ah, si j’avais coupé court dès le début! " Et ils disaient cela, remplis de peine et de honte.

Tout mon cœur livré

183 Je dois vous rappeler que vous ne trouverez pas le bonheur hors de l’accomplissement de vos devoirs de chrétiens. Si vous veniez à les négliger, il en résulterait pour vous un terrible remords et vous seriez des malheureux. Même les choses les plus ordinaires, qui apportent un peu de bonheur et qui sont permises, peuvent devenir alors amères comme le fiel, aigres comme le vinaigre, répugnantes comme un râclement de gorge.
Chacun de vous, et moi le premier, nous confions à Jésus: Seigneur, j’ai l’intention de lutter et je sais que tu ne perds pas de batailles; je comprends aussi que, si parfois je les perds, c’est parce que je me suis éloigné de toi! Prends-moi par la main et méfie-toi de moi, ne me lâche pas!
Vous allez penser: Père, mais puisque je suis si heureux! Puisque j’aime Jésus-Christ! Puisque, tout en étant fait d’argile, je désire parvenir à la sainteté avec l’aide de Dieu et de sa très Sainte Mère! Je n’en disconviens pas. Je t’exhorte ainsi uniquement pour le cas où une difficulté viendrait à se présenter.
En même temps, il me faut répéter que la vie du chrétien, la tienne et la mienne, est faite d’Amour. Notre cœur a été fait pour aimer et, quand on ne lui donne pas une affection pure, limpide et noble, il se venge et se remplit de misère. Le véritable amour de Dieu, la pureté de la vie, par conséquent, est aussi éloigné de la sensualité que de l’insensibilité, d’un quelconque sentimentalisme que de l’absence ou de la dureté de cœur.
Il est affligeant de ne pas avoir de cœur, et ceux qui n’ont jamais appris à aimer avec tendresse sont des malheureux. Nous, les chrétiens, nous sommes épris de l’Amour: le Seigneur ne nous veut pas secs, raides, semblables à de la matière inerte. Il nous veut tout imprégnés de sa tendresse! Celui qui renonce à un amour humain pour Dieu, ne reste pas célibataire, comme ces gens tristes, infortunés et abattus, qui ont méprisé la générosité d’un amour rempli de pureté.

Amour humain et chasteté

184 Mon intimité avec le Seigneur a été alimentée, comme je vous l’ai expliqué maintes fois, et je n’ai pas crainte qu’on le sache, par le plaisir réel que j’éprouve à écouter les chansons populaires, qui ont presque toujours l’amour pour thème. Le Seigneur nous a choisis, moi et certains d’entre vous, pour que nous lui appartenions totalement et transposions sur le mode divin cet amour noble des refrains profanes. C’est ce que fait l’Esprit Saint dans le Cantique des Cantiques, et ce qu’ont fait aussi les grands mystiques de tous les temps.
Relisez ces vers de la sainte d’Avila:
Si vous voulez que je reste oisif
Je veux rester oisif par Amour;
Si vous me mandez travailler je veux mourir au travail.
Dites-moi où, quand et comment?
Dites, mon doux amour, dites:
Qu’attendez-vous de moi? 347
Ou bien aussi cette chanson de saint Jean de la Croix, avec ce début merveilleux:
Un pastoureau solitaire avait du chagrin,
Privé de plaisir et de joie,
Il n’avait de pensée que pour sa pastourelle
Et son cœur était blessé d’amour 348 .
L’amour humain, quand il est pur, m’inspire un immense respect, une indicible vénération. Comment ne pas apprécier l’affection sainte et noble de nos parents, à qui nous sommes en grande partie redevables de notre amitié avec Dieu? Je bénis des deux mains cet amour-là, et quand on me demande pourquoi je dis des deux mains, je réponds aussitôt que c’est faute d’en avoir quatre.
Béni soit l’amour humain! Mais le Seigneur m’a demandé davantage, et c’est ce qu’affirme la théologie catholique: se livrer pour l’amour du Royaume des cieux à Jésus seul et, pour l’amour de Jésus, à tous les hommes, est plus sublime encore que l’amour matrimonial, même si le mariage est un sacrement, sacramentum magnum 349 .
Quoi qu’il en soit, chacun, à la place qu’il occupe et avec la vocation que Dieu lui a inspirée – célibataire, marié, veuf, prêtre – doit s’efforcer de vivre la chasteté avec délicatesse; c’est une vertu accessible à tous, et qui exige de tous lutte, sensibilité, tact, vigueur, cette finesse que l’on ne comprend que lorsqu’on se place aux côtés du Cœur rempli d’amour du Christ sur la Croix. Ne soyez pas inquiets si, d’aventure, vous sentez la tentation vous guetter. Sentir est une chose, consentir en est une autre. On peut facilement repousser la tentation avec l’aide de Dieu. Ce qu’il ne faut à aucun prix, c’est se mettre à dialoguer.

Les moyens pour vaincre

185 Voyons les ressources sur lesquelles nous pouvons toujours compter, nous autres chrétiens, pour l’emporter dans ce combat pour protéger la chasteté: non pas comme des anges, mais comme des femmes et des hommes en bonne santé et pleins de force, pour tout dire normaux! Je vénère de toute mon âme les anges et je suis uni à cette armée de Dieu par une grande dévotion, mais je n’aime pas nous comparer à eux, parce que les anges ont une nature différente de la nôtre et que ce parallèle serait source de désordre.
Dans beaucoup de secteurs s’est répandu un climat de sensualité qui, joint à la confusion doctrinale, en amène beaucoup à justifier toutes les aberrations ou, tout au moins, à manifester la plus large tolérance pour toutes sortes de mœurs licencieuses.
Nous devons être aussi purs que possible, et sans aucune crainte en ce qui concerne le corps, parce que le sexe est quelque chose de saint et de noble en tant que participation au pouvoir créateur de Dieu, et de ce fait destiné au mariage. Et c’est ainsi que, purs et sans crainte, vous donnerez par votre conduite le témoignage des possibilités et de la beauté de la sainte pureté!
En premier lieu, nous nous efforcerons d’affiner notre conscience en approfondissant suffisamment pour être sûrs d’avoir acquis une bonne formation et pour bien distinguer entre la conscience délicate, grâce authentique de Dieu, et la conscience scrupuleuse, qui est quelque chose de très différent.
Prenez un soin tout particulier de la chasteté et des autres vertus qui forment sa suite, la modestie et la pudeur, et qui en sont en quelque sorte la sauvegarde. Ne négligez pas si légèrement ces règles qui sont si efficaces afin d’être toujours dignes du regard de Dieu: la surveillance attentive des sens et du cœur; le courage, le courage de la couardise, de fuir les occasions; la fréquentation assidue des sacrements et, en tout premier lieu, de la confession sacramentelle; la sincérité pleine et entière dans la direction spirituelle personnelle; la douleur, la contrition, la réparation après les fautes. Le tout imprégné de d’une tendre dévotion envers Notre Dame, afin qu’elle nous obtienne de Dieu le don d’une vie sainte et pure.

186 Si, par malheur, on vient à tomber, il faut se relever aussitôt. Avec l’aide de Dieu, qui ne nous sera pas refusée si nous en prenons les moyens, nous devons arriver le plus vite possible au repentir, à la franchise empreinte d’humilité, à la réparation, de sorte que la défaite momentanée se transforme en une grande victoire de Jésus-Christ.
Habituez-vous aussi à situer la lutte en des points éloignés des murailles de la forteresse. On ne peut pas être en permanence en porte-à-faux, à la frontière du mal: nous devons éviter avec force d’âme le volontaire in causa, nous devons repousser le plus petit manque d’amour, et favoriser l’aspiration à un apostolat chrétien, assidu et fécond, dont la sainte pureté sera l’assise et l’un des fruits les plus caractéristiques. Nous devons en outre remplir notre temps d’un travail intense et consciencieux, en cherchant à découvrir Dieu, tant il est vrai que nous ne devons jamais perdre de vue que nous avons été achetés à grand prix et que nous sommes le temple de l’Esprit Saint.
Quels autres conseils vous proposer? Eh bien les procédés qui ont toujours été utilisés par les chrétiens qui avaient réellement la prétention de suivre le Christ, les mêmes procédés qu’utilisèrent les hommes qui perçurent les premiers le souffle de Jésus: la fréquentation assidue du Seigneur dans l’Eucharistie, l’invocation filiale de la très Sainte Vierge, l’humilité, la tempérance, la mortification des sens, car on ne peut pas regarder ce qu’il n’est pas licite de désirer, faisait remarquer saint Grégoire le Grand 350 , et la pénitence.
Vous allez me dire qu’il s’agit là purement et simplement du résumé de toute vie chrétienne. À vrai dire, il n’est pas possible de séparer la pureté, qui est amour, de l’essence de notre foi, qui est charité, sursaut d’amour sans cesse renouvelé pour Dieu, qui nous a créés, nous a rachetés et nous prend continuellement par la main, même si maintes et maintes fois, nous ne nous en rendons pas compte. Il ne peut pas nous abandonner: Sion disait: Yahvé m’a abandonné, le Seigneur m’a oublié. Une femme oublie-t-elle l’enfant qu’elle nourrit, cesse-t-elle de chérir le fils de ses entrailles? Même s’il s’en trouvait une pour l’oublier, moi, je ne t’oublierai jamais 351 . Ces paroles ne vous causent-elles pas un immense plaisir?

187 J’ai l’habitude de dire que trois choses nous remplissent de joie sur la terre et nous valent le bonheur éternel au ciel: une fidélité sans faille, pleine de délicatesse, joyeuse et indiscutable à la foi, à la vocation que chacun a reçue et à la pureté. Celui qui restera accroché aux ronces du chemin, la sensualité, l’orgueil…, y restera volontairement et, s’il ne rectifie pas, ce sera un malheureux, car il aura tourné le dos à l’Amour du Christ.
J’affirme à nouveau que nous avons tous nos misères. Cependant nos misères ne devront jamais nous conduire à nous fermer à l’Amour de Dieu, mais bien au contraire à chercher refuge dans cet Amour, à nous glisser dans cette divine bonté, comme les guerriers de l’ancien temps se glissaient dans leur armure: cet ecce ego, quia vocasti me 352 , compte sur moi, car tu m’as appelé, est notre protection. Nous ne devons pas nous éloigner de Dieu, sous prétexte que nous ne voulons pas découvrir nos faiblesses. Nous devons attaquer nos misères, précisément parce que Dieu nous fait confiance.

188 Comment allons-nous réussir à surmonter ces misères? J’insiste, parce que c’est capital: grâce à l’humilité, à la sincérité dans la direction spirituelle et au sacrement de Pénitence. Allez vers ceux qui orientent votre âme, avec le cœur grand ouvert; ne le fermez pas, car si le démon muet s’y installe, vous l’en chasserez difficilement.
Excusez mon rabâchage, mais je crois indispensable de graver en lettres de feu dans votre esprit l’idée selon laquelle l’humilité, et sa conséquence immédiate, la sincérité, relient les autres moyens et s’avèrent être le fondement de l’efficacité. Si le démon muet s’introduit dans une âme, il compromet tout; en revanche, si on l’en expulse aussitôt, tout est pour le mieux, on est heureux, la vie reprend son cours. Soyons toujours sauvagement sincères, mais sans perdre la bonne éducation.
Je veux que tout ceci soit bien clair; ce ne sont pas tant le cœur et la chair qui me préoccupent que l’orgueil. Soyez humbles! Quand vous croirez que vous avez tout à fait raison, sachez que vous n’avez pas du tout raison. Allez à la direction spirituelle l’âme grande ouverte: ne la refermez pas, car, je vous le dis, le démon muet s’infiltre, et il est difficile de le faire sortir.
Rappelez-vous ce pauvre possédé que les disciples ne purent délivrer; seul le Seigneur obtint sa libération, grâce au jeûne et à la prière. À cette occasion, le Maître accomplit trois miracles: le premier, qu’il entende, car lorsque nous sommes dominés par le démon muet, l’âme refuse d’entendre; le second, qu’il parle; et le troisième, que le diable s’en aille.

189 Racontez d’abord ce que vous aimeriez cacher. À bas le démon muet! D’un tout petit problème vous faites, en le tournant et en le retournant, une énorme boule, comme on fait avec la neige, et vous vous enfermez à l’intérieur. Pourquoi? Ouvrez votre âme! Je vous promets le bonheur, qui est fidélité à votre chemin chrétien, si vous êtes sincères. Clarté, simplicité: ce sont des dispositions absolument nécessaires; nous devons ouvrir notre âme, à deux battants, afin de laisser entrer le soleil de Dieu et la clarté de l’Amour.
Il n’est pas toujours nécessaire d’avoir des motivations troubles pour s’écarter de la sincérité complète; parfois une erreur de conscience suffit. Certains ont formé, mieux vaudrait dire déformé, leur conscience, de sorte que leur mutisme, le manque de simplicité leur semble quelque chose de bon: ils pensent qu’il est bon de se taire. Cela se produit même chez des âmes qui ont reçu une excellente préparation, qui connaissent les choses de Dieu. C’est peut-être pour cela qu’elles trouvent des raisons pour se convaincre de se taire. Mais elles sont dans l’erreur. La sincérité est toujours indispensable; les excuses sont sans valeur, même si elles semblent bonnes.
Concluons ces instants d’entretien au cours desquels toi et moi nous avons prié Notre Père de nous accorder la grâce de vivre cette affirmation joyeuse qu’est la vertu chrétienne de la chasteté.
Nous le lui demandons par l’intercession de Sainte Marie, qui est la pureté immaculée. Nous avons recours à Elle, tota pulchra, avec un conseil que je donnais il y a bien longtemps à ceux qui se sentaient mal à l’aise dans leur lutte quotidienne pour être humbles, nets, sincères, joyeux et généreux: tous les péchés de ta vie resurgissent, semble-t-il. – Ne perds pas confiance –. Fais appel au contraire à ta Mère, Sainte Marie, avec l’abandon et la foi d’un enfant. Elle ramènera le calme dans ton âme 353 .

 «    VIE DE FOI    » 

Homélie prononcée le 12 octobre 1947.

190 On entend dire parfois que les miracles sont moins fréquents aujourd’hui que par le passé. Ne serait-ce pas que moins d’âmes vivent une vie de foi? Dieu ne peut pas manquer à sa promesse: Demande, et je te donnerai les nations pour héritage, pour domaine les extrémités de la terre 354 . Notre Dieu est la Vérité, le fondement de tout ce qui existe. Rien ne s’accomplit sans sa volonté toute-puissante.
Comme il était au commencement, maintenant et pour les siècles des siècles 355 . Le Seigneur est immuable; il n’a pas besoin de se mouvoir, de partir en quête de ce qu’il ne possède pas; il est tout le mouvement, toute la beauté et toute la grandeur. Aujourd’hui comme hier. Les cieux se dissiperont comme une fumée, la terre s’usera comme un vêtement […]. Mais mon salut sera éternel et ma justice n’aura pas de fin 356 .
Dieu a établi en Jésus-Christ une alliance nouvelle et éternelle avec les hommes. Il a mis sa toute-puissance au service de notre salut. Quand les créatures ont perdu confiance, quand elles tremblent, faute de foi, alors nous entendons de nouveau la voix d’lsaïe qui nous interpelle au nom du Seigneur: ma main serait-elle trop courte pour racheter? N’aurais-je pas la force de sauver? Par une menace je dessèche la mer, je change les fleuves en déserts; leurs poissons, faute d’eau, sont à sec et meurent de soif. Je revêts les cieux de noir, je les couvre du sac 357 .

191 La foi est une vertu surnaturelle qui dispose notre intelligence à adhérer aux vérités révélées, à répondre " oui " au Christ qui nous a révélé dans sa plénitude le plan de salut de la Très Sainte Trinité. Après avoir à maintes reprises et sous maintes formes parlé jadis aux Pères par les prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous a parlé par le Fils, qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il a fait les siècles. Resplendissement de sa gloire, effigie de sa substance, ce Fils qui soutient l’univers par sa parole puissante, ayant accompli la purification des péchés, s’est assis à la droite de la Majesté dans les hauteurs 358 .

Au bord de la piscine de Siloé

192 Je voudrais que ce soit Jésus qui nous parle de foi, qui nous donne des leçons de foi. Ouvrons donc le Nouveau Testament et revivons avec lui quelques passages de sa vie. Car il a jugé bon d’enseigner progressivement ses disciples, pour les amener à s’en remettre avec confiance à la Volonté du Père. Il les enseigne par la parole et par les œuvres.
Penchons-nous sur le chapitre neuf de l’Évangile selon saint Jean. En passant, il vit un homme qui était aveugle de naissance. Ses disciples lui demandèrent: Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle? 359 Ces hommes, pourtant si proches du Christ, jugent mal ce malheureux aveugle. Ceci pour que vous ne soyez pas étonnés si, au cours de votre vie, en servant l’Église, vous voyez des disciples du Seigneur se comporter ainsi à votre égard, ou envers les autres. Peu vous importe: comme l’aveugle, n’en ayez cure et abandonnez-vous sincèrement entre les mains du Christ. Le Christ n’attaque pas, il pardonne. Il ne condamne pas, il absout. Loin d’observer avec détachement la maladie, il applique le remède avec un empressement tout divin.
Notre Seigneur cracha à terre, fit de la boue avec sa salive, en enduisit les yeux de l’aveugle et lui dit: va te laver à la piscine de Siloé (mot qui signifie: envoyé). L’aveugle s’en alla, il se lava et il revint voyant clair 360 .

193 Quelle sûreté exemplaire dans la foi de cet aveugle! Une foi vive, opérante. Est-ce ainsi que tu réagis aux injonctions de Dieu, aux heures – nombreuses – où tu es aveugle, où les préoccupations de ton âme te cachent la lumière? Quel pouvoir recelait donc cette eau pour que les yeux qui en étaient humidifiés soient guéris? Un mystérieux collyre, un remède extraordinaire, préparé dans l’officine d’un savant alchimiste, aurait mieux fait l’affaire. Mais cet homme croit; il exécute ce que Dieu lui a demandé, et il revient les yeux pleins de lumière.
Il a paru utile, écrit saint Augustin en commentant ce passage, que l’évangéliste nous précise la signification du nom de cette piscine, en notant qu’il veut dire " envoyé ". Aujourd’hui, vous savez qui est cet envoyé. Si le Seigneur ne nous avait pas été envoyé, nul d’entre nous n’aurait été libéré du péché 361 . Nous devons avoir une foi inébranlable en celui qui nous sauve, en ce médecin divin qui a été justement envoyé pour nous guérir; croire avec d’autant plus de force que notre maladie est grave, voire désespérée.

194 Nous devons acquérir la mesure divine des choses, sans jamais oublier le point de vue surnaturel, sachant bien que Jésus sait utiliser jusqu’à nos misères pour que sa gloire resplendisse. Voilà pourquoi, quand vous sentirez s’insinuer dans votre conscience l’amour propre, la lassitude, le découragement, le poids des passions, réagissez promptement et écoutez le Maître, sans vous laisser impressionner par la triste réalité de ce que nous sommes; car, tant que nous vivrons, nos faiblesses nous suivront toujours.
C’est cela, le cheminement du chrétien. D’où la nécessité d’implorer sans cesse, avec une foi humble et vigoureuse: Seigneur, méfie-toi de moi! Alors que moi, je te fais confiance. Et quand nous pressentirons dans notre âme l’amour, la compassion, la tendresse du regard du Christ, lui qui ne nous abandonne pas, nous comprendrons dans toute leur profondeur les paroles de l’Apôtre: virtus in infirmitate perficitur 362 . Par la foi en notre Seigneur, malgré nos misères, ou mieux, à cause de nos misères, nous serons fidèles à Dieu notre Père. Le pouvoir de Dieu resplendira, il nous soutiendra au milieu de notre faiblesse.

La foi de Bartimée

195 Voici maintenant la guérison d’un autre aveugle, racontée par saint Marc. Comme il sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule nombreuse, le fils de Timée, Bartimée, un mendiant aveugle, était assis au bord du chemin 363 . Entendant le grand bruit que faisait la foule, l’aveugle demanda: Qu’est-ce qui se passe? On lui répondit: C’est Jésus de Nazareth. Aussitôt son âme fut embrasée d’une foi dans le Christ si vive qu’il se mit à crier: Fils de David, Jésus aie pitié de moi 364 .
Toi que voilà arrêté au bord du chemin de la vie, qui est si courte, n’as-tu pas envie de crier, toi aussi? toi qui manques de lumières, qui as besoin de nouvelles grâces pour te décider à rechercher la sainteté. Ne ressens-tu pas un besoin irrésistible de crier: Jésus, fils de David, aie pitié de moi. Une belle oraison jaculatoire, à répéter souvent!
Je vous conseille de méditer lentement les instants qui précèdent le prodige, afin de bien graver dans votre esprit cette idée si claire: quelle différence entre le Cœur miséricordieux de Jésus et nos pauvres cœurs! Cette pensée vous aidera toujours, et plus particulièrement à l’heure de l’épreuve, de la tentation, à l’heure aussi où il faut répondre généreusement aux humbles exigences de la vie quotidienne, à l’heure de l’héroïsme.
Beaucoup rabrouaient Bartimée pour lui imposer silence 365 . Toi aussi, quand tu as senti que Jésus passait près de toi, ton cœur a battu plus fort et tu t’es mis à crier, en proie à une agitation profonde. Alors tes amis, tes habitudes, ton confort, ton milieu t’ont conseillé de te taire, de ne pas crier. " Pourquoi appeler Jésus? Ne l’importune pas! "
Le malheureux Bartimée, lui, ne les écoutait pas. Il criait au contraire encore plus fort: Fils de David, aie pitié de moi. Le Seigneur, qui l’avait entendu dès le début, le laissa persévérer dans sa prière. Il en va de même pour toi. Jésus perçoit instantanément l’appel de notre âme, mais il attend. Il veut que nous soyons bien convaincus que nous avons besoin de lui. Il veut que nous le suppliions, avec obstination, comme cet aveugle au bord du chemin à la sortie de Jéricho. Imitons-le. Même si Dieu ne nous accorde pas à l’instant ce que nous lui demandons, même si la multitude essaie de nous détourner de notre prière, ne cessons pas de l’implorer 366 .

196 Jésus s’arrêta et dit: appelez-le. Et les mieux disposés parmi ceux qui l’entourent de dire à l’aveugle: Courage! Lève-toi, il t’appelle 367 . Voilà la vocation chrétienne! Mais elle ne se limite pas à un seul et unique appel de Dieu. Dieu nous cherche à tout instant. Lève-toi, nous dit-il, abandonne ta lâcheté, ton confort, tes égoïsmes mesquins, tes petits problèmes sans importance. Décolle de ce terrain où je te vois vautré, aplati, informe. Prends de la hauteur, du poids, du volume; acquiers la vision surnaturelle.
Alors cet homme, rejetant son manteau, bondit et vint à Jésus 368 . Il rejette son manteau! Je ne sais si tu as été à la guerre. Il y a bien des années, il m’est arrivé de parcourir un champ de bataille, quelques heures après la fin du combat. Des capotes, des gourdes, des havresacs pleins de souvenirs de famille – lettres, photos d’êtres chers – jonchaient le sol… Et ils n’appartenaient pas aux vaincus, mais aux vainqueurs! Tous ces objets leur étaient de trop. Ils les empêchaient de courir plus vite et de sauter par-dessus le parapet ennemi. Ainsi fit Bartimée, quand il s’élança vers le Christ.
N’oublie pas cela: pour atteindre le Christ, le sacrifice est indispensable. Il faut se défaire de tout ce qui encombre: manteau, havresac, bidon. C’est ainsi que tu procéderas dans ton combat pour la gloire de Dieu, dans cette lutte amoureuse et pacifique par laquelle nous nous efforçons d’étendre le règne du Christ. Pour servir l’Église, le Souverain Pontife, les âmes, tu dois être prêt à renoncer à tout ce qui est superflu. À te retrouver sans ce manteau qui t’aurait protégé dans les nuits froides, sans ces souvenirs des tiens qui te sont si chers, sans le rafraîchissement de l’eau. Leçon de foi, leçon d’amour. Car c’est ainsi que le Christ doit être aimé.

La foi et les œuvres

197 C’est alors que s’instaure un dialogue divin, un merveilleux dialogue, qui bouleverse, qui enflamme: car à présent, Bartimée c’est toi, et moi. Les lèvres divines du Christ s’ouvrent pour poser cette question: Quid tibi vis faciam? Que veux-tu que je fasse pour toi? L’aveugle: Maître, que je voie 369 . Quoi de plus logique! Et toi, es-tu sûr de voir? N’as-tu pas été un jour comme cet aveugle de Jéricho? Je ne peux oublier que, méditant ce passage, il y a bien des années, et comprenant que Jésus attendait de moi quelque chose, quelque chose que j’ignorais – je me suis composé des oraisons jaculatoires: " Seigneur, que veux-tu? Qu’attends-tu de moi? " Je pressentais que le Seigneur me cherchait pour quelque chose de nouveau, et ce Rabboni, ut videam, Maître, que je voie, m’amena à supplier le Christ, à lui adresser sans relâche cette prière: " Seigneur, que s’accomplisse ce que Tu veux. "

198 Priez avec moi le Seigneur: Doce me facere voluntatem tuam, quia Deus meus es tu 370 , apprends-moi à accomplir ta volonté, parce que tu es mon Dieu. Bref, que jaillisse de nos lèvres le désir sincère de répondre, d’une manière efficace, aux demandes de notre Créateur, en nous efforçant de nous conformer à ses desseins avec une foi inébranlable, sûrs qu’il ne nous abandonnera pas.
Si nous aimons ainsi la Volonté divine, nous comprendrons que la valeur de la foi ne réside pas seulement dans un clair énoncé de celle-ci, mais encore dans notre ardeur à la défendre par des œuvres: et nous agirons en conséquence.
Mais revenons à la scène qui se déroule sous les murs de Jéricho. C’est à toi, maintenant, que le Christ s’adresse. Il te dit: " Que veux-tu de moi? " " Que je voie, Seigneur, que je voie! " Alors Jésus: va, ta foi t’a sauvé. Et aussitôt il recouvra la vue, et il cheminait à sa suite 371 . Le suivre sur le chemin. Tu as compris ce que le Seigneur te proposait, et tu as décidé de l’accompagner sur le chemin. Tu t’efforces de mettre tes pas dans les siens, de revêtir la robe du Christ, d’être le Christ lui-même. En effet ta foi, cette foi en la lumière que le Seigneur te donne, doit être opérante et empreinte de sacrifice. Telle est la foi qu’il attend de nous: nous devons avancer à son rythme, en œuvrant avec générosité, en déracinant et en jetant au loin tout ce qui entrave notre marche.

Foi et humilité

199 Voici une autre scène émouvante. Elle nous est racontée par saint Matthieu. Or voici qu’une femme, hémorroïsse depuis douze années, s’approcha par derrière et toucha la frange de son manteau 372 . Quelle humilité que la sienne! Car elle se disait en elle-même: " Si seulement je touche son manteau, je serai sauvée 373 . " Il y aura toujours de ces malades à la foi vive, comme Bartimée, qui n’hésitent pas à implorer, à crier publiquement leur foi. Remarquez cependant comment, sur le chemin du Christ, il n’y a pas deux âmes semblables. La foi de cette femme est grande elle aussi. Et pourtant, elle se tait. Elle s’approche à l’insu de tous. Il lui suffit de toucher, d’effleurer le vêtement du Christ, et elle est sûre qu’elle sera guérie. À peine l’a-t-elle fait que notre Seigneur se retourne, et qu’il la regarde. Il sait déjà ce qui s’est produit dans ce cœur, il a jaugé sa conviction: Confiance, ma fille, ta foi t’a sauvée 374 .
Elle toucha délicatement la frange de son manteau, elle s’approcha avec foi, elle crut et elle sut qu’elle venait d’être guérie... Nous aussi, si nous voulons être sauvés, il nous faut toucher avec foi le vêtement du Christ 375 . Comprends-tu maintenant que notre foi doit être humble? Qui es-tu, qui suis-je pour mériter cet appel du Christ? Qui sommes-nous, pour être si près de lui? Comme à cette pauvre femme dans la multitude, il nous a offert une occasion. Non d’effleurer, de toucher un instant le bord, la frange de son manteau. Mais c’est lui que nous possédons. Il se donne totalement à nous, avec son Corps, son Sang, son Ame et sa Divinité. Il est notre aliment chaque jour, nous lui parlons intimement, comme on converse avec le père, comme on dialogue avec l’Amour. Et tout cela est vrai. Ce n’est pas le fruit de l’imagination.

200 Travaillons à augmenter notre humilité. Seule une foi humble donnera à notre regard une vision surnaturelle. Il n’y a pas d’autre alternative: mener une vie surnaturelle, ou mener une vie animale. Et toi, et moi, nous ne pouvons vivre que la vie de Dieu, la vie surnaturelle. Que servira-t-il donc à l’homme de gagner le monde entier, s’il ruine sa propre vie 376? À quoi servent à l’homme tout ce qui peuple la terre, toutes les ambitions de l’intelligence et de la volonté? À quoi bon tout cela, si tout sombre, si toutes les richesses de ce monde terrestre ne sont que décors de théâtre; si c’est ensuite l’éternité pour toujours, pour toujours, pour toujours?
Cet adverbe, " toujours ", a fait la grandeur de Thérèse d’Avila. Tout enfant, elle franchit un jour les murailles de la ville, par la porte de l’Adaja, en compagnie de son frère Rodrigue, pour aller au pays des Maures, dans l’espoir d’y être décapités pour le Christ; et elle murmurait à l’oreille de son frère, qui se fatiguait sur le chemin: pour toujours, pour toujours, pour toujours 377 .
Les hommes mentent quand ils disent " pour toujours " à propos de leurs affaires temporelles. Seul est vrai, d’une vérité absolue, le " pour toujours " face à Dieu. Et c’est ainsi que tu dois vivre, avec une foi qui te fera sentir la saveur du miel, une douceur céleste, lorsque tu penseras à l’éternité qui, elle, est vraiment pour toujours.

Vie ordinaire et contemplation

201 Revenons au saint Évangile, et attardons-nous sur ce que saint Matthieu rapporte au chapitre vingt-et-un. Jésus, comme il entrait en ville de bon matin, eut faim. Apercevant un figuier près du chemin, il s’en approcha 378 . Quelle joie, Seigneur, que de te voir affamé, ou encore assoiffé près du puits de Sychar 379 . Je te contemple, perfectus Deus, perfectus homo 380: vrai Dieu, mais aussi vrai homme. Avec une chair comme la mienne. Il s’est anéanti lui-même, prenant la condition d’esclave 381 , pour que je ne doute jamais de sa compréhension, de son amour.
Il a eu faim. Quand viendra la fatigue, lors du travail, de l’étude ou de l’apostolat, quand l’horizon s’obscurcira, alors nous fixerons notre regard sur le Christ: sur ce Jésus plein de bonté, ce Jésus harassé, ce Jésus qui a faim et soif. Comme tu sais te faire comprendre, Seigneur! Comme tu sais te faire aimer! Tu te montres semblable à nous en tout, sauf pour le péché, pour que nous nous rendions bien compte qu’avec toi, nous pourrons vaincre nos mauvais penchants, surmonter nos fautes. Qu’importent la lassitude, la faim, les larmes... Le Christ a connu la fatigue, il a eu faim, il a eu soif, il a pleuré. Ce qui importe c’est la lutte – une lutte aimable, puisque le Seigneur restera toujours près de nous – pour accomplir la volonté du Père qui est aux cieux 382 .

202 Il s’approche du figuier: il s’approche de toi, il s’approche de moi. La faim, la soif d’âmes de Jésus? Du haut de la croix, il a crié: sitio! 383 j’ai soif. Soif de nous, de notre amour, de nos âmes, de toutes les âmes que nous devons amener jusqu’à lui par le chemin de la croix, qui est le chemin de l’immortalité et de la gloire du Ciel.
Il s’approcha du figuier, mais il n’y trouva rien que des feuilles 384 . C’est regrettable. En est-il ainsi dans notre vie? N’est-il pas vrai, hélas, qu’elle manque de foi, de vibration d’humilité, qu’on n’y trouve ni sacrifices ni œuvres? N’est-il pas vrai que seule la façade est chrétienne, et que les fruits sont absents? Terrible constatation. Jésus en effet ordonne: jamais plus tu ne porteras de fruit. Et à l’instant même, le figuier devint sec 385 . Si ce passage de l’Écriture Sainte nous attriste, il nous incite en même temps à raviver notre foi, à vivre selon la foi, afin de n’avoir que des gains à présenter au Christ.
Prenons-y garde: notre Seigneur ne dépendra jamais de nos constructions humaines. Les projets les plus ambitieux ne sont à ses yeux que jeux d’enfants. Ce qu’il veut, ce sont les âmes, c’est notre amour. Il veut que tous les hommes accourent, afin de jouir pour l’éternité de son Royaume. Nous devons travailler beaucoup sur cette terre et nous devons travailler bien, parce que c’est ce travail ordinaire que nous devons sanctifier. Mais n’oublions jamais de réaliser notre travail pour Dieu. Si nous le faisions pour nous-mêmes, par orgueil, nous ne produirions qu’un feuillage inutile. Sur un tel arbre, ni Dieu ni les hommes ne pourraient trouver de fruit.

203 À la vue du figuier devenu sec, les disciples dirent tout étonnés: " Comment, en un instant, le figuier est-il devenu sec 386 ? " Ces douze de la première heure, qui ont pourtant assisté à tant de miracles du Christ, sont une fois de plus stupéfaits; ils n’ont pas encore une foi ardente. Voilà pourquoi le Seigneur nous assure: en vérité je vous le dis, si vous avez une foi qui n’hésite point, non seulement vous ferez ce que je viens de faire au figuier, mais, si vous dites à cette montagne: soulève-toi et jette-toi dans la mer, cela se fera 387 . Jésus-Christ pose comme condition que nous vivions de la foi: alors nous serons capables de déplacer des montagnes. Il y a tant de choses à déplacer dans le monde, et d’abord... dans notre cœur. Tant d’obstacles à la grâce! Alors, ayez la foi et les œuvres, la foi et l’esprit de sacrifice, la foi et l’humilité. La foi fait de nous des créatures toute-puissantes: et tout ce que vous demanderez dans une prière pleine de foi, vous l’obtiendrez 388 .
L’homme de foi sait juger à leur juste valeur les choses de la terre, il sait que notre passage ici-bas n’est, pour reprendre un mot de Thérèse d’Avila, qu’une mauvaise nuit dans une mauvaise auberge 389 . Il renforce sa conviction que notre existence sur la terre est un temps de travail et de lutte, un temps de purification destiné à nous acquitter de nos dettes envers la justice divine, à cause de nos péchés. Il sait aussi que les biens temporels sont des moyens, dont il se sert avec générosité, avec héroïsme.

204 La foi n’est pas destinée uniquement à être prêchée: elle doit être tout spécialement mise en pratique. Souvent peut-être, les forces nous manqueront. Mais alors, j’en reviens à l’Évangile, comportez-vous comme le père du jeune épileptique. Il s’inquiète de la guérison de son fils, il espère que le Christ le guérira, et pourtant il ne va pas jusqu’à croire en un pareil bonheur. Mais Jésus, qui demande toujours la foi, va au devant des doutes qu’il lit au fond de cette âme: si tu peux!... Tout est possible à celui qui croit 390 . Tout est possible: nous sommes tout-puissants! mais avec la foi. Or cet homme sent sa foi fléchir. Il craint que son manque de confiance empêche que son fils recouvre la santé. Alors il pleure. N’ayons pas honte de ce genre de larmes: elles sont le fruit de l’amour de Dieu, de la prière repentante, de l’humilité. Aussitôt, le père de l’enfant de s’écrier, en pleurant: Je crois, viens en aide à mon peu de foi 391 .
Adressons-lui, nous aussi, ces paroles, en terminant ce moment de méditation. Seigneur, je crois. J’ai appris à croire en toi, et j’ai décidé de te suivre de près. Souvent, au cours de ma vie, j’ai imploré ta miséricorde. Et souvent, aussi, je n’ai pas cru que tu puisses engendrer tant de merveilles dans le cœur de tes enfants. Seigneur, je crois! Mais aide-moi à croire, plus, mieux!
A.dressons enfin cette prière à Sainte Marie, Mère de Dieu et notre Mère, modèle de foi: oui, bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur 392 .

 «    L’ESPÉRANCE DU CHRÉTIEN    » 

Homélie prononcée le 8 juin 1968, Samedi des Quatre-Temps de Pentecôte

205 Il y a bon nombre d’années déjà, fort d’une conviction qui grandissait de jour en jour, j’écrivais: attends tout de Jésus: tu n’as rien; tu ne vaux rien; tu ne peux rien. C’est lui qui agira si tu t’abandonnes en lui. 393 Le temps a passé, et ma conviction n’en est devenue que plus vigoureuse, plus profonde aussi. J’ai pu constater comment, dans bien des existences, l’espérance en Dieu avait allumé de merveilleux foyers d’amour, brûlant d’un feu qui tient le cœur en haleine, sans découragements, sans relâchements, même si l’on souffre au long du chemin, et si l’on souffre parfois pour de bon.
Je me suis ému en lisant le texte de l’épître de la messe, et j’imagine qu’il en a été de même pour vous. Je comprenais que Dieu nous aidait, à travers les paroles de l’Apôtre, à contempler l’imbrication divine des trois vertus théologales, ce canevas sur lequel est tissée l’existence authentique de l’homme chrétien, de la femme chrétienne.
Écoutez de nouveau saint Paul: ayant donc reçu notre justification de la foi, nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ, lui qui nous a donné d’avoir accès par la foi à cette grâce en laquelle nous sommes établis et nous nous glorifions dans l’espérance de la gloire de Dieu. Que dis-je? Nous nous glorifions encore des tribulations, sachant bien que la tribulation produit la constance, la constance une vertu éprouvée, la vertu éprouvée l’espérance. Et l’espérance ne déçoit point, parce que l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous fut donné 394 .

206 Ici, dans la présence de Dieu, qui préside dans le tabernacle (quelle force que cette proximité réelle de Jésus!), nous allons méditer aujourd’hui sur l’espérance, ce don très doux de Dieu, qui comble nos âmes de joie: spe gaudentes 395 . Joyeux nous le sommes, car, si nous sommes fidèles, l’Amour infini nous attend.
Nous ne devons jamais oublier que, pour tous, donc pour chacun d’entre nous, il n’y a que deux façons de vivre sur terre: vivre une vie divine, en luttant pour plaire à Dieu; ou vivre une vie animale, avec plus ou moins de teinture humaine, en nous passant de lui. Je n’ai jamais accordé beaucoup de crédit aux " saints laïcs " qui se vantent d’être incroyants. Je les aime véritablement, de même que tous les hommes, mes frères; j’admire leur bonne volonté qui, à certains égards, peut se révéler héroïque. Mais j’ai de la compassion pour eux, car ils ont l’énorme malheur de n’avoir ni la lumière ni la chaleur de Dieu, ni l’indicible joie de l’espérance théologale.
Un chrétien sincère, cohérent avec sa foi, n’agit que par référence à Dieu, dans une perspective surnaturelle. Il travaille en ce monde (qu’il aime passionnément), pleinement engagé dans les affaires de la terre, le regard tourné vers le ciel. Saint Paul nous le confirme: quæ sursum sunt quærite; recherchez les choses d’en-haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite du Père. Songez aux choses d’en-haut, non à celles de la terre. Car vous êtes morts, morts par le baptême à ce qui vient du monde, et votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu 396 .

Espérances terrestres et espérance chrétienne

207 La ritournelle tant rebattue que l’espérance est la dernière chose que l’on perd vient aux lèvres de beaucoup avec une cadence monotone. Comme si l’espérance était une sorte de bouée qui permet de continuer à marcher sans complications et sans inquiétudes de conscience! Ou encore, comme si elle était un prétexte pour reporter sine die l’occasion de rectifier notre conduite, la lutte pour atteindre des buts élevés et notamment notre fin suprême, qui est de nous unir à Dieu!
Je dirai même que c’est là un bon moyen de confondre l’espérance avec la commodité. Car, au fond, il manque le désir d’atteindre un vrai bien, légitime, ni spirituel ni matériel. La plus haute aspiration de certains se réduit à se dérober à tout ce qui pourrait altérer la tranquillité, apparente, de leur existence médiocre. Avec cette âme timide, chétive et paresseuse, la créature se laisse atteindre par des formes subtiles d’égoïsme et se contente de ce que jours et années s’écoulent sine spe nec metu: sans aspirations exigeant un effort, sans les inquiétudes de la mêlée. L’important alors est d’éviter le risque de déconvenues et de larmes. Comme on est bien loin d’obtenir quelque chose, si l’on n’a pas su répondre au désir de le posséder, par crainte des exigences que cela représente!
S’y ajoute l’attitude superficielle de ceux qui, y compris sous des apparences de culture ou de science, composent avec le thème de l’espérance une poésie facile. Incapables d’affronter sincèrement leur propre intimité et de prendre parti pour le bien, ils réduisent l’espérance à une illusion, à une rêverie utopique, à une simple consolation face aux angoisses d’une vie difficile. L’espérance – la fausse espérance! – devient chez eux velléité frivole qui ne conduit à rien.

208 Certes les craintifs et les frivoles abondent. Mais, sur notre terre, il est aussi beaucoup d’hommes droits, animés par un noble idéal, même purement philantropique et sans finalité surnaturelle. Ils supportent toute sorte de privations, se dépensent généreusement au service des autres, les aidant dans leurs souffrances ou dans leurs difficultés. Je me suis toujours porté à respecter et même à admirer la ténacité de celui qui travaille résolument pour un idéal digne de ce nom. Je me sens cependant dans l’obligation de rappeler que tout ce que nous commençons ici-bas, s’il s’agit d’une entreprise exclusivement nôtre, naît marqué du signe de la précarité. Méditez les paroles de l’Écriture: je réfléchis sur toutes les actions de mes mains et sur toute la peine que j’y ai prise: Ah! tout est vanité et poursuite de vent, et il n’y a pas d’intérêt sous le soleil 397 .
Cette précarité n’étouffe cependant point l’espérance. Bien au contraire, si nous admettons la petitesse et la contingence des initiatives terrestres, notre travail s’ouvre à l’espérance véritable, qui élève toute tâche humaine et qui la transforme en un lieu de rencontre avec Dieu. Cette tâche s’éclaire alors d’une lumière d’éternité, qui chasse les ténèbres de la désillusion. Inversement, nous pouvons transformer nos projets temporels en finalités absolues, en effaçant de l’horizon la demeure éternelle et la fin pour laquelle nous avons été créés: aimer et louer le Seigneur, le posséder ensuite dans le Ciel. Alors les plus brillantes intentions deviennent des trahisons, voire les véhicules de l’avilissement des créatures. Rappelez-vous l’exclamation sincère, bien connue, de saint Augustin, qui avait fait l’expérience de tant d’amertumes alors qu’il méconnaissait Dieu et qu’il cherchait le bonheur en dehors de lui: Tu nous a créés, Seigneur, pour toi et notre cœur est inquiet jusqu’à ce qu’il repose en toi 398! Rien n’est peut-être plus tragique dans la vie d’un homme que ces méprises dues à la corruption et à la falsification de l’espérance, quand celle-ci est présentée en dehors de la perspective de l’Amour, qui rassasie sans rassasier.
Quant à moi, et je désire qu’il en aille de même pour vous, l’assurance de me sentir, de me savoir, fils de Dieu, me remplit d’une espérance véritable, cette vertu surnaturelle qui, quand elle est infusée dans les créatures, se conforme à notre nature, ce qui fait d’elle aussi une vertu très humaine. Je suis heureux, fort de la certitude du Ciel que nous atteindrons, si nous restons fidèles jusqu’au dernier moment; du bonheur que nous aurons, quoniam bonus 399 , car mon Dieu est bon et sa miséricorde est infinie. Cette assurance m’invite à comprendre que seul ce qui porte l’empreinte de Dieu révèle le sceau indélébile de l’éternité et possède une valeur impérissable. C’est pourquoi l’espérance ne m’écarte pas des choses de cette terre. Elle me rapproche au contraire de ces mêmes réalités d’une façon nouvelle, d’une façon chrétienne, qui tente de découvrir en toutes choses les liens de la nature déchue avec Dieu Créateur et avec Dieu Rédempteur.

Espérer en quoi?

209 Peut-être plus d’un en est-il à se demander: nous les chrétiens, en quoi devons-nous espérer? Car le monde offre beaucoup de biens attirants pour notre cœur, qui réclame le bonheur et poursuit ardemment l’amour. D’autre part, nous voulons semer la joie et la paix à pleines mains: nous ne nous contentons pas de rechercher notre prospérité personnelle et nous tentons de rendre heureux tous ceux qui nous entourent.
Malheureusement d’aucuns, à la vision louable mais plate des choses, aux idéaux exclusivement caducs et fugaces, oublient que les aspirations des chrétiens doivent viser des sommets plus élevés, infinis. Ce qui nous intéresse, c’est l’Amour de Dieu, en jouir en plénitude avec une joie sans fin. Nous avons constaté, de bien des façons, que les choses d’ici-bas vont passer pour nous tous lorsque ce monde s’achèvera; et même avant, pour chaque homme, car ni les richesses ni les honneurs ne nous accompagneront dans notre sépulture. C’est pourquoi nous avons appris à prier avec les ailes que nous donne l’espérance, qui porte nos cœurs à s’élever vers le Seigneur: in Te Domine speravi, non confundar in æternum 400 . J’espère en Toi, Seigneur, pour que ta main me dirige maintenant et en toute circonstance, pour les siècles des siècles.

210 Nous n’avons pas été créés par le Seigneur pour bâtir ici une cité définitive 401 , car ce monde est le chemin vers un autre monde, qui est demeure sans chagrin 402 . Cependant nous, les enfants de Dieu, nous ne devons pas nous désintéresser des activités humaines: Dieu nous y a placés pour les sanctifier, pour les imprégner de notre foi bénie, la seule qui amène la vraie paix et la joie authentique aux âmes et aux différents milieux du monde. Voici quelle a été ma prédication constante depuis 1928: il est urgent de christianiser la société et d’imprégner de sens surnaturel toutes les couches de cette humanité que nous formons, afin que, les uns et les autres, nous nous efforcions d’élever à l’ordre de la grâce nos tâches quotidiennes, notre profession, notre métier. Ainsi, toutes les occupations humaines s’éclairent d’une espérance nouvelle, qui transcende le temps et la fugacité de ce monde.
Le baptême nous a faits porteurs de la parole du Christ, qui rassérène, qui enflamme et apaise les consciences blessées. Pour que le Seigneur agisse en nous et par nous, disons-lui que nous sommes disposés à lutter tous les jours, tout en nous sachant faibles et inutiles, tout en ressentant le poids immense de nos misères et de notre pauvre faiblesse personnelle. Nous devons lui redire que nous avons confiance en lui, en son assistance, et au besoin contre toute espérance 403 , comme Abraham. Nous travaillerons ainsi avec un acharnement renouvelé et nous apprendrons aux hommes à réagir avec sérénité, dépourvus de haine, de méfiance, d’ignorance, d’incompréhension, de pessimisme, car tout est possible à Dieu.

211 Où que nous nous trouvions, le Seigneur nous exhorte: veille! Face à cet appel de Dieu, nous devons alimenter notre conscience en désirs de sainteté: des désirs enracinés dans l’espérance et suivis d’œuvres. Donne-moi, mon fils, ton cœur 404 , nous inspire-t-il à l’oreille. Cesse de construire des châteaux en Espagne, décide-toi à ouvrir ton âme à Dieu, car ce n’est que dans le Seigneur que tu peux trouver un fondement réel pour ton espérance et pour pratiquer le bien à l’égard du prochain. Si nous ne luttons pas contre nous-même, si nous ne rejetons pas résolument les ennemis qui campent dans notre citadelle intérieure (qu’ils s’appellent orgueil, envie, concupiscence de la chair et des yeux, autosuffisance ou folle avidité de libertinage), s’il n’y a pas enfin de lutte intérieure, alors les idéaux les plus nobles se fanent comme fleur des champs. Le soleil brûlant s’est levé: il a desséché l’herbe et sa fleur tombe, sa belle apparence est détruite 405 . Ensuite, dans les moindres fissures, le découragement et la tristesse pousseront, comme une plante nuisible et envahissante.
Jésus ne se satisfait pas d’une adhésion hésitante. Il prétend, il en a le droit, que nous marchions d’un pas ferme, sans concessions devant les difficultés. Il exige des pas décidés, concrets: d’ordinaire, les résolutions à caractère général servent à peu de chose. Ces résolutions aux contours vagues me semblent de fallacieux espoirs qui visent à étouffer les appels divins que le cœur perçoit: des feux follets, qui ne brûlent ni ne réchauffent et qui disparaissent aussi fugacement qu’ils ont surgi.
C’est pourquoi je serai convaincu de la sincérité de ton intention d’atteindre le but, si je te vois marcher avec détermination. Fais le bien, en révisant ton attitude habituelle devant les occupations de chaque instant. Pratique la justice, précisément dans les milieux que tu fréquentes, même si tu en es rompu de fatigue. Rends heureux ceux qui t’entourent, en les aidant sans réserve dans le travail, en t’efforçant d’achever le tien avec la plus grande perfection humaine possible, par ta compréhension, ton sourire, ton attitude chrétienne. Et le tout pour Dieu, en pensant à sa gloire, le regard tourné vers le Ciel, dans un désir ardent de la Patrie définitive, le seul but qui en vaille la peine.

Je peux tout

212 Si tu ne luttes pas, ne me dis pas que tu veux t’identifier davantage au Christ, le connaître, l’aimer. En empruntant cette voie royale, suivre le Christ, nous comporter en enfants de Dieu, nous savons bien ce qui nous attend: la Sainte Croix, où nous devons voir le point central sur lequel s’appuie notre espérance de nous unir au Seigneur.
Ce programme, je te le dis à l’avance, n’a rien d’une entreprise facile, car vivre comme le Seigneur nous l’indique demande des efforts. Je vous lis l’énumération de l’Apôtre, lorsqu’il rapporte les péripéties et les souffrances qu’il a endurées pour accomplir la volonté de Jésus: Cinq fois j’ai reçu des Juifs les trente-neuf coups de fouet; trois fois j’ai été flagellé; une fois lapidé; trois fois j’ai fait naufrage. Il m’est arrivé de passer un jour et une nuit dans l’abîme! Voyages sans nombre, dangers de rivières, dangers des brigands, dangers de mes compatriotes, dangers des païens, dangers de la ville, dangers du désert, dangers de la mer, dangers des faux frères! Labeur et fatigue, veilles fréquentes, faim et soif, jeûnes répétés, froid et nudité. Et sans parler du reste, mon obsession quotidienne: le souci de toutes les Églises! 406
J’aime, pour mes conversations avec le Seigneur, serrer au plus près la réalité dans laquelle nous évoluons, sans m’inventer de théories, sans rêver à de grands renoncements ou à des actes héroïques qui, d’ordinaire, ne se présenteront pas. Il importe, en revanche, que nous profitions de notre temps, ce temps qui glisse entre nos mains et qui, pour une conscience chrétienne, est bien plus que de l’argent, car il représente une anticipation de la gloire qui nous sera accordée plus tard.
Logiquement, nous n’allons pas dans notre journée nous heurter à des difficultés aussi nombreuses et aussi grandes que celles qui ont jalonné la vie de Saül. Ce que nous rencontrons, c’est la bassesse de notre égoïsme, les coups de griffe de la sensualité, les tracas d’un orgueil inutile et ridicule, et bien d’autres défaillances, tant et tant de faiblesses. Devons-nous nous décourager? Non. Répétons au Seigneur avec saint Paul: je me complais dans mes faiblesses, dans les outrages, les détresses, les persécutions, les angoisses endurées pour le Christ; car lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort 407 .

213 Parfois, alors que tout va à l’inverse de ce que nous imaginions, nous nous prenons à dire spontanément: Seigneur, vois comment tout s’écroule pour moi, tout, tout...! C’est alors le moment de rectifier: avec toi, j’irai de l’avant avec assurance, car tu es la force même: quia tu es, Deus, fortitudo mea 408 .
Je t’ai exhorté à essayer, au milieu de tes occupations, d’élever ton regard vers le Ciel avec persévérance. Car l’espérance nous pousse à saisir la main puissante que Dieu nous tend à tout moment, pour que nous ne perdions pas la perspective surnaturelle, même lorsque nos passions se dressent et nous harcèlent pour nous verrouiller dans le réduit mesquin de notre moi; ou quand, avec une vanité puérile, nous nous plaçons au centre de l’univers. Je vis persuadé que je ne parviendrai à rien sans regarder vers le haut, sans Jésus. Je sais que la force dont j’ai besoin pour me vaincre et pour vaincre naît de la répétition de ce cri: je peux tout en Celui qui me rend fort 409 . Ce cri en appelle à la promesse ferme de Dieu de ne point abandonner ses enfants, si ses enfants ne l’abandonnent pas.

La misère et le pardon

214 Le Seigneur s’est tellement rapproché de ses créatures, que nous avons tous gardé au cœur la soif des hauteurs, le désir de monter très haut, de pratiquer le bien. Je cherche à éveiller en toi ces aspirations, parce que je veux que tu sois convaincu de l’assurance qu’il a mise dans ton âme. Si tu le laisses agir, tu serviras, là où tu te trouves, comme un instrument utile, avec une efficacité insoupçonnée. Mais, pour ne pas avoir la lâcheté de te dérober à cette confiance que le Seigneur a mise en toi, tu dois éviter la fatuité de sous-estimer naïvement les difficultés qui se présenteront sur ton chemin de chrétien.
Nous ne devons pas nous en étonner. Nous traînons à l’intérieur de nous-mêmes, comme une conséquence de notre nature déchue, un principe d’opposition, de résistance à la grâce: ce sont les blessures du péché originel, que nos péchés personnels viennent raviver. Nous devons donc entreprendre ces ascensions, ces tâches divines et humaines (celles de tous les jours), qui débouchent toujours sur l’Amour de Dieu, avec humilité, d’un cœur contrit, confiants dans l’assistance divine, et en y consacrant nos meilleurs efforts, comme si tout ne dépendait que de nous-mêmes.
Tant que tu luttes, d’une lutte qui durera jusqu’à ta mort, n’exclue pas de voir se dresser avec violence les ennemis du dehors et du dedans. Et de plus, comme si ce fardeau ne suffisait pas, à certains moments tes erreurs passées, abondantes peut-être, vont se presser dans ton esprit. Au nom de Dieu, je te le dis: ne désespère pas. Quand tu te trouveras dans cette situation, qui n’arrivera pas forcément, ni habituellement, profites en pour t’unir davantage au Seigneur, car lui, qui t’a choisi pour enfant, ne t’abandonne pas. Il permet cette épreuve pour que tu aimes davantage et pour que tu découvres avec plus de clarté sa protection continuelle, son Amour.
Courage, j’insiste. Le Christ, qui nous a pardonné sur la Croix, continue de nous offrir son pardon dans le sacrement de la Pénitence, et à tout moment nous avons comme avocat auprès du Père Jésus-Christ, le Juste. C’est lui qui est victime de propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais aussi pour ceux du monde entier 410 , afin que nous remportions la victoire.
Quoi qu’il arrive, en avant! Serre avec force le bras du Seigneur et considère que Dieu ne perd point de bataille. Si, pour un motif quelconque, tu t’éloignes de lui, réagis avec humilité, commences et recommences, conduis-toi en fils prodigue tous les jours et même à plusieurs reprises au long d’une même journée. Redresses ton cœur contrit dans la confession, qui est un authentique miracle de l’Amour de Dieu. Le Seigneur lave ton âme dans ce sacrement merveilleux; il t’inonde de joie et de force pour que tu ne défailles pas dans ta lutte, et pour que tu reviennes inlassablement à Dieu, quand bien même tout te semblerait obscur. De plus la Mère de Dieu, qui est aussi notre Mère, te protège avec une sollicitude toute maternelle, t’affermit sur ton chemin.

Dieu ne se lasse pas de pardonner

215 La Sainte Écriture nous met en garde: même le juste tombe sept fois 411 . Chaque fois que j’ai lu ces paroles, mon âme a été secouée d’un fort tressaillement d’amour et de douleur. Une fois de plus, par ce divin rappel, le Seigneur vient à notre rencontre. Il nous parle de sa miséricorde, de sa tendresse, de sa clémence sans limite. Soyez en convaincus: le Seigneur ne veut pas nos misères, mais il ne les méconnaît pas pour autant, et il compte précisément sur ces faiblesses pour que nous devenions plus saints.
Une secousse d’Amour, vous disais-je. Je regarde ma vie et je vois, en toute sincérité, que je ne suis rien, que je ne vaux rien, que je n’ai rien, que je ne puis rien. Plus encore, que je suis le néant! Mais lui est tout et, en même temps, il est à moi et je suis à lui, car il ne me rejette pas et il s’est livré pour moi. Avez-vous vu plus grand amour?
Tressaillement de douleur aussi, car si j’examine ma conduite, je m’étonne de la masse de mes négligences. Il me suffit de faire un examen sur les quelques heures qui se sont écoulées depuis mon lever pour découvrir nombre de manques d’amour, de réponses fidèles. Mais mon comportement, s’il m’afflige véritablement, ne m’enlève pas la paix. Je me prosterne devant Dieu et lui expose avec clarté ma situation. Je reçois aussitôt l’assurance de son secours, et j’entends au fond de mon cœur qu’il me répète lentement: meus es tu 412 . Je savais, et je sais, de quoi tu es fait. En avant!
Il n’en saurait aller autrement. Si nous nous mettons continuellement en présence du Seigneur, notre confiance grandira, car nous constaterons que son Amour et son appel demeurent actuels: Dieu ne se lasse pas de nous aimer. L’espérance nous démontre que, sans lui, nous ne parvenons même pas à réaliser le plus petit de nos devoirs; et qu’avec lui, avec sa grâce, nos blessures cicatriseront, nous serons revêtus de sa force pour résister aux attaques de l’ennemi, et nous nous améliorerons. En conclusion, la conscience d’avoir été modelés dans de la vulgaire terre glaise, tout juste bonne pour une cruche grossière, doit nous servir surtout pour affermir notre espérance dans le Christ Jésus.

216 Habituez-vous à vous mêler aux personnages du Nouveau Testament. Savourez ces scènes émouvantes où le Maître procède avec des gestes divins et humains à la fois, ou bien expose avec des tournures, elles aussi humaines et divines, l’histoire sublime du pardon, qui est celle de son Amour ininterrompu pour ses enfants. Ces échos du Ciel se renouvellent aussi en ce moment dans la pérennité actuelle de l’Évangile: on perçoit, nous percevons, nous constatons, nous sommes en droit d’affirmer que nous touchons du doigt la protection divine: une aide de plus en plus forte, au fur et à mesure que nous avançons, malgré nos faux pas, au fur et à mesure que nous commençons et recommençons. C’est cela la vie intérieure vécue dans l’espérance en Dieu.
Sans cette volonté de surmonter les obstacles du dedans et du dehors, le prix ne nous sera pas accordé. L’athlète ne reçoit la couronne que s’il a lutté suivant les règles 413 , et tout combat véritable, d’après les règles, nécessite un adversaire. Donc, s’il n’est pas d’adversaire, il n’y aura pas de couronne; car il ne saurait y avoir de vainqueur sans un vaincu 414 .
Loin de nous décourager, les contrariétés doivent être pour nous un aiguillon qui nous aide à grandir comme des chrétiens: c’est dans cette lutte que nous nous sanctifions et que notre travail apostolique gagne en efficacité. Méditons les moments où Jésus-Christ, au jardin des Oliviers, puis dans l’abandon et l’opprobre de la Croix, accepte et aime la Volonté du Père, tout en ressentant le poids gigantesque de la Passion. Nous en tirons la conviction que, pour imiter le Christ, pour être de bons disciples, il nous faut accueillir son conseil: si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il me suive 415 . C’est pourquoi j’aime demander à Jésus pour moi: Seigneur, aucun jour sans la croix! Ainsi, avec la grâce divine, notre caractère se trempera, et nous servirons d’appui à notre Dieu, par delà nos misères personnelles.
Comprends-moi bien: si, en enfonçant un clou dans un mur, tu ne rencontrais pas de résistance, que pourrais-tu y suspendre? Si nous ne nous fortifions pas, avec l’aide divine et au moyen du sacrifice, nous ne parviendrons pas à être des instruments du Seigneur. En revanche, si nous sommes décidés à profiter avec joie des contrariétés, par amour de Dieu, il ne nous en coûtera guère de nous exclamer avec les apôtres Jacques et Jean face aux difficultés et aux choses désagréables, face à ce qui est dur ou gênant: nous le pouvons! 416

L’importance de la lutte

217 Je me dois de vous mettre en garde contre une embûche que Satan ne dédaigne pas d’utiliser – il ne prend pas de vacances, lui! – pour nous arracher la paix. Parfois, peut-être, le doute s’insinue, et la tentation de penser que nous reculons lamentablement ou que nous n’avançons guère; nous pouvons même en arriver à la conviction que, malgré toute notre obstination à nous améliorer, nous empirons. Je vous assure que, d’ordinaire, ce jugement pessimiste ne reflète qu’une illusion trompeuse, qu’il convient de rejeter. Il arrive souvent, dans ces cas-là, que l’âme est devenue plus attentive, la conscience plus fine, l’amour plus exigeant, ou bien que l’action de la grâce nous éclaire plus intensément, et qu’alors nombre de détails, qui dans la pénombre seraient passés inaperçus, nous sautent aux yeux. En tout état de cause nous devons prendre garde à ces inquiétudes, car, par cette lumière, le Seigneur nous demande plus d’humilité ou plus de générosité. Rappelez-vous que la Providence de Dieu nous conduit sans cesse et qu’elle ne lésine pas sur son secours, par des miracles prodigieux et par des miracles de moindre envergure, pour mener ses enfants de l’avant.
Militia est vita hominis super terram, et sicut dies mercenarii, dies eius 417 , la vie de l’homme sur la terre est une vie de milice, et les jours de l’homme s’écoulent sous le fardeau du travail. Personne n’échappe à cette exigence, pas même les poltrons qui refusent de la comprendre: ils désertent les rangs du Christ et se démènent dans d’autres luttes pour satisfaire leur paresse, leur vanité, leurs ambitions mesquines; ils vivent esclaves de leurs caprices.
La nécessité de lutter étant inhérente à la créature humaine, nous devons essayer d’accomplir nos obligations avec ténacité, en priant et en travaillant de bon gré, avec droiture d’intention et le regard tourné vers ce que Dieu veut. Nos désirs d’amour seront ainsi comblés, et nous progresserons sur notre chemin vers la sainteté, même si, au terme de chaque journée, nous constatons qu’il nous reste encore une grande distance à parcourir.
Chaque matin renouvelez sans réserve par un serviam! je te servirai, Seigneur! votre résolution de ne pas transiger, de ne point céder à la paresse ou à la négligence, d’affronter vos tâches avec davantage d’espérance et d’optimisme, bien persuadés que, s’il vous arrive d’être vaincus dans une escarmouche, vous pourrez sortir de l’ornière par un acte d’amour sincère.

218 La vertu de l’espérance consiste dans la certitude que Dieu nous gouverne par sa Toute-Puissance providente, qu’il nous donne tous les secours nécessaires. Elle évoque cette bonté continuelle du Seigneur pour les hommes, pour toi et pour moi, du Seigneur, toujours prêt à nous écouter, parce qu’il ne se lasse jamais d’écouter. Il s’intéresse à tes joies, à tes succès, à ton amour, et à tes embarras aussi, à tes douleurs, à tes échecs. C’est pourquoi tu ne dois pas espérer en lui seulement lorsque tu te heurteras à ta faiblesse: adresse-toi à ton Père du Ciel dans les circonstances favorables et dans les circonstances défavorables, te réfugiant sous sa protection pleine de miséricorde. Alors la certitude de notre propre néant (car il ne faut pas une grande humilité pour reconnaître cette réalité: nous ne sommes qu’une multitude de zéros) se changera en une force irrésistible, car le Christ se trouvera à gauche de ce zéro qu’est notre moi. Et quel chiffre incommensurable il en résultera! Nous pourrons alors dire: le Seigneur est ma forteresse et mon refuge, de qui aurais-je crainte 418?
Habituez-vous à voir Dieu derrière toute chose, à savoir qu’il nous attend toujours, qu’il nous contemple et nous demande justement de le suivre avec loyauté, sans abandonner la place qui nous revient en ce monde. Pour ne pas perdre sa divine compagnie nous devons marcher avec une vigilance affectueuse, avec une volonté sincère de lutter.

219 Cette lutte des enfants de Dieu ne doit pas être faite de tristes renoncements, d’obscures résignations ou de privations de joie: elle est la réaction de l’amoureux qui, au cœur du travail et du repos, au milieu des joies ou des souffrances, dirige sa pensée vers la personne aimée et affronte pour elle, de bon cœur, les différents problèmes. Dans notre cas, Dieu, j’insiste, ne perdant pas de batailles, nous serons déclarés vainqueurs avec lui. J’ai l’expérience que, si j’obéis fidèlement à ses appels, sur des prés d’herbe fraîche il me parque. Vers les eaux du repos il me mène. Il y refait mon âme. Il me guide par le juste chemin pour l’amour de son nom. Passerais-je un ravin de ténèbre, je ne crains aucun mal: près de moi ton bâton, ta houlette sont là qui me consolent 419 .
Pour ces batailles de l’âme, la stratégie est souvent une question de temps et consiste à appliquer le remède adéquat avec patience, avec obstination. Faites davantage d’actes d’espérance. Encore une fois, vous connaîtrez des défaites, ou vous passerez par des hauts et des bas dans votre vie intérieure, que Dieu veuille bien les rendre imperceptibles! Personne ne se trouve à l’abri de ces contretemps. Mais le Seigneur, qui est tout-puissant et miséricordieux, nous a accordé les moyens appropriés pour vaincre. Il ne nous reste qu’à les employer, ainsi que je le commentais tout à l‘heure, avec la résolution de commencer et de recommencer, à chaque instant s’il le fallait.
Recourez toutes les semaines, et chaque fois que vous en aurez besoin, sans pour autant donner prise aux scrupules, au saint sacrement de la Pénitence, au sacrement du pardon divin. Revêtus ainsi de la grâce, nous franchirons les montagnes 420 et nous gravirons, sans nous arrêter, les pentes raides de notre devoir chrétien. Si nous utilisons vraiment ces ressources, si nous prions aussi le Seigneur de nous accorder une espérance qui grandisse de jour en jour, nous posséderons la joie contagieuse de ceux qui se savent enfants de Dieu: si Dieu est pour nous, qui sera contre nous 421 ? Optimisme donc! Poussés par la force de l’espérance, nous lutterons pour effacer la tache visqueuse que propagent les semeurs de haine, et nous redécouvrirons le monde dans une perspective pleine de joie, car ce monde est sorti beau et propre des mains de Dieu. Et, si nous apprenons à nous repentir, c’est empreint de cette même beauté que nous le lui rendrons.

Le regard tourné vers le Ciel

220 Nous devons grandir en espérance, car nous nous affermirons alors dans la foi, qui est la véritable garantie des biens que l’on espère, la preuve des réalités qu’on ne voit pas 422 . Grandir dans cette espérance revient aussi à supplier le Seigneur d’accroître en nous sa charité, car l’on ne se confie pleinement qu’en ce qu’on aime de toutes ses forces. Or, il vaut la peine d’aimer le Seigneur. Vous avez observé comme moi que celui qui est amoureux s’abandonne avec confiance, dans une harmonie merveilleuse où les cœurs battent d’un seul et même amour. Qu’en sera-t-il donc de l’Amour de Dieu? Ne savez-vous pas que le Christ est mort pour chacun de nous? Oui, c’est pour notre cœur pauvre et petit que s’est consommé le sacrifice rédempteur de Jésus.
Le Seigneur nous parle souvent de la récompense qu’iI a gagnée pour nous par sa Mort et sa Résurrection. Je vais vous préparer une place. Et quand je serai allé vous préparer une place, je reviendrai vous prendre avec moi, afin que, là où je suis, vous soyez, vous aussi 423 . Le ciel est le terme de notre chemin terrestre. Jésus-Christ nous y a précédés et il y attend notre arrivée, dans la compagnie de la Sainte Vierge et de saint Joseph, que je vénère tant, et des anges.
Il y a toujours eu des hérétiques, même à l’âge apostolique, pour essayer d’arracher leur espérance aux chrétiens. Or, si l’on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment certains parmi nous peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de résurrection des morts! S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n’est pas ressuscité. Alors notre prédication est vide, vide aussi votre foi 424 ... La divinité de notre chemin, Jésus, chemin, vérité et vie 425 , est un gage ferme de ce qui débouche sur le bonheur éternel, si nous ne nous écartons pas de lui.

221 Quelle merveille ce sera quand notre Père nous dira: c’est bien, serviteur bon et fidèle, en peu de choses tu as été fidèle, sur beaucoup je t’établirai; entre dans la joie de ton Seigneur 426 . Vivre dans l’espérance! Voilà le prodige de l’âme contemplative. Nous vivons de Foi, d’Espérance, et d’Amour; et l’Espérance nous rend puissants. Vous rappelez-vous saint Jean? je vous ai écrit, jeunes gens, parce que vous êtes forts, que la parole de Dieu demeure en vous et que vous avez vaincu le Mauvais 427 . Dieu nous presse: il en va de la jeunesse éternelle de l’Église et de celle de l’humanité tout entière. Tels le roi Midas, qui changeait en or tout ce qu’il touchait, vous pouvez transformer tout l’humain en divin.
Après la mort, ne l’oubliez jamais, I’Amour viendra à votre rencontre. Et dans l’Amour de Dieu vous trouverez par surcroît toutes les amours nobles que vous aurez connues sur terre. Le Seigneur a disposé que nous passions cette courte étape qu’est notre existence à travailler et, comme son Fils Premier-Né, en faisant le bien 428 . C’est pourquoi nous devons nous tenir en éveil, à l’écoute des appels que saint Ignace d’Antioche percevait dans son âme à l’approche de l’heure de son martyre: viens au Père 429 , reviens vers ton Père, il t’attend avec impatience.
Demandons à Notre Dame, Spes Nostra, de nous brûler du saint désir d’habiter tous ensemble dans la maison du Père. Rien ne pourra nous inquiéter, si nous nous décidons à bien ancrer dans notre cœur le désir de la vraie Patrie: le Seigneur nous guidera par sa grâce; et, sous un vent favorable, il mènera notre barque vers un clair rivage.

 «    AVEC LA FORCE DE L’AMOUR    » 

Homélie prononcée le 6 avril 1967

222 Mêlé à la multitude, un de ces experts qui n’arrivaient plus à discerner quels étaient les enseignements révélés à Moïse, tant ils les avaient eux-mêmes embrouillés dans une casuistique stérile, vient de poser une question au Seigneur. Le Seigneur ouvre ses lèvres divines pour répondre posément à ce docteur de la Loi, avec la ferme assurance de celui qui en a bien l’expérience: tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit. Voilà le plus grand et le premier commandement. Le second lui est semblable: tu aimeras ton prochain comme toi-même. C’est à ces deux commandements que se rattachent toute la Loi et les Prophètes 430 .
Voyez maintenant le Maître, réuni avec ses disciples dans l’intimité du Cénacle. À l’approche de sa Passion, le cœur du Christ, entouré de ceux qu’iI aime, brûle d’un feu ineffable: je vous donne un commandement nouveau, leur dit-iI, aimez-vous les uns les autres; oui comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. À ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples. À cet amour que vous aurez les uns pour les autres 431 .
Pour approcher le Seigneur à travers les pages du saint Évangile, je vous recommande toujours de faire l’effort d’entrer dans la scène, d’y participer comme un personnage de plus. Je connais nombre d’âmes, normales et courantes qui le font. Ainsi, vous serez absorbés comme Marie, suspendue aux lèvres de Jésus ou, comme Marthe, vous oserez lui faire part sincèrement de vos soucis, mêmes les plus insignifiants 432 .
Seigneur, pourquoi dis tu que ce commandement est nouveau? Comme nous venons de l’entendre, l’amour envers le prochain était déjà prescrit dans l’Ancien Testament. Et vous vous souvenez aussi que, juste au début de sa vie publique, Jésus élargit cette exigence, dans sa générosité divine: vous avez entendu dire " Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. " Eh bien, moi je vous dis: aimez vos ennemis, faites le bien à ceux qui vous détestent et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient 433 .

223 Seigneur, permets-nous d’insister: pourquoi continues-tu d’appeler nouveau ce précepte? Cette nuit-là, quelques heures avant de t’immoler sur la Croix, au cours d’une conversation intime avec ceux qui, malgré leurs faiblesses et leurs misères personnelles, semblables aux nôtres, t’ont accompagné jusqu’à Jérusalem, tu nous as révélé la mesure insoupçonnée de la charité: comme je vous ai aimés. Comment les apôtres ne t’auraient-ils pas compris, eux, les témoins de ton amour insondable!
Le message et l’exemple du Maître sont nets, précis. Il a étayé sa doctrine de ses œuvres. Pourtant j’ai souvent pensé que, même à vingt siècles de distance, ce précepte continue d’être tout nouveau, car il en est très peu qui se soient préoccupés de le mettre en pratique. Les autres, la majorité, ont préféré, et préfèrent toujours faire la sourde oreille. Mus par un égoïsme exacerbé, ils concluent: à quoi bon tant de complications? Mes propres soucis me suffisent amplement.
Une telle attitude n’est pas concevable parmi les chrétiens. Si nous professons cette même foi, si nous avons vraiment le désir de mettre nos pas dans les traces nettes que Jésus a laissées sur la terre, nous ne devons pas nous contenter d’éviter à nos proches le mal que nous ne voulons pas pour nous-mêmes. C’est déjà beaucoup, mais c’est très peu si nous avons compris que la mesure de notre amour doit être dictée par le comportement de Jésus. En outre, il ne nous propose pas cette norme de conduite comme un but lointain, comme le couronnement d’une vie entière de lutte. C’est, ce doit être, et j’insiste, pour que tu prennes des résolutions concrètes, un point de départ. En effet, le Seigneur en fait un signe préalable: en ceci, ils vous reconnaîtront pour mes disciples.

224 Jésus-Christ, notre Seigneur, s’est incarné. Il a pris notre nature pour se manifester à l’humanité comme modèle de toutes les vertus. Apprenez de moi qui suis doux et humble de cœur, nous propose-t-il 434 .
Plus tard, quand il explique aux apôtres le signe par lequel on les reconnaîtra comme chrétiens, il ne dit pas: parce que vous êtes humbles. Lui, la pureté la plus sublime, l’Agneau immaculé, rien ne pouvait souiller sa sainteté parfaite, sans tache 435 , n’indique pas non plus: ils sauront que vous êtes mes disciples à ce que vous êtes chastes et purs.
Il est passé sur cette terre dans le détachement le plus complet des biens de ce monde. Alors qu’iI était le Créateur et le Seigneur de tout l’Univers, il n’a même pas eu où reposer sa tête 436 . Cependant il ne dit pas: ils sauront que vous êtes des miens parce que vous ne vous êtes point attachés aux richesses. Il reste dans le désert quarante jours et quarante nuits en observant le jeûne le plus rigoureux, avant de se consacrer à la prédication de l’Évangile 437 . Et il n’assure pas non plus aux siens: ils verront que vous servez Dieu parce que vous n’êtes ni des goinfres, ni des buveurs.
Le trait qui distinguera les apôtres et les chrétiens authentiques de tous les temps, nous l’avons déjà entendu: À ceci, précisément à ceci, tous vous reconnaîtront pour mes disciples: à cet amour que vous aurez les uns pour les autres 438 .
Il me paraît parfaitement logique que les enfants de Dieu aient toujours été bouleversés, comme nous le sommes toi et moi en ce moment, par cette insistance du Maître. Le Seigneur n’établit pas que les prodiges, les miracles extraordinaires seront la preuve de la fidélité de ces disciples, bien que, dans l’Esprit Saint, il leur en ait conféré le pouvoir. Que leur annonce-t-il donc? On reconnaîtra que vous êtes mes disciples si vous vous aimez les uns les autres 439 .

Pédagogie divine

225 Ne point haïr notre ennemi, ne point rendre le mal pour le mal, renoncer à la vengeance, pardonner sans rancune, était alors considéré – et, ne nous y trompons pas, de nos jours encore – comme une conduite insolite, trop héroïque, hors du commun. La mesquinerie des créatures en arrive à ce point! Jésus-Christ, qui est venu sauver tous les hommes et qui désire associer les chrétiens à son œuvre rédemptrice, a voulu apprendre à ses disciples, à toi et à moi aussi, une charité grande, sincère, plus noble et de plus haute valeur: nous devons nous aimer les uns les autres, comme le Christ lui-même nous aime chacun de nous. Ce n’est qu’ainsi, en imitant les manières divines avec la maladresse qui nous est propre, que nous réussirons à ouvrir notre cœur à tous les hommes, à aimer d’une façon plus élevée, entièrement nouvelle.
Cette charité ardente, qui dépassait de loin les plus hauts sommets de la solidarité humaine ou de la douceur de caractère, les premiers chrétiens l’ont bien mise en pratique! Ils s’aimaient entre eux très fort, tendrement, dans le Cœur du Christ. Un écrivain du deuxième siècle, Tertullien, nous a transmis le commentaire des païens qui, touchés par la conduite des fidèles de l’époque, pleine d’un attrait surnaturel et humain, répétaient: voyez comme ils s’aiment 440 .
Si tu sens que tu ne mérites pas cet éloge, maintenant et dans tant d’aspects de ta journée, et que ton cœur ne réagit pas comme il le devrait aux requêtes divines, dis-toi bien que le moment est venu de rectifier. Écoute l’invitation de saint Paul: tant que nous en avons l’occasion, pratiquons le bien à l’égard de tous, et surtout de nos frères dans la foi 441 , qui constituent avec nous le Corps Mystique du Christ.

226 Le premier apostolat que nous devons réaliser dans le monde en tant que chrétiens, le meilleur témoignage de Foi, est de contribuer à ce que l’on respire dans l’Église le climat d’une charité authentique. S’il nous arrive de ne pas nous aimer vraiment, s’il y a parmi nous des attaques, des calomnies et des ressentiments, qui pourra se sentir attiré par ceux qui affirment prêcher la Bonne Nouvelle de l’Évangile?
Il est très facile, très à la mode, d’affirmer en paroles que l’on aime toutes les créatures, les croyants et les non croyants. Mais si ceux qui parlent ainsi malmènent leurs frères dans la foi, je doute fort que leur conduite soit autre chose qu’un verbiage hypocrite. En revanche, quand nous aimons dans le Cœur du Christ ceux qui, comme nous, sont fils d’un même Père, qui professent une même foi, sont héritiers d’une même espérance 442 , notre âme s’agrandit et brûle du désir d’approcher tous les hommes de notre Seigneur.
Je vous rappelle en ce moment les exigences de la charité, et peut-être l’un d’entre vous a-t-il pensé que cette vertu est précisément absente des paroles que je viens de prononcer. Rien de plus contraire à la réalité. Je peux vous assurer avec une sainte fierté et sans faux œcuménisme, que je me suis profondément réjoui lorsque, au cours du Concile Vatican II, prenait corps, avec une intensité renouvelée, ce souci de faire parvenir la Vérité à ceux qui marchent à l’écart de l’unique Chemin, le Chemin de Jésus, car je suis dévoré par le désir de voir l’humanité tout entière se sauver.

227 Oui, ce fut vraiment une très grande joie pour moi, mais aussi parce que se trouvait confirmé à nouveau cet apostolat si cher à l’Opus Dei, l’apostolat ad fidem, qui ne rejette personne et accueille les non-chrétiens, les athées, et les païens, pour qu’ils puissent, dans la mesure du possible, participer aux biens spirituels de notre association*. Tout ceci se rattache à une longue histoire de souffrances et de loyauté, dont j’ai déjà parlé ailleurs. C’est pourquoi, je le répète sans crainte, je considère hypocrite et mensonger un zèle qui pousserait à traiter correctement ceux qui sont loin, tout en piétinant et méprisant ceux qui, avec nous, vivent d’une même foi. Je ne peux croire non plus à l’intérêt que tu portes au dernier mendiant du coin si tu martyrises les tiens, si tu restes indifférent à leurs joies, à leurs peines et à leurs chagrins, si tu ne t’efforces pas de comprendre et d’oublier leurs défauts, pourvu qu’ils ne constituent pas une offense à Dieu.

228 N’est-il pas touchant de voir l’apôtre Jean, déjà vieux, consacrer la plus grande partie d’une épître à nous exhorter à mener une conduite qui soit en accord avec cette doctrine divine? L’amour qui doit régner parmi les chrétiens naît de Dieu, qui est Amour. Bien aimés, aimons-nous les uns les autres, puisque l’Amour est de Dieu et que quiconque aime est né de Dieu et connaît Dieu. Celui qui n’aime pas, n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour 443 . Il s’attache à parler de la charité fraternelle puisque, par le Christ, nous sommes devenus des fils de Dieu. Voyez quel grand amour nous a donné le Père pour que nous soyons appelés enfants de Dieu, car nous le sommes 444 .
Tout en frappant fermement notre conscience, afin qu’elle devienne plus sensible à la grâce divine, saint Jean insiste sur le fait que nous avons reçu une preuve magnifique de l’amour du Père envers les hommes. En ceci s’est affirmé l’amour de Dieu pour nous. Dieu nous a envoyé son Fils Unique afin que nous vivions par lui 445 . Le Seigneur a pris l’initiative, en venant à notre rencontre. Il nous a donné cet exemple pour que nous partions avec lui servir les autres, pour que, comme j’aime à le répéter, nous posions avec générosité notre cœur par terre, comme un tapis moelleux que les autres fouleront et qui leur rendra la vie plus aimable. Nous devons nous conduire ainsi parce que nous sommes devenus fils d’un même Père, ce Père qui n’hésita pas à nous livrer son Fils Bien-Aimé.

229 Cette charité, ce n’est pas nous qui la bâtissons; elle nous envahit par la grâce de Dieu: car il nous aima le premier 446 . Il faut que nous nous pénétrions profondément de cette vérité splendide: si nous pouvons aimer Dieu, c’est parce que nous avons été aimés par Dieu 447 . Nous sommes, toi et moi, en mesure de prodiguer à pleines mains notre amour envers tous ceux qui nous entourent, car nous sommes nés à la foi par l’amour du Père. Demandez hardiment au Seigneur ce trésor, cette vertu surnaturelle de la charité, pour l’exercer dans ses moindres conséquences.
Il est arrivé souvent que, nous, les chrétiens, nous n’ayons pas su répondre à ce don. Parfois nous avons rabaissé la charité, comme si elle se limitait à l’aumône froide, sans âme; ou bien nous l’avons réduite aux bonnes œuvres plus ou moins formelles. Le regret résigné d’une malade exprimait bien cette aberration: ici on me traite avec charité, mais ma mère me soignait avec affection! L’amour qui naît du Cœur du Christ ne saurait donner lieu à cette sorte de distinction.
Pour que cette vérité vous pénètre, j’ai prêché mille et une fois sous une forme imagée, que nous n’avons pas un cœur pour aimer Dieu et un autre pour aimer les créatures: notre pauvre cœur, ce cœur de chair, aime d’un amour humain, qui est surnaturel aussi, s’il est uni à l’amour du Christ. C’est cette charité-là, et nulle autre, que nous devons cultiver dans notre âme. Elle nous amènera à découvrir chez les autres l’image de notre Seigneur.

Universalité de la charité

230 Sous le nom de prochain, dit saint Léon le Grand, nous ne devons pas seulement voir ceux qui nous sont unis par les liens de l’amitié ou de la parenté, mais tous les hommes qui participent avec nous d’une même nature... Un est le Créateur qui nous a faits, un aussi le Créateur qui nous a donné l’âme. Nous jouissons tous d’un même ciel et d’un même air, des mêmes jours et des mêmes nuits et, bien que les uns soient bons et les autres méchants, les uns justes et les autres injustes, Dieu cependant est généreux et bon envers tous 448 .
Les fils de Dieu que nous sommes se forgeront dans la pratique de ce commandement nouveau; nous apprenons dans l’Église à servir et non à être servis 449 , et nous nous sentons la force d’ aimer l’humanité d’une façon nouvelle, dans laquelle tous verront le fruit de la grâce du Christ. L’amour dont nous parlons n’a rien à voir avec une attitude sentimentale ni avec la simple camaraderie, ou avec l’intention quelque peu ambiguë d’aider les autres pour nous prouver à nous-mêmes que nous leur sommes supérieurs. Il consiste à vivre avec notre prochain, à vénérer, j’insiste, l’image de Dieu qui se trouve en chaque homme, l’aidant à la contempler lui-même, pour qu’à son tour il sache s’adresser au Christ.
L’universalité de la charité signifie donc l’universalité de l’apostolat: nous avons à traduire en œuvres et en vérité le grand dessein de Dieu, qui veut que tous les hommes se sauvent et parviennent à la connaissance de la vérité 450 .
Si nous devons aimer aussi nos ennemis – je veux dire ceux qui nous placent parmi leurs ennemis, car je ne me sens l’ennemi de rien ni de personne – à plus forte raison devons-nous aimer ceux qui ne sont qu’éloignés, ceux qui nous sont moins sympathiques, ceux qui, par leur langue, leur culture ou leur éducation, semblent être à l’opposé de nous-mêmes.

231 De quel amour s’agit-il? La Sainte Écriture parle de dilectio, afin que l’on comprenne bien qu’il ne s’agit pas seulement d’affection sensible. Ce mot exprime plutôt une ferme détermination de la volonté. Dilectio vient de electio, d’élire. J’ajouterai qu’aimer en chrétien signifie vouloir aimer, se décider dans le Christ à chercher le bien des âmes, sans discrimination d’aucun genre, en leur voulant, par-dessus tout, le plus grand bien: qu’elles connaissent le Christ et s’en éprennent.
Le Seigneur nous presse: soyez bons pour ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient 451 . Nous pouvons ne pas nous sentir humainement attirés par des personnes qui nous rejetteraient si nous nous approchions d’elles. Mais Jésus nous demande de ne pas leur rendre le mal pour le mal, de ne pas laisser échapper les occasions de les servir de tout notre cœur, quoiqu’il nous en coûte; de les avoir toujours présentes dans nos prières.
Cette dilectio, cette charité, revêt des nuances plus intimes quand il s’agit de nos frères dans la foi, tout particulièrement de ceux qui se trouvent plus près de nous, parce que Dieu l’a établi ainsi: parents, mari ou femme, enfants, frères et sœurs, amis, collègues et voisins. Sans cette affection, qui est un amour humain noble et pur, ordonné vers Dieu et fondé en lui, la charité n’existerait pas.

Des manifestations de l’amour

232 J’aime reprendre des paroles que l’Esprit Saint nous communique par la bouche du prophète Isaïe: discite benefacere 452 . Apprenez à faire le bien. J’ai l’habitude d’appliquer ce conseil aux différents aspects de notre lutte intérieure, étant donné qu’il ne faut jamais penser que la vie chrétienne est achevée, car le progrès dans les vertus découle d’un effort personnel, quotidien et effectif.
Pour l’apprentissage de n’importe quelle tâche au sein de la société, comment nous y prenons-nous? Nous considérons d’abord le but recherché et les moyens pour l’atteindre. Puis nous les employons, de façon répétée, jusqu’à créer une habitude fermement enracinée en nous. Dès que nous apprenons quelque chose, nous en découvrons d’autres que nous ignorions et qui constituent une motivation pour poursuivre la tâche sans jamais dire assez!
La charité envers le prochain est une manifestation de l’amour de Dieu. C’est pourquoi, quand nous nous efforçons de progresser dans cette vertu, nous ne pouvons pas nous fixer de limite. Avec le Seigneur, la seule mesure est d’aimer sans mesure. D’une part, parce que nous n’arriverons jamais assez à le remercier pour tout ce qu’il a fait pour nous; d’autre part, parce que l’amour de Dieu envers ses créatures se présente ainsi: surabondant, sans calcul, sans frontières.
À nous tous qui sommes disposés à l’écouter de toute notre âme, Jésus-Christ nous enseigne, dans le sermon sur la montagne, le commandement divin de la charité. Et à la fin, en guise de résumé, il explique: aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien attendre en retour. Votre récompense alors sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui, pour les ingrats et les méchants. Soyez donc miséricordieux comme votre Père céleste est miséricordieux 453 .
La miséricorde n’en reste pas à une froide attitude de compassion: la miséricorde s’identifie avec la surabondance de la charité, qui amène avec elle la surabondance de la justice. Être miséricordieux c’est garder le cœur sensible, c’est entretenir la blessure humaine et divine d’un amour ferme, sacrifié, généreux. C’est bien ainsi que saint Paul, dans son hymne à cette vertu, résume la charité: la charité est longanime, la charité est serviable; elle n’est pas envieuse, la charité ne fanfaronne pas, ne se rengorge pas, elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal, elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout 454 .

233 L’une des premières manifestations de la charité consiste concrètement à engager l’âme sur la voie de l’humilité. Lorsqu’en toute sincérité nous nous prenons pour moins que rien et que nous comprenons que la plus faible et la plus insignifiante des créatures serait meilleure que nous, si nous n’avions le secours divin; quand nous nous sentons capables de toutes les erreurs et de toutes les horreurs, quand nous nous savons pécheurs, malgré notre lutte acharnée pour éviter tant d’infidélités, comment allons-nous penser du mal des autres? Comment saurions-nous nourrir dans notre cœur le fanatisme, l’intolérance, l’arrogance?
L’humilité nous conduit comme par la main vers cette façon d’aborder notre prochain, qui est la meilleure: comprendre tous les hommes, vivre en bonne entente avec tous, pardonner à tous, ne créer ni divisions ni barrières, nous comporter, toujours, comme des instruments d’unité. Ce n’est pas en vain qu’il existe au fond de notre âme une forte aspiration à la paix, à l’union avec nos semblables, au respect mutuel des droits de la personne, de sorte que tous ces égards se transforment en fraternité. C’est le reflet de ce qu’il y a de plus précieux dans notre condition humaine; si nous sommes tous enfants de Dieu, la fraternité ne se réduit pas à un lieu commun; elle n’est pas non plus un idéal illusoire. Elle apparaît comme un but difficile mais réel.
Face à tous les cyniques, aux sceptiques, aux désabusés, à ceux qui se sont fait une mentalité de leur propre lâcheté, nous les chrétiens, nous devons prouver que cette affection est possible. Il existe peut-être beaucoup de difficultés pour agir de la sorte, car l’homme a été créé libre et il est en son pouvoir de tenir tête inutilement, amèrement, à Dieu; mais cet amour est possible et réel, car cette conduite découle nécessairement de l’amour de Dieu et de l’amour pour Dieu. Si toi et moi nous aimons, Jésus-Christ aime aussi. Alors nous comprendrons dans toute leur profondeur et dans toute leur fécondité la douleur, le sacrifice et le dévouement désintéressé dans la vie de tous les jours.

L’exercice de la charité

234 Il pécherait par ingénuité celui qui s ’imaginerait arriver facilement à bout des exigences de la charité chrétienne! Notre expérience des rapports entre les hommes, et, malheureusement, au sein de l’Église est bien différente. Si l’amour ne nous obligeait pas à nous taire, chacun de nous pourrait parler longuement de divisions, attaques, injustices, médisances, intrigues. Il faut tout bonnement l’admettre pour essayer d’y remédier personnellement, en nous efforçant de ne blesser personne, de ne malmener personne, de ne pas accabler celui que nous corrigeons.
Ce n’est pas une affaire nouvelle. Peu d’années après l’Ascension de Jésus-Christ, alors que presque tous les apôtres se rendaient encore d’un endroit à un autre et qu’une ferveur formidable dans la foi et l’espérance était générale, beaucoup cependant commençaient à se fourvoyer, à ne pas vivre la charité du Maître.
Du moment où il y a parmi vous jalousie et discorde, n’est-il pas évident que vous êtes charnels et votre conduite n’est-elle pas toute humaine? Lorsque vous dites, l’un: " moi je suis pour Paul " et l’autre: " moi pour Apollos ", n’est-ce pas là bien humain? 455 n’est-ce pas là une conduite d’hommes qui ne comprennent pas que le Christ est venu abolir toutes ces divisions? Qu’est-ce donc qu’Apollos? Et qu’est-ce que Paul? Des serviteurs par qui vous avez embrassé la foi, et chacun d’eux pour la part que le Seigneur lui a donnée 456 . L’Apôtre ne rejette pas la diversité: chacun reçoit de Dieu son don particulier, l’un celui-ci, l’autre celui-là 457 . Mais ces différences doivent être canalisées pour le bien de l’Église. Je me sens poussé maintenant à demander au Seigneur, unissez-vous à ma prière si vous le voulez bien, de ne pas permettre que le manque d’amour soit comme de l’ivraie semée dans le champ de son Église. La charité est le sel dans l’apostolat des chrétiens; s’il perd sa saveur, comment pourrions-nous affronter le monde et dire la tête haute: ici se trouve le Christ?

235 C’est pourquoi je vous répète avec saint Paul: quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis pas plus qu’airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter les montagnes, si je n’ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien 458 .
Face à ces propos de l’Apôtre des Gentils, il y a, bien sûr, ceux qui s’identifient à ces disciples du Christ qui, à l’annonce par notre Seigneur du sacrement de sa Chair et de son Sang, firent le commentaire suivant: cette doctrine est trop dure. Qui peut l’écouter 459 ? Oui, elle est dure cette doctrine. Car la charité que l’Apôtre nous décrit ne se limite pas à la philanthropie, à l’humanitarisme ou à la compassion, bien naturelle, devant la souffrance d’autrui: elle exige de pratiquer la vertu théologale de l’amour de Dieu et de l’amour des autres pour Dieu. C’est pourquoi la charité ne passe jamais. Les prophéties? Elles se tairont. La science? Elle disparaîtra. Car imparfaite est notre science, imparfaite aussi notre prophétie... Bref, la foi, l’espérance et la charité demeurent toutes les trois, mais la plus grande d’entre elles, c’est la charité 460 .

Le seul chemin

236 Nous sommes maintenant convaincus que la charité n’a rien à voir avec cette caricature que parfois d’aucuns ont prétendu esquisser de cette vertu centrale dans la vie du chrétien. Alors pourquoi sommes-nous tenus de la prêcher continuellement? S’agirait-il d’un thème en quelque sorte obligatoire, mais ayant peu de chances de se manifester dans des faits concrets?
Si nous nous regardions autour de nous, il se pourrait que nous trouvions des raisons de croire que la charité est une vertu illusoire. Mais si toi et moi, nous envisageons les choses avec un esprit surnaturel, nous découvrirons aussi la racine de cette stérilité: l’absence de relations intenses et continuelles, en tête à tête, avec notre Seigneur Jésus Christ, et la méconnaissance de l’œuvre de l’Esprit Saint dans l’âme, dont le premier fruit est précisément la charité.
Reprenant quelques conseils de l’Apôtre, portez le fardeau les uns des autres et accomplissez ainsi la loi du Christ 461 , un Père de l’Église ajoute: en aimant le Christ nous supporterons facilement les faiblesses des autres, même de celui que nous n’aimons pas encore parce que ses œuvres ne sont pas bonnes 462 .
C’est dans cette direction que s ’élève le chemin qui nous fait grandir dans la charité. Si nous pensons que nous devons d’abord exercer des activités humanitaires, des tâches d’assistance, en excluant l’amour du Seigneur, nous nous trompons. Nous ne devons pas délaisser le Christ parce que nous nous occupons de notre prochain malade, étant donné que nous devons aimer celui-ci à cause du Christ 463 .
Voyez l’exemple de Jésus. Sans cesser d’être Dieu, Il s’humilia, prenant la condition d’esclave 464 pour pouvoir nous servir. Voilà la seule voie, le seul effort qui en vaille la peine. L’amour cherche l’union, l’identification avec la personne aimée. En nous unissant au Christ, nous serons pris du désir de le seconder dans cette vie de renoncement, d’aimer sans mesure et de nous sacrifier jusqu’à la mort. Le Christ nous place devant une alternative fondamentale: dépenser notre existence personnelle égoïstement et en solitaires, ou nous consacrer de toutes nos forces à une tâche de service.

237 Nous allons maintenant demander au Seigneur, pour finir ce moment de conversation avec lui, de nous accorder de pouvoir redire avec saint Paul: nous triomphons par Celui qui nous a aimés. Oui, j’en ai l’assurance, ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni présent, ni avenir, ni puissances, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur 465 .
L’Écriture chante aussi cet amour avec des mots enflammés: les grandes eaux ne pourront éteindre l’Amour, ni les fleuves le submerger 466 . C’est cet amour qui a toujours empli le Cœur de Marie, au point de lui donner des entrailles de Mère pour l’humanité entière. Chez la Sainte Vierge, l’amour de Dieu se confond aussi avec la sollicitude envers tous ses enfants. Son Cœur très doux, attentif aux moindres détails – ils ont besoin de vin 467 – a du beaucoup souffrir en voyant cette cruauté collective et cet acharnement des bourreaux que furent la Passion et la Mort de Jésus. Mais Marie ne dit rien. Comme son Fils, elle aime, elle se tait et elle pardonne. Voilà la force de l’Amour.

 «    VIE DE PRIÈRE    » 

Homélie prononcée le 4 avril 1955

238 Chaque fois que nous ressentons en nos cœurs le désir de nous améliorer, le désir de répondre au Seigneur avec une plus grande générosité et que nous cherchons un guide, un point de repère sûr qui serve à notre vie de chrétien, l’Esprit Saint nous remet en mémoire ces paroles de l’Évangile: puis il leur dit une parabole sur ce qu’il leur fallait toujours prier sans jamais se lasser 468 . La prière est le fondement de toute œuvre surnaturelle; avec la prière nous sommes tout-puissants et, s’il nous arrivait de négliger ce moyen, nous n’obtiendrions rien.
J’aimerais que dans notre méditation d’aujourd’hui, nous nous persuadions une fois pour toutes de la nécessité de nous préparer à être des âmes contemplatives, en pleine rue, au milieu de notre travail, d’entretenir avec Dieu une conversation qui ne doit pas fléchir tout au long de la journée. C’est là le seul chemin si nous prétendons marcher loyalement sur les pas du Maître.

239 Tournons les yeux vers Jésus-Christ, notre modèle, le miroir dans lequel nous devons nous regarder. Comment se comporte-t-iI, même extérieurement, dans les grands moments? Que nous dit de lui le Saint Évangile? Cette façon habituelle qu’a le Christ d’accourir au Père avant d’accomplir ses grands miracles m’émeut; comme l’exemple qu’iI nous laisse, lorsqu’iI se retire au désert quarante jours et quarante nuits pour prier 469 , avant de commencer sa vie publique.
Il est très important, pardonnez mon insistance, de garder les yeux fixés sur les pas du Messie, car il est venu nous montrer le chemin qui mène au Père. Nous découvrirons avec lui la manière de donner un relief surnaturel aux activités qui sont en apparence les plus petites; nous apprendrons à donner à chaque instant une vibration d’éternité et nous comprendrons plus parfaitement pourquoi la créature a besoin de ces moments de conversation intime avec Dieu: pour lui parler, pour l’invoquer, pour le louer, pour éclater en actions de grâces, pour l’écouter ou simplement pour être avec lui.
Considérant, il y a de nombreuses années déjà, cette façon d’agir de mon Seigneur, je suis arrivé à la conclusion que l’apostolat, quel qu’il soit, n’est que le débordement de la vie intérieure. C’est pourquoi le passage qui raconte comment le Christ a décidé de choisir pour toujours ses douze premiers disciples me paraît à la fois si naturel et si surnaturel. Saint Luc rapporte qu’iI commença par passer toute la nuit à prier Dieu 470 . Observez-le aussi à Béthanie, quand il se prépare à ressusciter Lazare, après avoir pleuré son ami: il lève les yeux au ciel et s’écrie: Père, je te rends grâces de m’avoir exaucé 471 . Tel fut son enseignement précis: si nous voulons aider les autres, si nous prétendons sincèrement les pousser à découvrir le sens véritable de leur destinée terrestre, nous devons nous appuyer sur la prière.

240 Les scènes où Jésus-Christ parle à son Père sont si nombreuses qu’il n’est pas possible de nous arrêter à chacune d’entre elles. Mais il me semble que nous ne pouvons pas omettre de considérer les heures si intenses qui précèdent sa Passion et sa Mort, alors qu’il se prépare à consommer le Sacrifice qui va nous réconcilier avec l’Amour divin. Dans l’intimité du Cénacle, son Cœur s’épanche: il s’adresse au Père en suppliant, il annonce la venue du Saint-Esprit et encourage les siens à une ferveur continuelle dans la charité et la foi.
Ce recueillement ardent du Rédempteur se poursuit à Gethsémani, quand il pressent l’imminence de la Passion, avec son cortège d’humiliations et de douleurs, avec cette dure Croix, le gibet des malfaiteurs, qu’iI a désirée ardemment. Père, disait-iI, si tu veux, éloigne de moi cette coupe 472 ! Et aussitôt: cependant, que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne 473 ! Plus tard, fixé au bois de la Croix, seul, les bras ouverts dans un geste de prêtre éternel, il poursuit le même dialogue avec son Père: Père, je remets mon esprit entre tes mains 474 .

241 Contemplons maintenant sa Mère bénie, qui est aussi notre Mère. Au Calvaire, à côté du gibet, elle prie. Ce n’est pas là une attitude nouvelle chez Marie. Elle ne s’est jamais comportée différemment, quand elle remplissait ses devoirs, en s’occupant de sa maison. Au milieu de ses occupations courantes, elle demeurait attentive à Dieu. Le Christ, perfectus Deus, perfectus homo 475 a voulu que sa Mère qui est la plus éminente des créatures, celle qui est pleine de grâces, nous affermît elle aussi dans ce désir d’élever toujours notre regard vers l’amour divin. Rappelez-vous la scène de l’Annonciation: l’archange vient délivrer son message divin (l’annonce qu’elle serait Mère de Dieu); il la trouve en prière. Marie est entièrement recueillie quand saint Gabriel la salue: salut, comblée de grâces, le Seigneur est avec toi 476 . Quelques jours plus tard, elle laisse éclater sa joie dans le Magnificat: ce chant marial, que l’Esprit Saint nous a transmis grâce à la minutieuse fidélité de saint Luc, est le fruit des rapports habituels de la Très Sainte Vierge avec Dieu.
Notre Mère a longuement médité les paroles des saints, ces hommes et ces femmes de l’Ancien Testament qui attendaient le Seigneur, ainsi que les événements auxquels ils ont été mêlés. Elle s’est émue devant cette succession de prodiges, devant le débordement de la miséricorde de Dieu pour un peuple si souvent ingrat. Cette tendresse divine, constamment renouvelée, fait jaillir ces mots de son cœur immaculé: Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit tressaille de joie en Dieu mon Sauveur, parce qu’il a jeté les yeux sur son humble servante 477 . Les fils de cette bonne Mère que sont les premiers chrétiens ont appris cela d’elle; nous aussi nous pouvons, et nous devons, l’apprendre.

242 Une scène des Actes des Apôtres m’enchante, parce qu’elle rapporte un exemple clair, toujours actuel. Ils se montraient assidus à l’enseignement des apôtres, fidèles à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières 478 . C’est une remarque qui se retrouve très fréquemment dans le récit de la vie des premiers disciples du Christ: tous d’un même cœur étaient assidus à la prière 479 . Et lorsque Pierre est emprisonné parce qu’il prêchait audacieusement la vérité, ils décident de prier. La prière de l’Église s’élevait pour lui vers Dieu sans relâche 480 .
La prière était, à cette époque comme aujourd’hui, la seule arme, le moyen le plus puissant pour vaincre dans les batailles de la lutte intérieure: Quelqu’un parmi vous souffre-t-il? Qu’il prie 481 . Et saint Paul de résumer: Priez sans cesse 482 , ne vous fatiguez jamais d implorer.

Comment prier

243 Comment prier? J’ose affirmer, sans crainte de me tromper, qu’il y a beaucoup de manières de prier, un nombre presque infini de façons. Mais je voudrais que la nôtre soit la véritable prière des enfants de Dieu, non le verbiage des hypocrites qui entendront Jésus leur dire: ce n’est pas en me disant: " Seigneur, Seigneur ", qu’on entrera dans le Royaume des cieux 483 . Ceux qui agissent avec hypocrisie peuvent peut-être reproduire le bruit de la prière – écrivait saint Augustin –, mais non sa voix, parce qu’il y manque la vie 484 , et que le désir d’accomplir la Volonté du Père fait défaut. Quand nous crions " Seigneur " ayons vraiment la volonté de faire passer dans la réalité les motions intérieures que le Saint-Esprit éveille en notre âme.
Nous devons nous efforcer de ne rien laisser en nous qui soit l’ombre d’une duplicité. Or, la première condition pour chasser ce mal que le Seigneur condamne durement, c’est d’essayer de maintenir une disposition claire, habituelle et actuelle d’aversion pour le péché. Nous devons éprouver dans notre coeur et dans notre intelligence une horreur forte et sincère du péché grave. Une attitude profondément enracinée en nous doit être aussi de détester le péché véniel délibéré, ces défaillances qui ne nous privent pas de la grâce mais qui affaiblissent les canaux par lesquels celle-ci arrive jusqu’à nous.

244 Je ne me suis jamais lassé de parler de prière et, grâce à Dieu, je ne m’en lasserai jamais. Aux alentours de 1930, des gens de toutes conditions, étudiants, ouvriers, bien-portants et malades, riches et pauvres, prêtres et laïcs, s’approchaient du jeune prêtre que j’étais, pour tenter d’accompagner de plus près le Seigneur. Je leur donnais toujours ce conseil: priez. Et si l’un d’entre eux me répondait: je ne sais même pas comment commencer, je lui recommandais de se mettre en la présence du Seigneur et de lui dévoiler son inquiétude, son angoisse, avec cette même plainte: Seigneur, je ne sais pas! Et c’est souvent dans ces humbles confidences que se nouaient des rapports assidus avec le Christ, que s’établissait l’intimité avec lui.
Bien des années après, je ne connais pas d’autre recette. Si tu ne t’estimes pas prêt, accours à Jésus comme ses disciples accouraient à lui: Seigneur, apprends-nous à prier 485 . Tu verras combien l’Esprit Saint vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons que demander pour prier comme il faut; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables 486 , que l’on ne peut pas raconter, car aucune description ne peut en faire connaître la profondeur avec exactitude.
Quelle assurance doit nous donner la Parole divine! Je n’invente rien quand je ne cesse de répéter inlassablement ce conseil dans l’exercice de mon ministère sacerdotal. Il sort droit de la Sainte Écriture où je l’ai appris: Seigneur, je ne sais pas m’adresser à toi! Seigneur, apprends-moi à prier! C’est alors qu’on ressent l’assistance amoureuse du Saint-Esprit, lumière, feu, vent impétueux, qui fait jaillir la flamme et la rend propre à allumer des incendies d’amour.

Prière, dialogue

245 Nous nous sommes déjà engagés sur la voie de la prière. Comment continuer? N’avons-nous pas remarqué comment bien des gens, hommes et femmes, semblent se parler à eux-mêmes et s’écouter avec complaisance? C’est un flot de paroles presque continu, un monologue où ils reviennent inlassablement sur les problèmes qui les préoccupent, sans vraiment tenter de les résoudre, seulement mûs peut-être par le désir morbide d’attirer la pitié ou l’admiration. Ils paraissent ne rien désirer de plus.
Si nous voulons vraiment épancher notre cœur, sans perdre la franchise et la simplicité, nous chercherons le conseil de personnes qui nous aiment, qui nous comprennent: on parle avec son père, avec sa mère, avec sa femme, avec son mari, avec son frère, avec son ami. C’est déjà là un dialogue, bien que souvent nous désirions plus nous épancher, raconter ce qui nous arrive, qu’écouter. Commençons à nous conduire de la sorte avec Dieu, certains qu’il nous écoute et qu’il nous répond. Écoutons le attentivement, et ouvrons notre conscience à une humble conversation, pour lui rapporter avec confiance tout ce qui résonne dans notre tête et dans notre cœur: joies, tristesses, espérances, chagrins, succès, échecs, et jusqu’aux plus petits détails de notre journée. Parce que nous nous serons rendus compte que tout ce qui nous concerne intéresse notre Père céleste.

246 Repoussez, si elle se présente, la lâcheté, l’idée erronée que la prière peut attendre. Ne reportons jamais cette source de grâces. C’est maintenant le bon moment. Dieu, qui regarde avec amour toute notre journée, préside à notre prière intime: toi et moi, je l’affirme à nouveau, nous devons nous confier à lui comme on se confie à un frère, à un ami, à un père. Dis-lui – je le lui dis – qu’il est toute Grandeur, toute Bonté, toute Miséricorde. Et ajoute: c’est pourquoi je veux m’éprendre de toi, malgré la rudesse de mes manières, de ces pauvres mains que voici, usées et écorchées aux sentiers ardus et poussiéreux de la terre.
Ainsi nous marcherons, presque sans nous en rendre compte, une allure divine, ferme et vigoureuse, avec au cœur la conviction intime que, près du Seigneur, même la douleur, l’abnégation, les souffrances sont aimables. Quelle force, pour un enfant de Dieu, de se savoir si près de son Père! Aussi, quoi qu’il arrive, suis-je inébranlable, sûr avec toi, mon Seigneur et mon Père, qui es mon rocher et ma force 487 .

247 Tout cela semblera peut-être familier à certains; nouveau à d’autres; ardu pour tous. Quant à moi, je ne cesserai de prêcher, jusqu’à mon dernier souffle, l’absolue nécessité d’être une âme de prière, et cela toujours, en n’importe quelle occasion et dans les circonstances les plus diverses, car Dieu ne nous abandonne jamais. Il n’est pas chrétien de ne penser à l’amitié de Dieu exclusivement comme un ultime recours. Peut-il nous paraître normal d’ignorer ou de mépriser les personnes que nous aimons? Évidemment non. Nos paroles, nos désirs, nos pensées vont continuellement vers ceux que nous aimons: c’est comme une présence continuelle. Il doit en être de même pour Dieu.
Cette recherche du Seigneur fait de toute notre journée une conversation intime et confiante. Je l’ai affirmé, je l’ai écrit bien souvent, et peu m’importe de le répéter, car notre Seigneur nous a fait savoir par son exemple que c’est le comportement le plus sûr: prier constamment, du matin au soir et du soir au matin. Quand tout se fait facilement: merci, mon Dieu! Quand arrive un moment difficile: Seigneur, ne m’abandonne pas! Et Dieu, doux et humble de cœur 488 , n’oubliera pas nos supplications et ne restera pas non plus indifférent: demandez et l’on vous donnera; cherchez et vous trouverez; frappez et l’on vous ouvrira 489 .
Efforçons-nous donc, en cherchant Dieu derrière chaque événement, de ne jamais perdre le point de vue surnaturel: dans ce qui est agréable et dans ce qui l’est moins, dans le réconfort... et dans l’affliction que nous cause la mort d’un être cher. Avant tout, parle à Dieu ton Père, en cherchant le Seigneur au centre de ton âme. Il n’y a là rien de futile ou de ridicule: c’est au contraire la manifestation évidente d’une vie intérieure constante, d’un véritable dialogue d’amour. Cette pratique ne peut produire en nous aucune déformation psychologique: elle doit être aussi naturelle pour un chrétien que le battement du cœur.

Prières vocales et prière mentale

248 Les prières vocales se sertissent comme des joyaux sur ce canevas, sur cette foi chrétienne en actes. Formules divines: Notre Père..., Je vous salue, Marie..., Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Couronne de louanges à Dieu et à notre Mère, constituée par le Saint Rosaire et par tant d’autres acclamations pleines de piété que nos frères chrétiens ont récitées depuis toujours.
Saint Augustin commente un verset du Psaume 85: Seigneur, aie pitié de moi, parce que j’ai crié vers toi tout le jour, non pas un jour seulement. Et il écrit: par " tout le jour " il entend " tout le temps, sans cesse... " Un seul et même homme parvient jusqu’à la fin du monde; car ce sont les mêmes membres du Christ qui appellent: quelques-uns reposent déjà en lui, d’autres l’invoquent maintenant et d’autres l’imploreront quand nous serons morts, et après eux d’autres continueront de le supplier 490 . La possibilité de participer à cet hommage au Créateur, qui se perpétue à travers les siècles, ne vous émeut-elle pas? Que l’homme est grand quand il se reconnaît la créature préférée de Dieu et qu’il accourt à lui, tota die, à chaque moment de son pèlerinage terrestre!

249 Notre journée ne devrait pas être exempte de moments spécialement consacrés à parler à Dieu, moments où notre pensée s’élève vers lui, où les mots n’ont pas besoin de venir aux lèvres, parce qu’ils chantent déjà dans notre cœur. Réservons à cette pratique de piété un temps suffisant; à heure fixe, si possible; près du Tabernacle, en tenant compagnie à celui qui est resté là par Amour. Et s’il n’est pas possible de faire autrement, n’importe où, car notre Dieu se trouve de façon ineffable dans notre âme en état de grâce. Je te conseille néanmoins d’aller à l’oratoire chaque fois que tu le peux: si je ne l’appelle pas chapelle, c’est pour mieux marquer que ce lieu ne requiert pas une attitude officielle, propre aux cérémonies, mais bien plutôt une élévation de ton esprit vers le ciel, dans le recueillement et l’intimité, avec la conviction que Jésus-Christ nous voit, nous entend et nous attend; qu’il se tient au milieu de nous dans le Tabernacle où, caché sous les espèces sacramentelles, il est réellement présent.
Chacun d’entre vous peut, s’il le veut, trouver sa voie personnelle pour cette conversation avec Dieu. Je n’aime pas parler de méthodes ni de formules, parce que je n’ai jamais voulu contraindre personne à se plier à un modèle: je me suis efforcé d’encourager tout le monde à s’approcher du Seigneur, en respectant chaque âme telle qu’elle est, avec ses caractéristiques personnelles. Demandez-lui de faire pénétrer ses desseins dans votre vie, non seulement dans votre tête mais aussi au plus profond de votre cœur et dans toute votre activité extérieure. Je vous assure que vous vous épargnerez ainsi une grande partie des ennuis et des peines de l’égoïsme et que vous vous sentirez la force de répandre le bien autour de vous. Combien de contrariétés disparaissent, quand nous nous plaçons intérieurement tout près de notre Dieu, lui qui ne nous abandonne jamais! Avec des nuances différentes, c’est cet amour de Jésus envers les siens, envers les malades, envers les infirmes qui se renouvelle, de Jésus qui demande: que t’arrive-t-il? Il m’arrive que... Et aussitôt vient la lumière ou, au moins, l’acceptation et la paix.
En t’invitant à ces confidences avec le Maître, je fais spécialement allusion à tes difficultés personnelles, parce que la plupart des obstacles à notre bonheur naissent d’un orgueil plus ou moins caché. Nous nous estimons d’une valeur exceptionnelle, doués de qualités extraordinaires; et, lorsque les autres ne pensent pas ainsi, nous nous sentons humiliés. Excellente occasion pour accourir à la prière et pour rectifier, certains qu’il n’est jamais trop tard pour changer de direction. Il est très bon cependant d’amorcer ce changement de cap le plus tôt possible.
Dans la prière l’orgueil peut, avec l’aide de la grâce, se transformer en humilité. Alors la véritable joie surgit dans l’âme, quand bien même remarquerions-nous encore de la boue sur nos ailes, la fange de notre pauvre misère qui est en train de sécher. Cette boue tombera plus tard avec la mortification, et nous pourrons voler très haut, parce que le vent de la miséricorde de Dieu nous sera favorable.

250 Comprenons que le Seigneur n’aspire qu’à nous entraîner dans un sillage merveilleux, divin et humain tout à la fois, fait d’abnégation joyeuse, de bonheur mêlé de douleur et d’oubli de soi. Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même 491 . Ce conseil, nous l’avons tous entendu. Nous devons nous déterminer à le suivre vraiment, afin que le Seigneur puisse se servir de nous et qu’à tous les carrefours du monde où nous nous trouvions, nous-mêmes bien appuyés sur Dieu, nous soyons sel, levain et lumière. Toi en Dieu, pour illuminer, pour donner de la saveur, pour faire lever la pâte et pour servir de ferment.
Mais n’oublions pas pour autant que ce n’est pas nous qui créons cette lumière: nous ne faisons que la refléter. Ce n’est pas nous qui sauvons les âmes en les poussant à bien agir: nous ne sommes que des instruments, plus ou moins dignes, des desseins salutaires de Dieu. S’il nous arrivait un jour de penser que le bien que nous faisons est notre œuvre, l’orgueil reviendrait en force, pire encore, le sel perdrait sa saveur, le levain pourrirait et la lumière deviendrait ténèbres.

Un personnage de plus

251 Quand, au cours de ces trente années de sacerdoce, j’ai insisté avec ténacité sur la nécessité de la prière, sur la possibilité de convertir notre existence en une clameur incessante, certains m’ont demandé: est-il possible d’agir toujours ainsi? Oui, c’est possible. Cette union avec notre Seigneur ne nous écarte pas du monde, ne nous transforme pas en êtres bizarres, étrangers au temps qui passe.
Si Dieu nous a créés, s’il nous a rachetés, s’il nous aime jusqu’à livrer son Fils unique pour nous 492 , s’il nous attend, chaque jour! comme le père de la parabole attendait son enfant prodigue 493 , comment ne désirerait-il pas que nous le fréquentions amoureusement? Ce qui serait étrange, ce serait de ne pas parler à Dieu, de s’écarter de lui, de l’oublier, d’agir en tournant le dos aux appels ininterrompus de la grâce.

252 En outre, je voudrais que vous compreniez que personne n’échappe au mimétisme. Les hommes sont poussés, même inconsciemment, par un désir continuel de s’imiter les uns les autres. Et nous, allons-nous négliger cette invitation à imiter Jésus? Chaque individu s’efforce petit à petit de s’identifier à ce qui l’attire, au modèle qu’il s’est choisi pour y rapporter sa conduite. Notre façon de nous comporter dépend de l’idéal que chacun d’entre nous se forge. Le Christ est notre maître: le Fils de Dieu, la Seconde Personne de la Très Sainte Trinité. En imitant le Christ, nous gagnons le droit incomparable de participer à ce courant d’amour qu’est le mystère du Dieu unique en trois Personnes.
Si parfois vous vous trouvez sans force pour suivre les traces de Jésus-Christ, échangez des mots d’amitié avec ceux qui ont vécu à ses côtés quand il était sur cette terre. En premier lieu Marie qui l’a mis au monde pour nous. Et aussi les apôtres. Il y avait là quelques Grecs, de ceux qui montaient pour adorer durant la fête. Ils abordèrent Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et lui firent cette requête: " Seigneur, nous voudrions voir Jésus. " Philippe va le dire à André: André et Philippe vont le dire à Jésus 494 . Cela n’est-il pas encourageant? Ces étrangers n’osent pas se présenter au Maître et se cherchent un bon intercesseur.

253 Tu imagines que tes péchés sont si nombreux que le Seigneur ne pourra pas t’écouter? Il n’en est rien, car le Seigneur est plein de miséricorde. Si, en dépit de cette merveilleuse vérité, tu ressens le poids de ta misère, dis comme le publicain 495: Seigneur, me voici; à toi de voir! Et observez ce que nous raconte saint Matthieu, quand on amène un paralysé devant Jésus. Ce malade ne fait aucun commentaire: il est là, sans plus, en présence de Dieu. Le Christ est ému de cette contrition, de la douleur de celui qui sait ne rien mériter. Il ne tarde pas à faire preuve de sa miséricorde habituelle: confiance, mon enfant, tes péchés sont remis 496 .
Dans ta prière, je te conseille d’intervenir dans les scènes de l’Évangile, comme un personnage de plus. Représente-toi d’abord la scène ou le mystère, qui te servira à te recueillir et à méditer. Ensuite mets à contribution ton intelligence pour contempler un trait de la vie du Maître: son Cœur attendri, son humilité, sa pureté, son accomplissement de la Volonté du Père. Puis raconte-lui ce qui t’arrive d’ordinaire dans ce domaine, ce qui se passe chez toi, en ce moment. Demeure attentif. Il voudra peut-être t’indiquer quelque chose: c’est alors que viendront les motions intérieures, les découvertes, les reproches.

254 Pour orienter le cours de ma prière j’ai coutume –peut-être cela aidera-t-il aussi l’un d’entre vous – de matérialiser ce qui est le plus spirituel. Notre Seigneur utilisait déjà ce procédé. Il aimait enseigner en paraboles tirées du milieu qui l’entourait: le pasteur et les brebis, la vigne et les sarments, la barque et les filets, la semence que le semeur lance à la volée...
La Parole de Dieu est tombée dans notre âme. Quelle sorte de terre lui avons-nous préparée? Les pierres y abondent-elles? Est-elle étouffée par les épines? Peut-être est-ce un lieu foulé par trop de pas humains, petits, mesquins? Seigneur, fais que ma parcelle soit une bonne terre, fertile, exposée généreusement à la pluie et au soleil; que ta semence y prenne racine: qu’elle produise des épis mûrs, du bon blé.
Je suis le cep: vous êtes les sarments 497 . Le mois de septembre est arrivé et les ceps sont chargés de pousses longues, minces, souples et noueuses, pleines de fruits, déjà prêtes pour la vendange. Regardez ces sarments alourdis de la sève qu’elles ont reçue du tronc: grâce à elle les minuscules pousses d’il y a quelques mois se sont transformées en une pulpe douce et mûre, qui comblera de joie les yeux et le cœur des hommes 498 . Peut-être reste-t-il par terre quelques brindilles éparses, à demi enterrées. C’était aussi des sarments, mais secs, desséchés au soleil d’août. Ils sont le symbole le plus parlant de la stérilité. Car hors de moi vous ne pouvez rien faire 499 .
Le trésor. Pensez à la joie immense de celui qui a la chance de le trouver. Les gênes, les angoisses ont pris fin. Il vend tout ce qu’il possède et achète ce champ. Son cœur tout entier bat là où est cachée sa richesse 500 . Le Christ est notre trésor: jeter par-dessus bord tout ce qui est inutile pour pouvoir le suivre ne doit pas nous coûter. Et la barque, délestée de tout ce qui est inutile, filera droit vers ce port tranquille qu’est l’Amour de Dieu.

255 Je répète qu’il y a mille façons de prier. Les enfants de Dieu n’ont pas besoin d’une méthode, toute faite et conventionnelle, pour s’adresser à leur Père. L’amour est inventif, ingénieux; si nous aimons, nous saurons découvrir des chemins personnels, intimes, qui nous amènent au dialogue continuel avec le Seigneur.
Fasse Dieu que tout ce que nous avons contemplé aujourd’hui ne passe pas au-dessus de notre âme comme un orage d’été: quatre gouttes, puis le soleil, et de nouveau la sécheresse. Cette eau divine doit former une nappe, parvenir jusqu’aux racines et produire des fruits de vertu. Nos années, jours de travail et de prière, s’écouleront ainsi en la présence du Père. Et si nous faiblissons, recourons à l’amour de Sainte Marie, Maîtresse de prière et à saint Joseph, notre Père et Seigneur, que nous vénérons tant, car c’est lui qui, en ce monde, a été le plus proche de la Mère de Dieu et, après Sainte Marie, de son Divin Fils. Tous les deux présenteront à Jésus notre faiblesse, pour qu’il la transforme en force.

 «    AFIN QUE TOUS LES HOMMES SOIENT SAUVÉS    » 


Homélie prononcée le 16 avril 1954

256 La vocation chrétienne, cet appel personnel du Seigneur, nous amène à nous identifier à lui. Mais, ne l’oublions pas, c’est pour racheter tous les hommes qu’il est venu au monde parce qu’iI veut que tous les hommes soient sauvés 501 . Il n’y a point d’âme qui n’intéresse le Christ. Chacune d’elles lui a coûté le prix de son sang 502 .
Lorsque je considère cela, la conversation des apôtres avec le Maître, quelques instants avant le miracle de la multiplication des pains me revient en mémoire. Une grande foule avait accompagné Jésus. Le Seigneur lève les yeux et demande à Philippe: où achèterons-nous du pain pour donner à manger à tous ces gens 503? Philippe, après un rapide calcul répond: deux cents deniers de pain ne suffiraient pas pour que chacun en ait un petit morceau 504 . Ils ne possèdent pas cet argent et doivent recourir à une solution de fortune: un de ses disciples, André, le frère de Simon-Pierre, lui dit: il y a ici un enfant, qui a cinq pains d’orge et deux poissons; mais qu’est-ce que cela pour tant de monde 505?

Le ferment et la masse

257 Nous voulons suivre le Seigneur et nous désirons propager sa Parole. Humainement parlant, il est logique que nous nous demandions aussi: que sommes-nous pour tant de personnes? Bien que nous nous comptions par millions, comparés au nombre d’habitants de la terre nous sommes peu nombreux. C’est pourquoi nous devons nous considérer comme un peu de levure préparée et prête à faire du bien à l’humanité tout entière, nous souvenant de ces mots de l’Apôtre: un peu de levain fait lever toute la pâte 506 , la transforme. Nous devons apprendre à être ferment, levain, pour changer et transformer la foule.
Le ferment est-il, par nature, meilleur que la pâte? Non. Mais le levain constitue le moyen de travailler la pâte et d’en faire un aliment comestible et sain.
Pensez un peu, ne serait-ce que d’une manière générale, à l’efficacité du ferment dans la confection du pain, aliment de base, tout simple, à la portée de tous. Ici et là – peut-être en avez-vous été témoin – la préparation de la fournée constitue une véritable cérémonie qui aboutit à un résultat merveilleux, savoureux, appétissant.
L’on choisit de la bonne farine, si possible de la meilleure qualité. On travaille la pâte dans le pétrin pour la mélanger au ferment, en un long et patient travail. On la laisse ensuite reposer, condition indispensable pour que le levain remplisse sa fonction et fasse lever la pâte.
Entre-temps le feu brûle dans le four, alimenté par le bois qui se consume. Et cette masse, soumise à la chaleur de la flamme, donne un pain frais, moelleux, d’excellente qualité: résultat qu’il aurait été impossible d’obtenir sans l’intervention du levain – une petite quantité suffit – qui s’est dissout, qui a disparu entre les autres éléments, dans un processus efficace et qui passe inaperçu.

258 Si nous méditons ce texte de saint Paul avec sens surnaturel, nous comprendrons qu’il n’y a pas d’autre solution que de travailler au service de toutes les âmes, sinon nous nous comporterions de façon égoïste. Si nous considérons notre vie avec humilité, nous verrons clairement que le Seigneur nous a donné, en plus de la grâce de la foi, talents et qualités. Aucun d’entre nous n’est fait en série: notre Père nous a créés un à un et il a réparti divers biens entre ses enfants. Nous devons mettre ces talents, ces qualités, au service de tous: utiliser ces dons de Dieu comme des instruments pour les aider à découvrir le Christ.
Ne prenez pas ce désir pour un ajout artificiel destiné à entourer d’un filigrane notre condition de chrétien. Si le levain ne fermente pas, il pourrit. Il peut disparaître sans faire lever la pâte, mais il se peut aussi qu’il se gaspille dans l’inefficacité et l’égoïsme. Nous ne rendons aucun service à Dieu notre Seigneur quand nous le faisons connaître aux autres: prêcher l’Évangile n’est pas pour moi un titre de gloire; c’est une nécessité qui m’incombe, en vertu du commandement de Jésus-Christ; oui, malheur à moi si je ne prêchais pas l’Évangile 507 .

Travaux de pêche

259 Voici: je vais envoyer quantité de pêcheurs – oracle de Yahvé – qui les pêcheront 508 . Il nous précise ainsi notre grande mission: la pêche. On dit ou on écrit parfois que le monde est comme une mer. Il y a du vrai dans cette comparaison. Dans la vie humaine, comme dans la mer, il existe des périodes de calme et de tempête, de tranquillité et de vents violents. Les hommes se trouvent fréquemment dans des eaux amères, parmi de grandes vagues; ils avancent au milieu des orages, tristes navigateurs, même quand ils semblent joyeux, voire exubérants: leurs éclats de rire cherchent à dissimuler leur découragement, leur déception, leur vie sans charité ni compréhension. Ils se dévorent les uns les autres, comme les poissons.
Faire en sorte que tous les hommes entrent, de plein gré, dans les filets divins et s’aiment les uns les autres, voilà la tâche des enfants de Dieu. Si nous sommes chrétiens, nous devons nous transformer en ces pêcheurs que décrit le prophète Jérémie à l’aide d’une métaphore que Jésus-Christ a également employée à plusieurs reprises: venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d’hommes 509 , dit-il à Pierre et à André.

260 Nous allons accompagner le Christ dans cette pêche divine. Jésus est au bord du lac de Génésareth et les gens se bousculent autour de lui, désireux d’écouter la parole de Dieu 510 . Comme aujourd’hui! Ne le voyez-vous pas? Les gens désirent entendre le message de Dieu, bien qu’ils le dissimulent extérieurement. Certains ont peut-être oublié la doctrine du Christ; d’autres, sans que ce soit de leur faute, ne l’ont jamais apprise, et considèrent la religion comme quelque chose qui n’est pas fait pour eux. Mais soyez convaincus d’une réalité toujours actuelle: tôt ou tard le moment arrive où l’âme n’en peut plus, où les explications habituelles ne lui suffisent plus, où les mensonges des faux prophètes ne la satisfont plus. Alors, sans l’admettre encore, ces personnes ont besoin d’apaiser leur inquiétude avec la doctrine du Seigneur.
Laissons parler saint Luc: il vit deux barques arrêtées sur les bords du lac; les pêcheurs en étaient descendus et lavaient leurs filets. Il monta dans l’une des barques, qui était à Simon, et pria celui-ci de s’éloigner un peu du rivage; puis, s’asseyant, de la barque Il enseignait les foules 511 . Quand il eut terminé sa catéchèse, il ordonna à Pierre: avance en eau profonde, et lâchez vos filets pour la pêche 512 . C’est le Christ le maître de la barque; c’est lui qui prépare le travail: il est venu au monde pour cela, pour que ses frères puissent découvrir le chemin de la gloire et de l’amour du Père. L’apostolat chrétien, ce n’est pas nous qui l’avons inventé. Tout au plus y faisons-nous obstacle, par notre maladresse, par notre manque de foi.

261 Simon lui répondit: Maître, nous avons peiné toute une nuit sans rien prendre 513 . La réponse semble raisonnable. C’était pendant ces heures-là qu’ils pêchaient d’ordinaire et, justement cette fois-là, la nuit avait été infructueuse. Comment pêcher de jour? Mais Pierre a la foi: mais sur ta parole je vais lâcher les filets 514 . Il décide de suivre l’indication du Christ; il s’engage à travailler, confiant dans la Parole du Seigneur. Que se passe-t-il alors? L’ayant fait, ils prirent une grande quantité de poissons, et leurs filets se rompaient. Ils firent signe alors à leurs associés qui étaient dans l’autre barque de venir à leur aide. Ceux-ci vinrent, et on remplit les deux barques, au point qu’elles enfonçaient 515 .
Jésus, quand il sortit en mer avec ses disciples, ne pensait pas seulement à cette pêche. C’est pourquoi, lorsque Pierre se jette à ses pieds et confesse avec humilité: éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis pécheur, notre Seigneur lui répond: rassure-toi; désormais ce sont des hommes que tu prendras 516 . Et, à cette nouvelle pêche, l’efficacité divine ne fera pas non plus défaut: les apôtres seront les instruments de grands prodiges, malgré leurs misères personnelles.

Les miracles se répéteront

262 Nous aussi, si nous luttons tous les jours pour atteindre la sainteté dans notre vie ordinaire, chacun dans sa propre condition au milieu du monde et dans l’exercice de sa profession, j’ose affirmer que le Seigneur fera de nous des instruments capables de réaliser des miracles, et des plus extraordinaires, si besoin est. Nous donnerons la lumière aux aveugles. Qui ne pourrait raconter mille exemples de la façon dont un aveugle presque de naissance recouvre la vue et reçoit toute la splendeur de la lumière du Christ? Un autre était sourd et un autre muet, qui ne pouvaient entendre ou articuler un seul mot en tant qu’enfants de Dieu... Leurs sens se sont purifiés, et ils entendent et ils s’expriment déjà comme des hommes et non comme des bêtes. In nomine Jesu 517 ! au nom de Jésus, les apôtres restituent ses forces à un impotent, incapable de tout acte utile; et à un lâche qui connaissait son devoir mais ne l’accomplissait pas... Au nom du Seigneur, surge et ambula 518 ! lève-toi et marche.
Un autre, mort, pourri, qui sentait le cadavre, a entendu la voix de Dieu, comme lors du miracle du fils de la veuve de Naïm: jeune homme, je te l’ordonne, lève-toi 519 . Nous ferons des miracles comme le Christ, des miracles comme les premiers apôtres. Ces prodiges se sont peut-être réalisés en toi, en moi: peut-être étions nous aveugles, ou sourds, ou impotents, ou sentions-nous la mort, quand la Parole de Dieu nous a arrachés à notre prostration. Si nous aimons le Christ, si nous le suivons pour de bon, si c’est lui seul que nous cherchons, et non pas nous-mêmes, en son nom nous pourrons transmettre gratuitement ce que gratuitement nous avons reçu.

263 J’ai constamment prêché cette possibilité, surnaturelle et humaine, que Dieu notre Père met entre les mains de ses enfants: participer à la Rédemption réalisée par le Christ. J’éprouve une grande joie de découvrir cette doctrine dans les textes des Pères de l’Église: les chrétiens chassent les serpents, explique saint Grégoire le Grand, quand ils arrachent le mal du cœur des autres avec leurs exhortations au bien... Ils imposent les mains aux malades pour les guérir, quand, remarquant que le prochain faiblit dans la pratique du bien, ils lui portent aide de mille manières, et le fortifient par l’exemple. Ces miracles sont d’autant plus grands qu’ils se produisent dans le domaine spirituel, apportant la vie non aux corps, mais aux âmes. Vous aussi, si vous ne vous laissez pas aller, vous pourrez réaliser ces prodiges, avec l’aide de Dieu 520 .
Dieu veut que tous les hommes soient sauvés: c’est un appel et une responsabilité qui reposent sur chacun d’entre nous. L’Église n’est pas le cercle privé d’une élite. La grande Église est-elle une infime partie de la terre? La grande Église c’est le monde entier 521 . C’est ce qu’écrivait saint Augustin, et il ajoutait: où que tu ailles, le Christ s’y trouve. Tu possèdes en héritage les confins de la terre; viens, possède-la tout entière avec moi 522 . Vous rappelez-vous comment étaient les filets? Pleins à craquer: il n’y avait pas de place pour un poisson de plus. Dieu attend ardemment que sa maison se remplisse 523; il est Père, et il aime vivre avec tous ses fils autour de lui.

Apostolat dans la vie ordinaire

264 Voyons maintenant une autre pêche, celle qui a suivi la Passion et la Mort de Jésus-Christ. Par trois fois Pierre a renié le Maître, et il a pleuré avec une humble douleur; le chant du coq lui a rappelé les avertissements du Seigneur, et il a demandé pardon du plus profond de son âme. Et tandis qu’il attend, le cœur contrit, la promesse de la Résurrection, il exerce son métier: il va pêcher. À propos de cette pêche, l’on nous demande fréquemment pourquoi Pierre et les fils de Zébédée sont retournés à l’occupation qu’ils avaient avant que le Seigneur les ait appelés. Ils étaient, en effet, des pêcheurs quand Jésus leur dit: suivez-moi et je ferai de vous des pêcheurs d’hommes. L’on doit répondre à ceux qui s’étonnent de cette attitude qu’il n’était pas interdit aux apôtres d’exercer leur profession, puisque c’était quelque chose de légitime et d’honnête 524 .
L’apostolat, ce désir brûlant qui consume le cœur de tout chrétien, est intimement lié à son travail de tous les jours: il se confond avec le travail même, qui devient une occasion de rencontrer personnellement le Christ. Unissant nos efforts, au coude à coude avec nos compagnons, nos amis, nos parents, dont nous partageons les aspirations, nous pourrons au moyen de cette tâche les aider à arriver au Christ qui nous attend sur la rive du lac. Pêcheur avant d’être apôtre. Et une fois apôtre, pêcheur. La même profession après qu’avant.

265 Et alors, qu’est-ce qui change? Ce qui change, c’est que l’âme, parce que le Christ est entré en elle, comme il est monté dans la barque de Pierre, voit s’ouvrir des horizons de service plus vastes, plus ambitieux et ressent un désir irrésistible d’annoncer à toutes les créatures les magnalia Dei 525 , les merveilles que le Seigneur réalise, si nous le laissons faire. Je ne peux taire que le travail professionnel des prêtres, pour l’appeler ainsi, est un ministère divin et public, qui embrasse toute leur activité avec une exigence telle qu’en général, si un prêtre a du temps en trop pour une autre tâche non strictement sacerdotale, il peut être sûr qu’il ne remplit pas le devoir de son ministère.
Simon-Pierre, Thomas, appelé Didyme, Nathanaël de Cana de Galilée, les fils de Zébédée et deux autres de ses disciples se trouvaient ensemble. Simon-Pierre leur dit: je vais pêcher. Ils lui disent: nous venons nous aussi avec toi. Ils sortirent, montèrent en barque; cette nuit-là, ils ne prirent rien. Au lever du jour, Jésus parut sur le rivage 526 .
Il passe à côté de ses apôtres, à côté de ces âmes qui se sont données à lui: et ils ne s’en rendent pas compte. Combien de fois le Christ se trouve-t-il, non pas près de nous, mais en nous; et nous menons une vie si terrestre! Le Christ est tout proche et il ne reçoit de la part de ses enfants ni regard affectueux, ni parole d’amour, ni œuvre apostolique.

266 Les disciples, écrit saint Jean, ne savaient pas que c’était lui. Jésus leur dit: " Les enfants, avez-vous quelque chose à manger? " 527 Pour ma part, cette scène familière de la vie du Christ me remplit de joie. Que ce soit Jésus-Christ, Dieu, qui dise cela! Lui qui a déjà un corps glorieux! Jetez le filet à droite de la barque et vous trouverez. Ils le jetèrent donc et ils ne parvenaient plus à le relever tant il était plein de poissons 528 . Maintenant ils comprennent. Ce qu’ils ont entendu si souvent de la bouche du Maître revient à l’esprit des disciples: pêcheurs d’hommes, apôtres. Ils comprennent que tout est possible, parce que c’est lui qui dirige la pêche.
Le disciple que Jésus aimait dit alors à Pierre: c’est le Seigneur 529 ! L’amour, l’amour le voit de loin. L’amour est le premier à percevoir ces délicatesses. L’apôtre adolescent, avec l’affection profonde qu’il ressent pour Jésus, parce qu’il aime le Christ avec toute la pureté et la tendresse d’un cœur innocent, s’écrie: c’est le Seigneur!
À ces mots: C’est le Seigneur! Simon-Pierre mit son vêtement, car il était nu, et se jeta à l’eau 530 . Pierre, c’est la foi. Il se jette à la mer, plein d’une ardeur merveilleuse. Avec l’amour de Jean et la foi de Pierre, jusqu’où n’irons-nous pas?

Les âmes sont à Dieu

267 Les autres disciples vinrent en barque, remorquant le filet et ses poissons: ils n’étaient guère qu’à deux cents coudées du rivage 531 . Ils déposent aussitôt la pêche aux pieds du Seigneur, parce qu’elle est à lui. Et ce, pour que nous apprenions que les âmes appartiennent à Dieu, que personne sur cette terre ne peut s’en attribuer la propriété, que l’apostolat de l’Église, son message et sa réalité de salut, ne repose pas sur le prestige de quelques personnes, mais sur la grâce divine.
Jésus interroge Pierre par trois fois, comme s’il voulait lui donner la possibilité répétée de réparer son triple reniement. Pierre a déjà appris; il a fait l’expérience de sa misère personnelle: conscient de sa faiblesse, il est profondément convaincu de l’inutilité des déclarations téméraires. C’est pourquoi il remet tout entre les mains du Christ. Oui Seigneur, tu sais que je t’aime. Seigneur, tu sais tout, tu sais que je t’aime 532 . Et que répond le Christ? Pais mes agneaux, pais mes brebis 533 . Non pas les tiennes, ni les vôtres: les siennes! Parce que c’est lui qui a créé l’homme, c’est lui qui l’a racheté, c’est lui qui a racheté toutes les âmes, une à une, je le répète, au prix de son Sang.
Quand, au cinquième siècle, les donatistes dirigeaient leurs attaques contre les catholiques, ils soutenaient qu’il était impossible qu’Augustin, évêque d’Hippone, enseignât la vérité parce qu’il avait été un grand pécheur. Et saint Augustin suggérait la réponse suivante à ses frères dans la foi: Augustin est évêque de l’Église catholique; il porte sa charge, dont il aura à rendre compte à Dieu. Je l’ai connu au nombre des bons. S’il est mauvais, lui le sait; s’il est bon, ce n’est pas en lui cependant que j’ai mis mon espérance. Parce que la première chose que j’ai apprise dans l’Église catholique, c’est à ne pas mettre mon espérance en un homme 534 .
Ce n’est pas notre apostolat que nous faisons. Si c’était le cas, qu’aurions-nous à dire? C’est l’apostolat du Christ que nous faisons, parce que Dieu le veut, parce que c’est ainsi qu’il nous l’a ordonné: Allez par le monde entier pour prêcher l’Évangile 535 . Les erreurs sont nôtres; les fruits appartiennent au Seigneur.

Audace pour parler de Dieu

268 Et comment réaliserons-nous cet apostolat? Avant tout par l’exemple, en vivant conformément à la Volonté du Père, comme Jésus nous l’a montré par sa vie et son enseignement. La vraie foi, c’est celle qui ne permet pas que les actes soient en contradiction avec les paroles. Nous devons mesurer l’authenticité de notre foi en examinant notre conduite personnelle. Nous ne sommes pas sincèrement croyants si nous ne nous efforçons pas de mettre en pratique ce que nous prêchons.

269 Le moment est tout indiqué pour considérer maintenant un autre épisode qui met en évidence la remarquable vigueur apostolique des premiers chrétiens. Il ne s’était pas écoulé un quart de siècle depuis que Jésus était monté aux cieux, que sa renommée se répandait déjà dans beaucoup de villes et villages. Un homme appelé Apollos arrive à Éphèse; c’était un homme éloquent, versé dans les Écritures. Il avait été instruit de la Voie du Seigneur, et, dans la ferveur de son âme, il prêchait et enseignait avec exactitude ce qui concerne Jésus bien qu’il connût seulement le baptême de Jean 536 .
La lumière du Christ s’était déjà infiltrée dans l’esprit de cet homme: il avait entendu parler de lui, et il l’annonçait aux autres. Mais il lui restait encore un bout de chemin à parcourir pour s’informer davantage, arriver pleinement à la foi et aimer vraiment le Seigneur. Un couple de chrétiens, Aquila et Priscille, écoute sa conversation et ne demeure ni passif ni indifférent. Il ne leur vient pas à l’esprit de penser: " il en sait déjà assez, personne ne nous demande de lui donner de leçons. " Comme c’étaient des âmes pleines d’une véritable préoccupation apostolique, ils s’approchèrent d’Apollos, le prirent avec eux et lui exposèrent plus exactement la Voie 537 .

270 Le comportement de saint Paul est aussi admirable. Prisonnier pour avoir fait connaître l’enseignement du Christ, il ne perd aucune occasion de diffuser l’Évangile. En présence de Festus et d’Agrippa, il n’hésite pas à déclarer: soutenu par la protection de Dieu, j’ai continué jusqu’à ce jour à rendre mon témoignage devant petits et grands, sans jamais rien dire en dehors de ce que Moïse et les Prophètes avaient déclaré devoir arriver: que le Christ souffrirait et que, ressuscité le premier d’entre les morts, il annoncerait la lumière au peuple et aux nations païennes 538 .
L’Apôtre ne se tait pas, il ne cache pas sa foi, ni son action apostolique qui avait provoqué la haine de ses persécuteurs: il continue à annoncer le salut à tout le monde. Et avec une audace merveilleuse, il affronte Agrippa: Crois-tu aux prophètes, roi Agrippa? Je sais que tu y crois 539 . Quand Agrippa commente: encore un peu, et par tes raisons, tu vas faire de moi un chrétien! Paul réplique: Qu’il s’en faille de peu ou de beaucoup, puisse Dieu faire que non seulement toi, mais encore tous ceux qui m’écoutent aujourd’hui, vous deveniez tels que je suis moi-même, à l’exception des chaînes que voici. 540

271 Où saint Paul puisait-il cette force? Omnia possum in eo qui me confortat! 541 je peux tout, parce que seul Dieu me donne cette foi, cette espérance, cette charité. Il m’est très difficile de croire à l’efficacité surnaturelle d’un apostolat qui n’est pas appuyé, solidement centré, sur une vie d’intimité avec le Seigneur. Et cela, au milieu du travail; chez moi ou en pleine rue, avec tous les problèmes plus ou moins importants qui se présentent chaque jour. Là, et non ailleurs, mais avec le cœur en Dieu. Nos paroles, nos actes, et même nos misères! répandront alors le bonus odor Christi 542 , la bonne odeur du Christ, que les autres hommes remarqueront obligatoirement en se disant: voilà un chrétien.

272 Si tu admettais la tentation de te demander: qui m’ordonne de me mêler de cela? Je devrais te répondre: c’est le Christ en personne qui te l’ordonne. Il te le demande: la moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux: priez donc le Maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à sa moisson 543 . Ne conclus pas lâchement: " Pour cela, moi, je ne sers à rien, d’autres s’en occupent; ce genre d’activités n’est pas pour moi. " Non, il n’y a personne d’autre; si toi tu pouvais dire cela, tout le monde pourrait en dire autant. L’invitation du Christ s’adresse à tous et à chacun des chrétiens. Personne n’en est dispensé, ni par l’âge, ni par la santé, ni par le métier. Il n’existe aucune excuse qui tienne. Ou nous produisons des fruits apostoliques, ou notre foi sera stérile.

273 En outre, qui a disposé que, pour parler du Christ, pour répandre sa doctrine, il faille faire des choses étranges, bizarres? Vis ta vie ordinaire; travaille là où tu te trouves, en t’efforçant d’accomplir tes devoirs d’état, les obligations de ta profession ou de ton métier, en progressant, en te dépassant chaque jour. Sois loyal, compréhensif envers les autres et exigeant envers toi-même. Sois mortifié et joyeux. Tel sera ton apostolat. Et sans que tu saches pourquoi, misérable comme tu l’es, ceux qui t’entourent viendront à toi et, dans une conversation naturelle, simple, à la sortie du travail, dans une réunion de famille, dans l’autobus, au cours d’une promenade, n’importe où, vous parlerez de ces inquiétudes qui existent dans l’âme de tout le monde, bien que certains ne veuillent pas les admettre: ils le comprendront quand ils commenceront à chercher Dieu pour de bon.
Demande à Marie, Regina apostolorum, de te décider à partager ces désirs de semailles et de pêche qui vibrent dans le Cœur de son Fils. Je t’assure que si tu commences, tu verras, comme les pêcheurs de Galilée, la barque remplie à ras bord. Et tu verras aussi le Christ qui t’attend sur la rive. Parce que la pêche est à lui.

 «    MÈRE DE DIEU, NOTRE MÈRE    » 

Homélie prononcée le ll octobre 1964, en la fête de la Maternité de la très Sainte Vierge

274 Toutes les fêtes de Notre Dame sont grandes, parce qu’elles constituent des occasions que l’Église nous offre de démontrer dans les faits notre amour envers Sainte Marie. Mais si, parmi ces fêtes, je devais en choisir une, je préférerais celle d’aujourd’hui: la Maternité divine de la très Sainte vierge.
Cette célébration nous amène à considérer certains des mystères centraux de notre foi: à méditer l’Incarnation du Verbe, œuvre des Trois Personnes de la Très Sainte Trinité. Marie, Fille de Dieu le Père, de par l’Incarnation du Seigneur dans ses entrailles immaculées est l’Épouse de Dieu le Saint-Esprit et la Mère de Dieu le Fils.
Quand la Vierge répondit oui, librement, aux desseins que le Créateur lui révélait, le Verbe divin assuma la nature humaine: l’âme rationnelle et le corps formé dans le sein très pur de Marie. La nature divine et la nature humaine s’unissaient dans cette unique Personne: Jésus-Christ, vrai Dieu et dès lors vrai Homme; Fils Unique éternel du Père et, à partir de ce moment, en tant qu’Homme, véritable fils de Marie: c’est pourquoi Notre Dame est Mère du Verbe incarné, de la Seconde Personne de la Très Sainte Trinité qui a faite sienne pour toujours, sans confusion, la nature humaine. Nous pouvons dire bien haut à la Sainte vierge, comme la meilleure des louanges, ces mots qui expriment sa dignité la plus élevée: Mère de Dieu.

La foi du peuple chrétien

275 Telle a toujours été la foi sûre. Le Concile d’Éphèse a proclamé, contre ceux qui l’ont nié, que si quelqu’un ne confesse pas que l’Emmanuel est vraiment Dieu, et que pour cela la très Sainte vierge est Mère de Dieu, puisqu’elle a engendré selon la chair le Verbe de Dieu incarné, qu’il soit anathème 544 .
L’histoire nous a conservé des témoignages de l’allégresse des chrétiens face à ces décisions claires, nettes, qui réaffirmaient ce qu’ils croyaient tous: le peuple tout entier de la ville d’Éphèse, des premières heures du matin jusqu’à la nuit, demeura anxieux dans l’attente de la résolution... Quand il sut que l’auteur des blasphèmes avait été déposé, nous commençâmes tous à l’unisson à glorifier Dieu et à acclamer le Synode, parce que l’ennemi de la foi était tombé. À peine sortis de l’église, nous fûmes accompagnés avec des torches jusqu’à nos demeures. C’était de nuit: toute la ville était joyeuse et illuminée 545 . Voilà ce qu’écrit saint Cyrille et je ne puis nier que, même à seize siècles de distance, cette réaction de piété m’impressionne profondément.
Veuille Dieu notre Seigneur que cette même foi brûle en nos cœurs et que s’élève de nos lèvres un chant d’action de grâces: parce que la Très Sainte Trinité, en ayant choisi Marie pour Mère du Christ, Homme comme nous, a placé chacun d’entre nous sous sa protection maternelle. Elle est Mère de Dieu et notre Mère.

276 La Maternité divine de Marie est la racine de toutes les perfections et de tous les privilèges dont elle est ornée. À ce titre, elle a été conçue immaculée et elle est pleine de grâces, elle est toujours vierge, elle est montée aux cieux en corps et en âme, elle a été couronnée Reine de la création tout entière, au-dessus des anges et des saints. Dieu seul est au-dessus d’elle. La très Sainte vierge, pour être Mère de Dieu, possède une dignité d’une certaine façon infinie, du bien infini qu’est Dieu 546 . Il n’y a pas de danger d’exagérer. Nous n’approfondirons jamais assez ce mystère ineffable; nous ne pourrons jamais remercier assez notre Mère de cette familiarité avec la Très Sainte Trinité qu’elle nous a donnée.
Nous étions pécheurs et ennemis de Dieu. La Rédemption ne nous libère pas seulement du péché, elle ne nous réconcilie pas seulement avec le Seigneur: elle fait de nous des enfants, nous fait don d’une Mère, celle-là même qui a engendré le Verbe, dans l’Humanité. Est-il plus grand débordement, plus grand excès d’amour? Dieu désirait ardemment nous racheter. Il disposait de beaucoup de moyens pour mettre à exécution sa Très Sainte Volonté, dans sa Sagesse infinie. Il en a choisi un, qui dissipe tous les doutes possibles à propos de notre salut et de notre glorification. De même que le premier Adam n’est pas né d’un homme et d’une femme, mais a été formé de la terre, de même le dernier Adam, qui devait guérir la blessure du premier, a pris un corps dans le sein de la Vierge, pour être, quant à la chair, égal à la chair de ceux qui ont péché 547 .

Mère du Bel Amour

277 Ego quasi vitis fructificavi...: Je suis comme une vigne aux pampres charmants, et mes fleurs sont des fruits de gloire et richesse 548 . C’est ce que nous avons lu dans l’épître. Que cette délicate odeur, la dévotion envers notre Mère, abonde dans notre âme et dans celle de tous les chrétiens, et nous conduise à la confiance la plus absolue en celle qui veille toujours pour nous.
Je suis la Mère du bel amour, de la crainte, de la science et de la sainte espérance 549 . Toutes leçons que Sainte Marie nous rappelle aujourd’hui. Leçon de bel amour, de vie limpide, d’un cœur sensible et passionné pour que nous apprenions à être fidèles au service de l’Église. Il ne s’agit pas de n’importe quel amour mais de l’Amour. Ici pas de place pour les trahisons, les calculs, les oublis. Un bel amour, parce qu’il a pour commencement et pour terme le Dieu trois fois Saint, qui est toute Splendeur, toute Bonté et toute Grandeur.
Mais il a aussi été question de crainte. Je ne puis concevoir d’autre crainte que celle de nous écarter de l’Amour. Car Dieu notre Seigneur ne nous veut pas timides, timorés, comme ayant peur de nous donner. Il a besoin que nous soyons audacieux, courageux, délicats. La crainte que le texte sacré nous rappelle nous remémore cette autre plainte de l’Écriture: j’ai cherché celui que mon cœur aime. Je l’ai cherché, mais je ne l’ai point trouvé 550 .
Cela peut se produire, si l’homme n’a pas compris complètement ce qu’aimer Dieu veut dire. Il arrive alors que le cœur se laisse entraîner par des choses qui ne mènent pas au Seigneur. Et alors nous le perdons de vue. En d’autres occasions peut-être est-ce le Seigneur qui se cache: lui seul sait pourquoi. Il nous encourage alors à le chercher avec plus d’ardeur et, quand nous le découvrons, nous nous écrions pleins de joie: je l’ai saisi et ne le lâcherai point 551 .

278 L’Évangile de la Sainte Messe nous a rappelé cette scène émouvante de Jésus qui reste à Jérusalem et enseigne dans le temple. Marie et Joseph firent une journée de chemin, puis ils se mirent à le chercher parmi leurs parents et connaissances. Mais ne l’ayant pas trouvé, ils revinrent, toujours à sa recherche, à Jérusalem 552 . La Mère de Dieu, qui a cherché anxieusement son Fils, perdu sans qu’elle y soit pour rien, qui a éprouvé la joie la plus grande à le retrouver, nous aidera à rebrousser chemin, à rectifier autant que de besoin quand, à cause de notre légèreté ou de nos péchés, nous ne réussirons pas à discerner le Christ. Nous pourrons avoir ainsi la joie de l’étreindre à nouveau et de lui dire que nous ne le perdrons plus jamais.
Marie est Mère de la science, parce que nous apprenons d’elle la leçon la plus importante, à savoir que rien n’en vaut la peine si nous ne sommes pas près du Seigneur; que toutes les merveilles de la terre, toutes les ambitions satisfaites, ne servent à rien si dans notre cœur ne brûle la flamme d’amour vivant, la lumière de la sainte espérance, anticipation de l’amour sans fin dans notre Patrie définitive.

279 En moi est toute grâce de voie et de vérité, en moi toute espérance de vie et de force 553 . Avec quelle sagesse l’Église n’a-t-elle pas mis ces mots sur les lèvres de notre Mère, afin que les chrétiens ne les oublient pas. Elle est la sécurité, l’Amour qui n’abandonne jamais, le refuge constamment ouvert, la main qui toujours caresse et console.
Un des premiers Pères de l’Église écrit que nous devons nous efforcer de conserver à l’esprit et dans notre mémoire un résumé ordonné de la vie de la Mère de Dieu 554 . Vous avez souvent feuilleté ces abrégés de médecine, de mathématiques ou d’autres matières. L’on y trouve énoncés pour les cas d’urgence, les remèdes immédiats, les mesures à adopter afin de ne pas se fourvoyer dans ces sciences.

280 Méditons fréquemment tout ce que nous avons entendu sur notre Mère, dans une prière calme et tranquille. Et comme un dépôt, cette leçon se gravera peu à peu en notre âme; ainsi nous accourrons sans hésiter à elle, spécialement quand nous n’aurons pas d’autre remède. N’est-ce pas, pour ce qui nous concerne, rechercher notre intérêt personnel? Si, certainement. Mais les mères n’ignorent pas que leur enfants sont d’habitude un peu intéressés, et souvent nous nous adressons à elles comme à l’ultime recours. Elles en sont convaincues et cela ne leur fait rien: c’est pour cela qu’elles sont mères et leur amour désintéressé discerne dans cet égoïsme apparent ce qu’il y a d’affection filiale et de confiance assurée.
Je ne prétends pas, ni pour mol, ni pour vous, que notre dévotion envers Sainte Marie se borne à ces appels pressants. Je pense néanmoins que nous ne devons pas nous sentir humiliés si cela nous arrive à certains moments. Les mères ne font pas le compte des détails d’affection que leurs enfants ont pour elles; elles ne pèsent ni ne mesurent avec des critères mesquins. Elles savourent comme du miel la moindre démonstration d’amour, et elles se surpassent, accordant beaucoup plus qu’elles ne reçoivent. Si nos bonnes mères de la terre réagissent de cette façon, imaginez ce que nous pourrons attendre de notre Mère Sainte Marie.

Mère de l’Église.

281 J’aime remonter en pensée à ces années pendant lesquelles Jésus est resté aux côtés de sa Mère, années qui couvrent presque toute la vie de notre Seigneur en ce monde. Le voir petit, quand Marie prend soin de lui, le couvre de baisers et l’amuse. Le voir grandir, sous les yeux aimants de sa Mère et de Joseph, son père sur la terre. Avec quelle tendresse et avec quelle délicatesse Marie et le saint Patriarche devaient-ils se préoccuper de Jésus pendant son enfance et, en silence, apprendre beaucoup et constamment de lui. Leurs âmes devaient s’identifier progressivement à l’âme de ce Fils, Homme et Dieu. C’est pourquoi la Mère, et après elle Joseph, connaît mieux que quiconque les sentiments du Cœur du Christ, et tous deux sont le meilleur chemin, le seul affirmerais-je, pour arriver jusqu’au Sauveur.
Que l’âme de Marie soit en chacun d’entre vous, écrivait saint Ambroise, pour que vous louiez le Seigneur; que l’esprit de Marie soit en chacun, pour que vous vous réjouissiez en Dieu. Et ce Père de l’Église ajoute des remarques qui, à première vue, paraissent hardies, mais qui ont un clair sens spirituel pour la vie du chrétien: selon la chair, il n’y a qu’une seule Mère du Christ; selon la foi, le Christ est fruit de nous tous 555 .
Si nous nous identifions à Marie, si nous imitons ses vertus, nous pouvons obtenir que le Christ naisse, par la grâce, dans l’âme de beaucoup de personnes qui s’identifieront à lui par l’action de l’Esprit Saint. Si nous imitons Marie, nous participerons d’une certaine façon de sa maternité spirituelle. En silence, comme Notre Dame; sans que cela se remarque, presque sans mots, par le témoignage intègre et cohérent d’une conduite chrétienne, avec la générosité qui nous fera répéter un fiat sans cesse renouvelé, comme quelque chose d’intime entre nous et Dieu.

282 Le grand amour qu’il portait à Notre Dame et son manque de culture théologique poussèrent un bon chrétien à me faire connaître une anecdote que je vais vous raconter, parce que, dans sa naïveté, elle est compréhensible de la part d’une personne peu cultivée.
Prenez-le, me disait-il, pour un défoulement: comprenez ma tristesse face à certaines choses qui se produisent de nos jours. Pendant la préparation et le déroulement du Concile actuel l’on a proposé d’inclure le thème de la Vierge. Tel que: le thème. Est-ce que les enfants parlent de cette façon? Est-ce là la foi que les fidèles ont toujours professée? Depuis quand l’amour de la Sainte Vierge est-il un thème, sur l’opportunité duquel il soit admis d’engager une discussion?
Si quelque chose est incompatible avec l’amour, c’est bien la lésinerie. Je n’ai pas peur d’être très clair; si je ne l’étais pas, poursuivait-il, cela me paraîtrait une offense à notre Sainte Mère. L’on a discuté pour savoir s’il était opportun ou non d’appeler Marie Mère de l’Église. Cela me gêne de descendre à davantage de détails. Mais la Mère de Dieu qui est, à ce titre, Mère de tous les chrétiens, ne va-t-elle pas être la Mère de l’Église, qui est la réunion de tous ceux qui ont été baptisés et sont nés de nouveau dans le Christ, fils de Marie?
Je ne m’explique pas, ajoutait-il, d’où peut bien naître cette mesquinerie qui consiste à restreindre l’attribution de ce titre de louange à Notre Dame. La foi de l’Église est bien différente! Le thème de la Vierge! Les fils prétendent-ils soulever le thème de l’amour de leur mère? Ils l’aiment, un point c’est tout. Ils l’aimeront beaucoup, s’il sont de bons fils. Du thème, ou du schéma, ce sont les étrangers qui en discutent, ceux qui étudient un cas avec la froideur de l’énoncé d’un problème. Voici le " défoulement ", droit et pieux, mais injuste, de cette âme simple et très pieuse.

283 Poursuivons maintenant la considération de ce mystère de la Maternité divine de Marie, dans une prière silencieuse, en affirmant du fond de notre âme: Ô vierge, ô Mère de Dieu: celui que les cieux ne peuvent contenir, s’est enfermé dans ton sein pour prendre la chair de l’homme 556 .
Voyez ce que la liturgie nous fait réciter aujourd’hui: bienheureuses soient les entrailles de la Vierge Marie, qui ont accueilli le Fils du Père éternel 557 . Exclamation vieille et nouvelle, humaine et divine. C’est dire au Seigneur, comme on a coutume de le faire en certains endroits pour louer une personne: bénie soit la mère qui t’a mis au monde!

Maîtresse de foi, d’espérance et de charité

284 Marie a coopéré par sa charité pour que dans l’Église naissent les fidèles, membres de cette tête dont elle est réellement la mère selon le corps 558 . Comme Mère, elle enseigne; et comme Mère également, ses leçons ne sont pas bruyantes. Il faut avoir la finesse d’âme suffisante, un minimum de délicatesse, pour comprendre ce qu’elle nous montre, par ses actes plus que par ses promesses.
Maîtresse de foi. Oui, bienheureuse celle qui a cru 559: c’est ainsi que la salue sa cousine Élisabeth, quand Notre Dame va dans la montagne lui rendre visite. Cet acte de foi de Marie avait été une merveille: je suis la servante du Seigneur; qu’il m’advienne selon ta parole 560 . À la naissance de son Fils, elle contemple les grandeurs de Dieu sur la terre: un chœur d’anges est là, et les bergers aussi bien que les puissants de la terre viennent adorer l’Enfant. Mais peu après, la Sainte Famille doit fuir en Égypte, pour échapper aux intentions criminelles d’Hérode. Ensuite le silence: trente longues années de vie simple, ordinaire, comme celle d’une famille parmi tant d’autres dans un petit village de Galilée.

285 Le Saint Évangile nous présente brièvement le chemin pour comprendre l’exemple de notre Mère: quant à Marie, elle conservait avec soin tous ces souvenirs et les méditait dans son cœur 561 . Efforçons-nous de l’imiter en parlant au Seigneur, dans un dialogue d’amour, de tout ce qui nous arrive, jusqu’aux événements les plus menus. N’oublions pas que nous devons les peser, les évaluer, les voir avec les yeux de la foi, pour découvrir la Volonté de Dieu.
Si notre foi est faible, accourons à Marie. Saint Jean raconte que ses disciples crurent en lui 562 à cause du miracle des noces de Cana, que le Christ réalisa à la demande de sa Mère. Notre Mère intercède toujours auprès de son Fils pour qu’il fasse attention à nous, qu’il se montre à nous, de sorte que nous puissions confesser: Tu es le Fils de Dieu.

286 Maîtresse d’espérance. Marie proclame que désormais toutes les générations me diront bienheureuse 563 . Humainement parlant, sur quoi reposait cet espoir? Qui était-elle, pour les hommes et pour les femmes d’alors? Les grandes héroïnes de l’Ancien Testament, Judith, Esther, Déborah, obtinrent déjà sur la terre une gloire humaine, furent acclamées par le peuple, exaltées. Le trône de Marie, comme celui de son Fils, c’est la Croix. Et pendant le reste de son existence, jusqu’à ce qu’elle soit élevée aux cieux en corps et en âme, c’est sa présence silencieuse qui nous impressionne. Saint Luc, qui la connaissait bien, note qu’elle était aux côtés des premiers disciples, en prière. Celle qui allait être louée par les créatures jusqu’à l’éternité terminait ainsi ses jours terrestres.
Comme l’espérance de Notre Dame contraste avec notre impatience! Nous réclamons souvent à Dieu de nous payer immédiatement le peu de bien que nous avons fait. À peine la première difficulté se présente-t-elle que nous nous plaignons. Nous sommes, bien souvent, incapables de soutenir l’effort, de conserver l’espérance. Parce que la foi nous manque: oui, bienheureuse celle qui a cru en l’accomplissement de ce qui lui a été dit de la part du Seigneur 564!

287 Maîtresse de charité. Rappelez-vous la scène de la présentation de Jésus au temple. Le vieillard Siméon dit à Marie, sa mère: " Vois! cet enfant doit amener la chute et le relèvement d’un grand nombre en Israël; il doit être un signe en butte à la contradiction, – et toi-même, un glaive te transpercera l’âme! – afin que se révèlent les pensées intimes d’un grand nombre. " 565 L’immense charité de Marie envers l’humanité fait que s’accomplisse également en elle l’affirmation du Christ: il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis 566 .
Les Souverains Pontifes ont appelé Marie à bon droit Corédemptrice: tellement, en même temps que son Fils souffrant et mourant, elle souffrit jusqu’à en mourir presque; et elle a renoncé de telle sorte à ses droits maternels sur son Fils, pour le salut des hommes en l’immolant, autant qu’il dépendait d’elle, pour apaiser la justice de Dieu, que l’on peut dire à juste titre qu’elle a racheté le genre humain conjointement au Christ 567 . Nous comprenons mieux de la sorte ce moment de la Passion de Notre Seigneur, que nous ne nous lasserons jamais de méditer: stabat autem juxta crucem jesu mater ejus 568 , à côté de la croix de Jésus se trouvait sa Mère.
Vous aurez remarqué comment certaines mères, mues par une fierté légitime, s’empressent de se mettre à côté de leurs fils quand ils triomphent, quand ils reçoivent un hommage public. D’autres en revanche, à ces moments-là, restent au second plan, aiment en silence. Marie était ainsi, et Jésus le savait.

288 Maintenant, en revanche, au moment du scandale du Sacrifice de la Croix, Sainte Marie est présente, entendant avec tristesse les passants qui l’injuriaient en hochant la tête et en disant: " Toi qui détruis le Temple et en trois jours le rebâtis, sauve-toi toi-même, si tu es fils de Dieu, et descends de la croix 569! " Notre Dame écoutait les paroles de son Fils, et s’unissait à sa douleur: " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné 570? " Que pouvait-elle faire? Se fondre dans l’amour rédempteur de son Fils, offrir au Père l’immense douleur qui, telle une épée tranchante, transperçait son Cœur pur.
Jésus se sent à nouveau réconforté par cette présence discrète et aimante de sa Mère. Marie ne crie pas, Elle ne court pas d’un endroit à l’autre. Stabat: elle est debout, à côté de son Fils. C’est alors que Jésus la regarde, se tournant ensuite vers Jean. Et il s’écrie: " Femme, voici ton fils. " Puis Il dit au disciple. " Voici ta mère 571 . " En la personne de Jean, le Christ confie tous les hommes à sa Mère et spécialement ses disciples: ceux qui devaient croire en lui.
Felix culpa 572 chante l’Église, heureuse faute, parce qu’elle a nous a obtenu un pareil et si grand Rédempteur. Heureuse faute, pouvons-nous ajouter aussi, qui nous a mérité de recevoir Sainte Marie pour Mère. Nous sommes désormais assurés, rien ne doit plus nous préoccuper, parce que Notre Dame, couronnée Reine des cieux et de la terre, est la toute-puissance suppliante devant Dieu. Jésus ne peut rien refuser à Marie, ni à nous, enfants de la même Mère.

Notre Père

289 Les enfants, spécialement quand ils sont encore petits, ont tendance à se demander ce que leurs parents doivent réaliser pour eux, oubliant en revanche les obligations de piété filiale. Les fils sont d’ordinaire très intéressés, bien que, nous l’avons déjà fait remarquer, il ne semble pas que les mères attachent beaucoup d’importance à cette attitude, parce qu’elles ont assez d’amour dans leur cœur et qu’elles aiment de la meilleure affection possible: celle qui se donne sans rien attendre en retour.
Il en est de même avec Sainte Marie. Mais aujourd’hui, en la fête de sa Maternité divine, nous devons faire l’effort d’une observation plus poussée. Nos manques de délicatesse envers cette bonne Mère, si nous en trouvons, doivent nous faire mal. Je vous demande, et je me demande, comment nous lui rendons hommage.
Retournons de nouveau à l’expérience de chaque jour, aux rapports avec nos mères sur la terre. Que désirent-elles par-dessus tout de leurs enfants qui sont chair de leur chair et sang de leur sang? Leur plus grand désir c’est de les avoir tout près d’elles. Quand les enfants grandissent et qu’il n’est plus possible qu’ils restent à leurs côtés, elles guettent avec impatience leurs nouvelles, tout ce qui leur arrive les émeut: depuis une légère maladie jusqu’aux faits les plus importants.

290 Eh bien, pensez-vous que pour notre Mère Sainte Marie, nous ne cessons jamais d’être petits, parce qu’elle ouvre le chemin du Royaume des cieux, qui sera donné à ceux qui se font enfants 573 . Nous ne devons jamais nous éloigner de Notre Dame. Comment lui rendrons-nous hommage? En la fréquentant, en lui parlant, en lui démontrant notre affection, en considérant attentivement dans notre cœur les scènes de sa vie sur la terre, en lui racontant nos luttes, nos succès et nos échecs.
Nous découvrons ainsi, comme si nous les récitions pour la première fois, le sens des prières mariales que l’on a toujours récitées dans l’Église. Que sont l’Ave Maria et l’Angélus, sinon des louanges enflammées à la Maternité divine? Et dans le Saint Rosaire – cette dévotion merveilleuse que je ne me lasserai jamais de recommander à tous les chrétiens – les mystères de la conduite admirable de Marie, qui sont les mystères fondamentaux de notre foi, défilent dans notre tête et dans notre cœur.

291 L’année liturgique apparaît jalonnée de fêtes en l’honneur de Sainte Marie. Le fondement de ce culte se trouve dans la Maternité divine de Notre Dame, origine de la plénitude de dons de nature et de grâce dont la très Sainte Trinité l’a embellie. Celui qui aurait peur que le culte à la Très Sainte vierge puisse diminuer l’adoration due à Dieu ferait preuve d’une formation chrétienne bien pauvre, et de peu d’amour filial. Notre Mère, modèle d’humilité, a chanté: oui, désormais toutes les générations me diront bienheureuse, car le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses. Saint est son nom, et sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent 574 .
Les jours de fête de Notre Dame, soyons radieux dans nos marques d’affection; élevons plus souvent notre cœur vers elle pour lui demander ce dont nous avons besoin, en la remerciant de sa sollicitude maternelle et constante, et en lui recommandant les personnes que nous aimons. Mais si nous prétendons nous comporter en fils, tous les jours seront une occasion propice pour aimer Marie, comme tous les jours le sont pour ceux qui s’aiment vraiment.

292 Peut-être l’un d’entre vous pense-t-il maintenant que la journée ordinaire, le va-et-vient habituel de notre vie, ne se prête pas beaucoup à maintenir notre cœur attaché à une créature aussi pure que Notre Dame. Je vous invite à réfléchir un peu. Que cherchons-nous toujours, même sans y faire spécialement attention, dans tout ce que nous faisons? Quand l’amour de Dieu nous anime et que nous travaillons avec droiture d’intention, nous cherchons ce qui est bon, propre, ce qui apporte la paix à la conscience et le bonheur à l’âme. Les erreurs ne nous manquent pas? C’est vrai; mais précisément, reconnaître ces erreurs c’est découvrir avec davantage de clarté que notre objectif n’est pas une félicité passagère, mais profonde, sereine, humaine et surnaturelle.
Une créature a obtenu ce bonheur sur la terre, car elle est le chef-d’œuvre de Dieu: notre très Sainte Mère, Marie. Elle vit et nous protège, elle est à côté du Père, du Fils et de l’Esprit Saint, en corps et en âme. Celle-là même qui est née en Palestine, qui s’est donnée au Seigneur dès son enfance, qui a reçu l’annonce de l’archange Gabriel, qui a mis au monde Notre Sauveur, qui s’est trouvée avec lui au pied de la Croix.
Tous les idéaux trouvent leur réalité en elle; mais nous ne devons pas en conclure que sa sublimité et sa grandeur nous la rendent inaccessible et distante. C’est la pleine de grâces, la somme de toutes les perfections: et elle est Mère. Grâce à son pouvoir devant Dieu, elle nous obtiendra ce que nous lui demanderons; en tant que Mère elle veut nous l’accorder. Et en tant que Mère également elle connaît et comprend nos faiblesses, elle encourage, elle excuse, elle rend facile le chemin, elle a le remède toujours prêt, même quand il semble que rien n’est plus possible.

293 Comme les vertus surnaturelles grandiraient en nous, si nous parvenions à fréquenter vraiment Marie, qui est notre Mère! Ne craignons pas de lui répéter au long de la journée – avec le cœur, sans que les mots soient nécessaires – de petites prières, des oraisons jaculatoires. La dévotion chrétienne a réuni beaucoup de ces éloges enflammés dans les Litanies qui accompagnent le Saint Rosaire. Mais chacun est libre de les augmenter, de lui adresser de nouvelles louanges, de lui dire ce que, par une sainte pudeur qu’elle comprend et approuve, nous n’oserions pas exprimer à voix haute.
Je te conseille, pour terminer, de faire, si tu ne l’as pas encore faite, l’expérience personnelle de l’amour maternel de Marie. Il ne suffit pas de savoir qu’elle est Mère, de la considérer de cette façon, de parler ainsi d’elle. Elle est ta Mère et tu es son fils; elle t’aime comme si tu étais son fils unique en ce monde. Parle-lui en conséquence: raconte-lui tout ce qui t’arrive, honore-la, aime-la. Personne ne le fera pour toi aussi bien que toi, si tu ne le fais pas.
Je t’assure que si tu empruntes ce chemin, tu trouveras aussitôt tout l’amour du Christ: et tu te trouveras plongé dans cette vie ineffable de Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit. Tu y puiseras des forces pour accomplir entièrement la Volonté de Dieu, tu t’empliras de désirs de servir tous les hommes. Tu seras le chrétien que tu rêves d’être parfois: débordant d’œuvres de charité et de justice, joyeux et fort, compréhensif envers autrui et exigeant envers soi-même.
Telle est sans plus, la trempe de notre foi. Accourons à Sainte Marie, qui nous accompagnera d’un pas ferme et constant.

 «    VERS LA SAINTETÉ    » 

Homélie prononcée le 26 septembre 1967

294 Nous sommes bouleversés, notre cœur est profondément ému lorsque nous écoutons avec attention ce cri de saint Paul: voici quelle est la volonté de Dieu: c’est votre sanctification 575 . Je me le propose aujourd’hui une fois de plus et je vous le rappelle à vous aussi, et à l’humanité tout entière: la Volonté de Dieu, c’est que nous soyons des saints.
Pour apaiser les âmes, d’une paix véritable, pour transformer la terre, pour chercher Dieu notre Seigneur dans le monde et à travers les choses du monde, la sainteté personnelle est indispensable. Au cours de mes entretiens avec des personnes de tant de pays et des milieux sociaux les plus variés, l’on me demande souvent: " Qu’avez-vous à dire à ceux qui sont mariés? et à ceux qui travaillent à la campagne? et aux veuves? et aux jeunes? "
Je réponds systématiquement que je n’ai qu’une seule marmite pour tout le monde. Et je souligne d’ordinaire que Notre Seigneur Jésus-Christ a prêché la bonne nouvelle à tout le monde, sans aucune distinction. Une seule marmite et une seule nourriture: ma nourriture est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé et d’accomplir son œuvre 576 . Il appelle chacun à la sainteté et demande à chacun de l’amour: jeunes et vieux, célibataires et mariés, bien portants et malades, cultivés et ignorants, quel que soit leur lieu de travail, où qu’ils se trouvent. Il n’y a qu’une seule façon de grandir dans la familiarité et la confiance en Dieu: le fréquenter dans la prière, lui parler, lui manifester, de cœur à cœur, notre amour.

Parler à Dieu

295 Quand vous m’invoquerez, je vous écouterai 577 . Et nous l’invoquons en lui parlant, en nous adressant à lui. C’est pourquoi nous devons mettre en pratique cette exhortation de l’Apôtre: sine intermissione orate 578; priez toujours, quoi qu’il arrive. Non seulement avec le cœur, mais de tout votre cœur 579 .
Vous allez peut-être penser que la vie n’est pas toujours facile, que les chagrins, les peines et les tristesses ne manquent pas. Je vous répondrai toujours avec saint Paul, que ni mort, ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir ni puissance, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur 580 . Rien ne peut nous éloigner de la charité de Dieu, de l’amour et de la relation constante avec notre Père.
Recommander cette union continuelle avec Dieu, n’est-ce pas présenter un idéal si élevé qu’il se révèle inaccessible à la majorité des chrétiens? C’est vrai, le but est élevé, mais il n’est pas inaccessible. Le sentier qui conduit à la sainteté est un sentier de prière; et la prière doit prendre peu à peu dans l’âme, comme la petite graine qui deviendra plus tard un arbre feuillu.

296 Nous commençons par des prières vocales que, beaucoup d’entre nous ont répétées lorsque nous étions enfants: des phrases ferventes et simples, adressées à Dieu et à sa Mère, qui est notre Mère. Maintenant encore, matin et soir, non pas un jour, mais de façon habituelle, je renouvelle cette offrande que mes parents m’ont apprise: Notre Dame, ma Mère, je m’offre entièrement à vous. Et comme preuve de mon affection filiale, je vous consacre aujourd’hui mes yeux, mes oreilles, ma langue, mon cœur... N’est-ce pas là, en quelque sorte, un début de contemplation, la preuve manifeste d’un abandon confiant? Que se disent ceux qui s’aiment lorsqu’ils se rencontrent? Comment se comportent-ils? Ils sacrifient tout ce qu’ils sont et tout ce qu’ils ont pour la personne qu’ils aiment.
D’abord une oraison jaculatoire, puis une autre, et une autre... jusqu’à ce que cette ferveur semble insuffisante, tant les mots paraissent pauvres...: alors on donne libre cours à l’intimité divine, dans une contemplation de Dieu qui ne connaît ni repos, ni fatigue. Nous vivons alors comme des captifs, comme des prisonniers. Tandis que nous réalisons avec la plus grande perfection possible, malgré nos erreurs et nos limites, les occupations propres à notre condition et à notre métier, notre âme désire ardemment s’échapper. Elle va vers Dieu, comme le fer attiré par la force de l’aimant. L’on commence à aimer Jésus, de façon plus efficace, et à ressentir une tendre émotion.

297 Je vous délivrerai de la captivité, où que vous soyez 581 . Nous nous délivrons de l’esclavage par la prière: nous nous savons libres, nous élevant comme dans un chant d’amour – épithalame d’une âme ardente – qui nous pousse à désirer ne pas nous écarter de Dieu. C’est une nouvelle façon de marcher sur terre, une façon divine, surnaturelle et merveilleuse. Nous rappelant bien des écrivains espagnols du seizième siècle, peut-être voudrons-nous goûter nous aussi la saveur de ces mots: je vis parce que je ne vis pas: c’est le Christ qui vit en moi 582!
Nous acceptons avec joie la nécessité de travailler dans ce monde de nombreuses années durant, parce que Jésus a bien peu d’amis ici-bas. Ne refusons pas l’obligation de vivre, de nous dépenser jusqu’au bout au service de Dieu et de l’Église. Et cela en toute liberté: in libertatem gloriæ filiorum Dei 583 , qua libertate Christus nos liberavit 584; avec la liberté des enfants de Dieu, que Jésus-Christ nous a gagnée en mourant sur le bois de la Croix.

298 Il est possible que, dès le début, s’élèvent de gros nuages de poussière et qu’en même temps, recourant à un terrorisme psychologique violent et bien orchestré, véritable abus de pouvoir, les ennemis de notre sanctification entraînent vers la même direction absurde qu’eux, ceux qui avaient longtemps maintenu une autre ligne de conduite, plus normale et plus droite. Et bien que leur voix ressemble au son d’une cloche fêlée, fondue avec du mauvais métal, et bien différente du sifflement du pasteur, ils avilissent la parole, ce don qui est parmi les plus précieux que l’homme ait reçus de Dieu, ce cadeau somptueux, qui nous permet de manifester les pensées les plus élevées d’amour et d’amitié envers le Seigneur et envers ses créatures, au point de justifier ce que saint Jacques dit de la langue: c’est le monde du mal 585 . Il est vrai qu’elle peut causer beaucoup de mal: mensonges, dénigrements, outrages, mystifications, insultes, insinuations malveillantes.

La Très Sainte Humanité du Christ

299 Comment pourrons-nous franchir ces obstacles? Comment réussir à nous fortifier dans cette résolution qui commence à nous paraître bien lourde? En nous inspirant du modèle que la très Sainte Vierge, notre Mère, nous donne: une voie très large, qui passe forcément par Jésus.
Pour nous approcher de Dieu, nous devons emprunter la bonne voie: la Très Sainte Humanité du Christ. C’est pourquoi je conseille toujours la lecture de livres qui relatent la Passion du Seigneur. Ces écrits, pleins de piété sincère, rendent présent à notre esprit le Fils de Dieu, Homme comme nous et vrai Dieu, qui aime et qui souffre dans sa chair pour la Rédemption du monde.
Considérez une des dévotions le plus profondément enracinées chez les chrétiens, la récitation du Saint Rosaire. L’Église nous invite à en contempler les mystères: pour qu’avec la joie, la douleur, et la gloire de Sainte Marie, s’imprime dans notre tête et dans notre imagination l’exemple admirable du Seigneur, dans ses trente années d’obscurité, dans ses trois ans de prédication, dans sa Passion ignominieuse et dans sa glorieuse Résurrection.
Suivre le Christ: voilà le secret. L’accompagner de si près que nous vivions avec lui, comme ses douze premiers apôtres; de si près que nous nous identifiions à lui. Nous ne tarderons pas à affirmer, si nous ne mettons pas d’obstacle à l’action de la grâce, que nous nous sommes revêtus de notre Seigneur Jésus-Christ 586 . Le Seigneur se reflète en notre conduite comme dans un miroir. Si le miroir est tel qu’il doit être, il conservera le visage très aimable de notre Sauveur sans le défigurer, sans le caricaturer: et les autres pourront l’admirer, le suivre.

300 J’ai distingué quatre degrés dans cet effort pour nous identifier au Christ: le chercher, le trouver, le fréquenter, l’aimer.Peut-être vous rendrez-vous compte que vous en êtes à la première étape. Cherchez-le alors avec acharnement; cherchez-le en vous-mêmes de toutes vos forces. Si vous agissez avec cette opiniâtreté, j’ose vous garantir que vous l’avez déjà rencontré et que vous avez commencé à le fréquenter et à l’aimer, et à avoir votre conversation dans le ciel 587 .
Je prie le Seigneur pour que nous nous décidions à nourrir dans notre âme l’unique ambition noble, la seule qui en vaille la peine: aller à Jésus, comme sa Mère Bénie et le saint Patriarche y sont allés, avec un très grand désir, avec abnégation, sans rien négliger. Nous participerons au bonheur de l’amitié divine, dans un recueillement intérieur compatible avec nos devoirs professionnels et avec nos devoirs de citoyens, et nous le remercierons de la délicatesse et de la clarté avec lesquelles il nous apprend à accomplir la Volonté de notre Père qui habite dans les cieux.

301 N’oubliez pas qu’être avec Jésus c’est certainement rencontrer sa Croix. Lorsque nous nous abandonnons entre les mains de Dieu, il permet souvent que nous goûtions la douleur, la solitude, la contradiction, la calomnie, la diffamation, la moquerie au dedans de nous-mêmes et de l’extérieur, parce qu’il veut nous rendre conformes à son image et à sa ressemblance, et qu’il tolère aussi que l’on nous traite de fous et que l’on nous prenne pour des sots.
Le moment est alors venu d’aimer la mortification passive, qui se présente cachée ou, au contraire, effrontée et insolente, lorsque nous ne l’attendons pas. On en vient à blesser les brebis avec les pierres qui devraient être réservées aux loups: et celui qui veut suivre le Christ s’aperçoit à ses dépens que ceux qui devraient l’aimer adoptent envers lui un comportement qui va de la méfiance à l’hostilité, du soupçon à la haine. Ils le regardent de travers, comme si c’était un menteur, parce qu’ils ne croient pas qu’il puisse avoir des rapports personnels avec Dieu, une vie intérieure; ils sont en revanche pleins d’amabilité et de compréhension pour l’athée et pour l’indifférent, même si souvent, ceux-ci se conduisent d’une façon indisciplinée et impudente..
Le Seigneur permet peut-être que son disciple soit attaqué avec l’arme, peu honorable pour qui en use, des injures personnelles, des lieux communs, résultat tendancieux et coupable d’une propagande massive et mensongère: tout le monde n’a pas la chance d’être doué de bon goût et de mesure.
Il n’est pas étonnant que ceux qui soutiennent une théologie incertaine et une morale relâchée, sans freins, et qui pratiquent au gré de leur caprice personnel une liturgie douteuse, une discipline digne des hippies et un mode de gouvernement irresponsable, Il n’est pas étonnant qu’ils répandent jalousies, soupçons, dénonciations mensongères, offenses, mauvais traitements, humiliations, racontars et vexations en tout genre contre ceux qui ne parlent que de Jésus-Christ.
C’est ainsi que Jésus sculpte l’âme des siens, sans cesser de leur donner la sérénité et la joie intérieure, car ils savent très bien que les démons ne peuvent faire une vérité de cent mensonges réunis, et il grave en eux la conviction que c’est seulement lorsqu’ils se seront décidés à renoncer à tout confort qu’ils le trouveront.

302 En admirant et en aimant vraiment la Très Sainte Humanité de Jésus, nous découvrirons ses plaies une à une. Et dans ces moments de purification passive – moments pénibles, durs, qui nous arrachent des larmes à la fois douces et amères, que nous nous efforçons de cacher – nous aurons besoin de nous introduire dans chacune de ces très saintes blessures: pour nous purifier, pour nous réjouir dans ce Sang rédempteur, pour nous fortifier. Nous accourrons comme ces colombes qui, au dire de l’Écriture 588 , se blottissent dans les anfractuosités des rochers à l’heure de la tempête. Nous nous cachons dans ce refuge, pour trouver l’intimité du Christ: et nous verrons combien sa parole est affable et son visage aimable 589 , parce que ceux qui savent que sa voix est douce et agréable sont ceux qui ont reçu la grâce de l’Évangile qui leur fait dire: tu as les paroles de la vie éternelle 590 .

303 N’allons pas croire que, sur ce chemin de la contemplation, les passions se tairont à tout jamais. Nous nous tromperions si nous pensions que la quête ardente du Christ, le fait de le rencontrer, de le fréquenter, d’éprouver la douceur de son amour nous transformaient en personnes impeccables. Vous en avez l’expérience, mais permettez-moi cependant de vous le rappeler: l’ennemi de Dieu et de l’homme, satan, ne s’avoue pas vaincu, ne se repose pas. Il nous assaille, même quand notre âme brûle d’amour de Dieu. Il sait que la chute est alors plus difficile, mais que, s’il obtient que la créature offense son Seigneur, ne serait-ce qu’en peu de chose, il pourra alors lancer contre cette conscience la terrible tentation du désespoir.
Si vous voulez apprendre de l’expérience d’un pauvre prêtre qui ne veut parler que de Dieu, je vous conseillerais, lorsque la chair voudra recouvrer ses privilèges perdus ou que l’orgueil – ce qui est pire – se rebellera et se cabrera, d’aller vite vous réfugier dans ces fissures divines qu’ont ouvertes dans le Corps du Christ les clous qui l’ont fixé à la Croix et la lance qui a transpercé sa poitrine. Allez-y de la façon qui vous émeut le plus, et déversez dans les plaies du Seigneur tout votre amour humain... et votre amour divin. Voilà ce que signifie désirer l’union, se sentir frère du Christ, du même sang que lui, fils de la même Mère, parce que c’est elle qui nous a conduits jusqu’à Jésus.

La Sainte Croix

304 Désir d’adoration, soif de réparation dans une douceur paisible et dans la souffrance. L’affirmation du Christ deviendra vie de notre vie: qui ne prend pas sa croix et ne vient pas à ma suite n’est pas digne de moi 591 . Et le Seigneur se fait de plus en plus exigeant, il nous demande réparation et pénitence, au point de nous pousser à vouloir, d’un désir ardent, vivre pour Dieu, crucifié avec le Christ 592 . Mais ce trésor, nous le portons en des vases d’argile fragiles et délicats pour qu’on voie bien que cette extraordinaire puissance appartient à Dieu et ne vient pas de nous 593 .
Nous sommes pressés de toutes parts, mais non pas écrasés; ne sachant qu’espérer, mais non désespérés ou sans ressources; persécutés, mais non abandonnés; terrassés, mais non annihilés. Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus 594 .
Nous imaginons en outre que le Seigneur ne nous écoute pas, que nous nous sommes égarés, que seul le monologue de notre voix se fait entendre. Nous nous trouvons comme privés de soutien sur la terre et abandonnés du ciel. Cependant notre horreur du péché, même véniel, est bien réelle et pratique. Alors, avec l’entêtement de la Cananéenne, nous nous prosternons comme elle avec soumission pour l’adorer et supplier: Seigneur, viens à mon secours 595 . Et l’obscurité disparaîtra, chassée par la lumière de l’Amour.

305 C’est le moment de crier: souviens-toi des promesses que tu m’as faites, pour me remplir d’espérance; cela me console dans mon néant et remplit ma vie de force 596 . Notre Seigneur veut que nous comptions sur lui pour tout: nous voyons avec évidence que sans lui nous ne pouvons rien 597 , et qu’avec lui nous pouvons tout 598 . Notre décision de cheminer toujours en sa présence s’affermit 599 .
Possédant la clarté de Dieu dans notre intelligence, qui semble inactive, il nous paraît indéniable que, si le Créateur prend soin de tout, même de ses ennemis, à plus forte raison il prendra soin de ses amis! Nous nous persuadons de ce qu’il n’y a ni mal, ni contradiction qui ne serve au bien: c’est ainsi que s’affermissent dans notre esprit la joie et la paix, qu’aucune raison humaine ne pourra nous arracher, parce que ces visitations laissent toujours en nous quelque chose de spécifique, quelque chose de divin. Nous louerons Dieu notre Seigneur qui a réalisé en nous des œuvres admirables 600 . Et nous comprendrons que nous avons été créés avec la capacité de posséder un trésor infini 601 .

La Très Sainte Trinité

306 Nous avions commencé par ces prières vocales, simples, charmantes, apprises dans notre enfance et que nous aimerions ne jamais abandonner. La prière, qui a commencé avec cette naïveté enfantine suit maintenant un cours large, paisible et sûr au rythme de notre amitié avec Celui qui a affirmé: Je suis le Chemin 602 . Si nous aimons ainsi le Christ, si nous nous réfugions avec une audace divine dans la plaie que la lance a ouvert dans son côté, la promesse du Maître s’accomplira: si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole, et mon Père l’aimera et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure 603 .
Notre cœur a besoin alors de distinguer et d’adorer chacune des Personnes divines. L’âme fait en quelque sorte une découverte dans la vie surnaturelle, comme une créature qui ouvre peu à peu les yeux à l’existence. Et elle amorce un dialogue d’amour avec le Père, avec le Fils et avec l’Esprit Saint; et elle se soumet facilement à l’activité du Paraclet vivificateur, qui se donne à nous sans que nous le méritions: ce sont les dons et les vertus surnaturelles!

307 Nous avons couru comme le cerf, qui languit après l’eau vive 604; assoiffés, secs, la bouche en feu. Nous voulons boire à cette source d’eau vive. Sans rien faire d’extraordinaire, nous évoluons tout au long du jour dans cette abondante et limpide source aux eaux fraîches qui jaillissent jusqu’à la vie éternelle 605 . Les mots deviennent inutiles, parce que la langue n’arrive pas à s’exprimer. Alors le raisonnement se tait. On ne discourt plus: on se regarde! Et l’âme se met encore une fois à chanter un chant nouveau, parce qu’elle se sent et se sait aussi sous le regard aimant de Dieu, à tout instant.
Je ne parle pas de situations extraordinaires. C’est, ce peut très bien être, ce qui arrive d’ordinaire en notre âme: une folie d’amour qui, sans spectacle, sans excentricités, nous apprend à souffrir et à vivre, parce que Dieu nous accorde la Sagesse. Quelle sérénité, quelle paix alors, une fois engagés sur le chemin resserré qui mène à la vie 606!

308 Ascétique? Mystique? Cela m’est égal. Que ce soit de l’ascétique ou de la mystique, qu’est-ce que cela peut bien faire? C’est une faveur de Dieu. Si tu t’efforces de méditer, le Seigneur ne te refusera pas son assistance. Foi et œuvres de foi: des œuvres, parce que le Seigneur – tu as pu le constater depuis le début et je l’ai souligné en son temps – est de plus en plus exigeant. C’est déjà de la contemplation et c’est l’union: telle doit être la vie de beaucoup de chrétiens, bien qu’ils ne s’en soient même pas rendu compte, qui parcourent chacun son propre chemin spirituel, il y en a une infinité, au milieu des occupations du monde.
Une prière et une conduite qui ne nous écartent pas de nos activités habituelles, qui nous conduisent au Seigneur à travers ces nobles préoccupations terrestres. En élevant toute cette activité vers le Seigneur, la créature divinise le monde. J’ai parlé souvent du mythe du roi Midas qui convertissait en or tout ce qu’il touchait. Malgré nos erreurs personnelles, nous pouvons convertir en or de mérites surnaturels, tout ce que nous touchons.

309 Ainsi agit notre Dieu. Quand revient ce fils qui avait dépensé son argent en menant une vie dissolue et qui surtout avait oublié son père, celui-ci dit: vite, apportez la plus belle robe et l’en revêtez, mettez-lui un anneau au doigt et les chaussures aux pieds. Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons 607 . Dieu notre Père, quand nous accourons à lui avec repentir, tire richesse de notre misère et force de notre faiblesse. Que ne nous préparera-t-il pas, si nous ne l’abandonnons pas, si nous le fréquentons chaque jour, si nous lui adressons des mots affectueux, confirmés par nos actes, si nous lui demandons tout, confiants en sa toute-puissance et en sa miséricorde? Le seul fait que son fils soit retourné à lui après l’avoir trahi suffit pour qu’il prépare une fête: que ne fera-t-il pas pour nous qui nous sommes efforcés de rester toujours avec lui?
Effaçons donc de notre souvenir les offenses que l’on nous a faites, les humiliations dont nous avons souffert, aussi injustes, inciviles et grossières qu’elles aient été, parce qu’il n’est pas digne d’un fils de Dieu de tenir un registre pour présenter ses doléances. Nous ne pouvons oublier l’exemple du Christ. Nous ne pouvons pas changer notre foi chrétienne comme nous changeons de veste: elle peut s’affaiblir, se fortifier, nous pouvons la perdre. Grâce à cette vie surnaturelle, la foi se fortifie, et l’âme s’atterre de la misérable nudité humaine, quand elle est amputée du divin. Alors elle pardonne, elle remercie: mon Dieu, si je considère ma pauvre vie, je n’y trouve aucun motif de vanité, et moins encore d’orgueil; je n’y trouve que d’abondantes raisons pour vivre toujours humble et contrit. Je sais bien qu’il n’est pas plus grande noblesse que de servir.

Prière vivante

310 Je me lèverai donc, et parcourrai la ville. Dans les rues et sur les places, je chercherai celui que mon cœur aime... 608 . Et non seulement la ville: je courrai d’un bout du monde à l’autre – par tous les pays, par toutes les villes, par les chemins et les sentiers – pour obtenir la paix de mon âme. Et je la découvre dans mes occupations quotidiennes, qui ne sont pas pour moi un obstacle mais au contraire, une voie et un motif pour aimer Dieu de plus en plus et m’unir de plus en plus à lui.
Et lorsque la tentation du découragement, de la résistance, de la lutte, de la tribulation, d’une nouvelle nuit de l’âme nous assaille avec violence, le psalmiste met sur nos lèvres et dans notre intelligence ces mots: je suis avec lui dans la détresse 609 . Ô Jésus, comparée à ta Croix, que vaut la mienne? Comparées à tes blessures, que sont mes égratignures? Comparée à ton Amour immense, infini et pur, qu’est-ce que cette pauvre petite peine dont tu as chargé mes épaules? Et votre cœur, comme le mien, se remplissent d’une sainte avidité, quand nous lui avouons, par nos actes, que nous mourons d’Amour 610 .
Alors naît une soif de Dieu, un désir de comprendre ses larmes, de voir son sourire, son visage... J’estime que la meilleure façon de l’exprimer consiste à répéter de nouveau, avec l’Écriture: comme languit un cerf après l’eau vive, ainsi languit mon âme vers toi, mon Dieu 611 . Et l’âme avance, plongée en Dieu, divinisée: le chrétien est devenu un voyageur assoiffé, qui ouvre la bouche pour s’abreuver aux eaux de la fontaine 612 .

311 Dans cet abandon, le zèle apostolique s’enflamme, augmente chaque jour, communiquant son inquiétude aux autres, parce que le bien tend à se propager. Notre pauvre nature, si proche de Dieu, ne peut s’empêcher de brûler du désir de semer dans le monde entier la joie et la paix, de tout baigner dans les eaux rédemptrices qui jaillissent du Côté ouvert du Christ 613 , d’entreprendre et d’achever toutes les tâches par Amour.
Je vous parlais auparavant de douleurs, de souffrances, de larmes. Et je ne me contredis pas en affirmant que, pour un disciple qui cherche amoureusement le Maître, le goût des tristesses, des peines, des afflictions, est bien différent: elles disparaissent quand on accepte vraiment la volonté de Dieu et que l’on accomplit avec plaisir ses desseins, comme des enfants fidèles, même si l’on a l’impression que les nerfs vont craquer et que le supplice est insupportable.

Vie courante

312 Je tiens à affirmer de nouveau que je ne parle pas d’une façon extraordinaire de vivre en chrétien. Que chacun de nous médite ce que Dieu a fait pour lui et la façon dont il y a répondu. Si nous sommes courageux dans cet examen personnel, nous verrons ce qui nous manque encore. Je me suis ému hier en écoutant un catéchumène japonais raconter qu’il enseignait le catéchisme à des gens qui ne connaissaient pas encore le Christ. Et j’ai eu honte. Nous avons besoin de davantage de foi, de davantage de foi. Et, avec la foi, de contemplation.
Revenez lentement sur cet appel divin qui remplit l’âme d’inquiétude et lui apporte en même temps la douceur du miel: redemi te, et vocavi te nomine tuo: meus es tu 614; je t’ai racheté et je t’ai appelé par ton nom: tu es à moi! Ne volons pas à Dieu ce qui lui appartient. Un Dieu qui nous a aimés jusqu’au point de mourir pour nous, qui nous a choisis de toute éternité, avant la création du monde, pour que nous soyons saints en sa présence 615; et qui nous offre continuellement l’occasion de nous purifier et de nous donner à lui.
Et si nous avions encore quelque doute, nous recevons de ses lèvres une autre preuve: ce n’est pas vous qui m’avez choisi; mais c’est moi qui vous ai choisis et vous ai institués pour que vous alliez et que vous portiez du fruit et que demeure ce fruit 616 de votre travail d’âmes contemplatives.
Foi, foi surnaturelle, par conséquent. Quand la foi faiblit, l’homme tend à s’imaginer Dieu comme s’il était lointain, comme s’il se préoccupait à peine de ses enfants. Il voit dans la religion quelque chose de surajouté, pour les cas où il n’y a plus rien à faire; il attend sans trop savoir pourquoi des manifestations grandioses, des événements insolites. En revanche quand l’âme vit de foi, elle découvre que le chemin du chrétien ne l’éloigne pas de la vie humaine courante et habituelle. Et que cette grande sainteté, que Dieu nous demande, réside, ici et maintenant, dans les petites choses de chaque jour.

313 J’aime parler de chemin, parce que nous sommes des voyageurs, en route vers la maison du Ciel, vers notre Patrie. Mais souvenez-vous qu’un chemin, même s’il comporte des passages plus difficiles, même s’il nous oblige parfois à passer une rivière à gué ou à traverser un petit bois presque impénétrable, est le plus souvent tout ce qu’il y a de plus courant et sans surprises. La routine, voilà le danger: imaginer que Dieu ne se trouve pas là, dans l’activité de chaque instant, parce qu’elle est tellement simple, tellement ordinaire!
Les deux disciples se rendirent à Emmaüs. Leur allure était normale, comme celle de tant d’autres personnes qui passaient dans ces parages. Et c’est là, avec naturel, que Jésus leur apparaît et qu’il marche avec eux, engageant une conversation qui leur fait oublier leur fatigue. J’imagine la scène, la soirée déjà bien avancée. Une douce brise souffle. Autour d’eux, des champs semés de blé déjà levé, et les vieux oliviers aux branches argentées sous la faible lumière.
Jésus sur le chemin. Seigneur, tu es toujours grand! Mais tu m’émeus quand tu condescends à nous suivre, à nous chercher dans notre va-et-vient quotidien. Seigneur, accorde-nous la simplicité d’esprit; donne-nous un regard pur, une intelligence claire pour pouvoir te comprendre lorsque tu viens sans aucune marque extérieure de ta gloire.

314 À leur arrivée au bourg, le trajet s’achève et les deux disciples qui, sans s’en rendre compte, ont été blessés au plus profond de leur cœur par la parole et par l’amour de Dieu fait homme, regrettent qu’il s’en aille. Car Jésus prend congé d’eux en faisant semblant d’aller plus loin 617 . Il ne s’impose jamais, notre Seigneur. Une fois que nous avons entrevu la pureté de l’Amour qu’il a mis dans notre âme, il veut que nous l’appelions librement. Nous devons le retenir de force et le prier: reste avec nous, car le soir tombe et le jour déjà touche à son terme 618 , il commence à faire nuit.
Nous sommes ainsi: toujours peu audacieux, par manque de sincérité peut-être, ou par pudeur. Nous pensons au fond: reste avec nous, parce que les ténèbres entourent notre âme, et toi seul es la lumière, toi seul peux calmer cette soif qui nous consume. Parce que nous n’ignorons pas quelle est la première parmi toutes les choses belles et honnêtes: toujours posséder Dieu 619 .
Et Jésus reste avec nous. Nos yeux s’ouvrent comme ceux de Cléophas et de son compagnon, quand le Christ rompt le pain; et bien qu’il disparaisse à nouveau de notre vue, nous serons nous aussi capables de nous remettre en route – il commence à faire nuit –, pour parler de lui aux autres, parce qu’autant de joie ne tient pas dans un seul coeur.
Chemin d’Emmaüs. Notre Dieu a rempli ce nom de douceur. Et Emmaüs, c’est le monde entier, parce que le Seigneur a ouvert les chemins divins de la terre.

Avec les saints Anges

315 Je demande au Seigneur que, lors de notre séjour sur cette terre d’ici-bas, nous ne nous écartions jamais du voyageur divin. Nous devons pour cela augmenter notre amitié avec les saints anges gardiens. Nous avons tous un grand besoin de compagnie, de celle du Ciel et de celle de la terre. Ayez de la dévotion pour les saints anges! L’amitié est quelque chose d’humain, mais c’est aussi quelque chose de divin. Comme notre vie, qui est divine et humaine à la fois. Vous souvenez-vous de ce que dit le Seigneur: je ne vous appelle plus serviteurs, je vous appelle amis? 620 Il nous apprend à avoir confiance dans les amis de Dieu qui vivent déjà au Ciel, et dans les créatures qui vivent avec nous, et aussi dans celles qui semblent éloignées du Seigneur, pour les attirer sur le bon chemin.
Je terminerai en vous répétant ce que saint Paul disait aux Colossiens: nous ne cessons de prier pour vous et de demander à Dieu qu’il vous fasse parvenir à la pleine connaissance de sa volonté, en toute sagesse et intelligence spirituelle 621 . Sagesse que procurent la prière, la contemplation, l’effusion du Paraclet dans l’âme.
Vous pourrez ainsi mener une vie digne du Seigneur et qui lui plaise en tout: vous produirez toutes sortes de bonnes œuvres et grandirez dans la connaissance de Dieu; animés d’une puissante énergie par la vigueur de sa gloire, vous acquerrez une parfaite constance et endurance; avec joie vous remercierez le Père qui vous a mis en mesure de partager le sort des saints, dans la lumière; il nous a en effet arrachés à l’empire des ténèbres et nous a transférés dans le royaume de son Fils bien-aimé 622 .

316 Que la Mère de Dieu et notre Mère nous protège, afin que chacun d’entre nous puisse servir l’Église dans la plénitude de la foi, avec les dons de l’Esprit Saint et avec la vie contemplative. Que chacun accomplissant ses propres devoirs, que chacun dans son métier et sa profession, et dans l’accomplissement des obligations de son état, serve joyeusement le Seigneur.
Aimez l’Église, servez-la avec la joie consciente de qui a su se décider par Amour à ce service. Et si nous voyons que certains cheminent sans espérance, comme les deux disciples d’Emmaüs approchons-nous avec foi, non pas en notre nom, mais au nom du Christ, pour leur assurer que la promesse de Jésus ne peut manquer de se réaliser, qu’il veille toujours sur son Épouse: qu’il ne l’abandonne pas. Que les ténèbres passeront, parce que nous sommes enfants de la lumière 623 et que nous sommes appelés à une vie qui durera pour toujours.
Il essuiera toute larme de leurs yeux: de mort, il n’y en aura plus: de pleur, de cri et de peine, il n’y en aura plus, car l’ancien monde s’en est allé. Alors, Celui qui siège sur le trône déclara: " Voici que je fais l’univers nouveau. " Puis il ajouta: " Écris: Ces paroles sont certaines et vraies. " " C’en est fait, me dit-il encore; je suis l’Alpha et l’Omega, le Principe et la Fin; celui qui a soif, moi, je lui donnerai de la source de vie, gratuitement. Telle sera la part du vainqueur; et je serai son Dieu, et lui sera mon fils 624 . "


1 Saint Augustin, Sermo 51, 26 (Pl 38, 348)
2 Lc 4, 10
3 Vers la sainteté, n. 296
4 Sal 27, 8
5 Vie de prière, n. 247
6 L’amitié avec Dieu, n. 145
7 Vers la sainteté, n. 296
8 1Ts 4, 3. 9.
9 La grandeur de la vie ordinaire, n. 5
10 Ibidem, n. 7
11 Humilité, n. 108
12 La liberté, don de Dieu, n. 38
13 Humilité, n. 96
14 Jn 3, 30
15 Mt 11, 29
16 Humilité, n. 108
17 Vie de foi, n. 202
18 Vivre face à Dieu et face aux hommes, n. 173
19 Cf Chemin, n. 20 Vertus humaines, n. 89
21 Vers la sainteté, n. 294
22 Sur les pas du Seigneur, n. 140
23 Ce trésor qu’est le temps, n. 43
24 L’espérance du chrétien, n. 205
25 La grandeur de la vie ordinaire, n. 25
26 L’espérance du chrétien, n. 208
27 Travail de Dieu, n. 71
28 Vers la sainteté, n. 295
29 Vie de prière, n. 255
30 Ibidem n. 251
31 La liberté, don de Dieu, n. 33
32 Ibidem, n. 35
33 Saint Augustin, De vera religione, 14, 27 (PL 34, 134)
34 La grandeur de la vie ordinaire, n. 7
35 Vers la sainteté, n. 298
36 Humilité, n. 105
37 Vers la sainteté, n. 301
38 L’amitié avec Dieu, n. 143
39 Vivre face à Dieu et face aux hommes, n. 174
40 Afin que tous les hommes soient sauvés, n. 260
41 Vers la sainteté, n. 294
42 Ibidem, n. 313
43 Lc 24, 29
44 Vers la sainteté, n. 314
45 Ibidem, n. 314
46 Ibidem, n. 310
47 Ibidem, n. 313
48 Mt 25, 21
49 Vertus humaines, n. 75
50 Jn 15, 15
51 La liberté, don de Dieu, n. 35
52 Vie de prière, n. 247
53 Vers la sainteté, n. 300
54 Répons de la deuxième lecture de l’office de la Dédicace des Basiliques des saints Apôtres Pierre et Paul
55 Car ils verront Dieu, n. 183
56 Afin que tous les hommes soient sauvés, n. 258
57 Vie de foi, n. 200
58 Vers la sainteté, n. 316
* Le bienheureux Josémaria Escriva appelle l’Opus Dei association parce que, jusqu’en 1982, cette institution n’avait pas encore été érigée en prélature personnelle. Il est juste de signaler que, depuis les années trente, Mgr Escriva avait prévu que la formule juridique de l’Opus Dei devrait être recherchée parmi les institutions de juridiction personnelle et séculière, et que par la suite il guida l’Opus Dei vers cette solution juridique, qu’il avait préparée avant de mourir, en 1975