ENTRETIENS

 «    SPONTANÉITÉ ET PLURALISME DANS LE PEUPLE DE DIEU    » 

1 Nous voudrions entamer cette interview par une question qui suscite, dans de nombreux esprits, les interprétations les plus diverses: l'aggiornamento. Quel est, à votre avis, le véritable sens de ce mot, appliqué à la vie de l'Église?

– Fidélité. Pour moi, aggiornamento signifie avant tout: fidélité. Un mari, un soldat, un administrateur est d'autant meilleur mari, d'autant meilleur soldat, d'autant meilleur administrateur qu'il affronte plus fidèlement, à chaque instant, toute nouvelle circonstance de sa vie, et répond aux fermes engagements d'amour et de justice qu'il a pris un jour. Cette fidélité opérante, délicate et constante – qui est difficile, comme est difficile toute application de principes à la réalité changeante des contingences – est, pour cette raison même, la meilleure défense de la personne contre le vieillissement de l'esprit, l'aridité du cœur et la sclérose mentale.

Il en va de même pour la vie des institutions, et très singulièrement pour la vie de l'Église, qui obéit, non pas à un projet précaire de l'homme, mais à un dessein de Dieu. La Rédemption, le salut du monde sont nés de la fidélité aimante et filiale de Jésus-Christ – et de nous-mêmes avec Lui – à la volonté du Père céleste qui l'a envoyé. C'est pourquoi l'aggiornamento de l'Église – aujourd'hui comme à toute autre époque – est fondamentalement ceci: une réaffirmation joyeuse de la fidélité du Peuple de Dieu à la mission reçue, à l'Évangile.

Il est clair que cette fidélité – vivante et actuelle dans chaque circonstance de la vie des hommes – Peut exiger, et, en fait, a maintes fois exigé, au cours de l'histoire deux fois millénaire de l'Église, et récemment au concile Vatican II, des développements doctrinaux, dictés par l'événement, dans l'exposé des richesses du depositum fidei, de même que des changements appropriés et des réformes qui perfectionnent – dans leur élément humain, perfectible – les structures de l'organisation et les méthodes missionnaires et apostoliques. Mais il serait pour le moins superficiel de penser que l'aggiornamento consiste d'abord à changer, ou que tout changement aggiorna. Il suffit de songer qu'il ne manque pas de gens, en marge de la doctrine conciliaire et contrairement à elle, pour désirer aussi des changements qui feraient revenir plusieurs siècles en arrière – jusqu'à la période féodale pour le moins – le chemin progressif du Peuple de Dieu.

2 Le concile Vatican II a largement utilisé, dans ses documents, l'expression « Peuple de Dieu », pour désigner l'Église, et a mis ainsi en évidence la responsabilité commune de tous les chrétiens dans la mission unique de ce Peuple de Dieu. Quelles caractéristiques doit posséder, à votre avis, l'« opinion publique nécessaire dans l'Église » – dont parlait déjà Pie XII – pour refléter, en effet, cette responsabilité commune? Comment le phénomène de l'« opinion publique dans l'Église » est-il affecté par les relations particulières d'autorité et d'obéissance que l'on trouve au sein de la communauté ecclésiale?

– Je ne conçois pas qu'il puisse y avoir obéissance véritablement chrétienne, si cette obéissance n'est pas volontaire et responsable. Les fils de Dieu ne sont ni des pierres ni des cadavres; ce sont des êtres intelligents et libres, élevés tous au même ordre surnaturel, comme la personne qui commande. Mais on ne pourra jamais faire bon usage de l'intelligence et de la liberté – pour obéir autant que pour opiner – si l'on n'a pas la formation chrétienne suffisante. C'est pourquoi le problème de fond de l'« opinion publique nécessaire dans l'Église » équivaut au problème de la formation doctrinale nécessaire des fidèles. Certes, l'Esprit Saint distribue ses dons en abondance parmi les membres du Peuple de Dieu – qui sont tous coresponsables de la mission de l'Église –, mais cela n'exempte personne, bien au contraire, du devoir d'acquérir la formation doctrinale appropriée.

J'entends par doctrine la connaissance suffisante, que chaque fidèle doit avoir, de la mission totale de l'Église et de la participation particulière et, par conséquent, de la responsabilité spécifique qui lui incombe, à lui, dans cette mission unique. Tel est – comme l'a rappelé maintes fois le saint-père – le colossal travail de pédagogie que l'Église doit entreprendre en cette époque postconciliaire. C'est en rapport direct avec ce travail qu'il faut mettre, je pense – entre autres espérances qui sont aujourd'hui latentes au sein de l'Église –, la solution correcte du problème auquel vous faites allusion. Car ce ne seront certainement pas les intuitions plus ou moins prophétiques de quelques charismatiques sans doctrine, qui pourront assurer l'opinion publique nécessaire dans le Peuple de Dieu.

Quant aux formes d'expression de cette opinion publique, je ne considère pas que ce soit un problème d'organes ou d'institutions. L'instrument approprié peut en être aussi bien un Conseil pastoral diocésain que les colonnes d'un journal – même s'il n'est pas officiellement catholique – ou la simple lettre personnelle d'un fidèle à son évêque, etc. Les possibilités et les modalités légitimes, grâce auxquelles cette opinion des fidèles peut se manifester, sont très diverses, et il ne semble pas qu'on puisse ni doive les corseter en créant une nouvelle entité ou une nouvelle institution. Et moins encore s'il s'agissait d'une institution qui risquerait – c'est si facile – d'être monopolisée ou instrumentalisée, en fait, par un groupe ou une chapelle de catholiques officiels, quelle que fût la tendance ou l'orientation dont cette minorité s'inspirerait. Cela mettrait en péril le prestige même de la Hiérarchie et semblerait se moquer des autres membres du Peuple de Dieu.

3 Le concept de Peuple de Dieu, dont nous venons de parler, exprime le caractère historique de l'Église en tant que réalité d'origine divine, qui se sert également, dans son cheminement, d'éléments changeants et périssables. Dès lors, comment le prêtre doit-il mener son existence sacerdotale? Sur quel trait mettriez-vous l'accent, au moment présent, dans le personnage du prêtre, tel qu'il est décrit par le Décret Presbyterorum Ordinis?

– Je mettrais l'accent sur un trait de l'existence sacerdotale qui, précisément, n'appartient pas à la catégorie des éléments changeants et périssables. Je me réfère à la parfaite union qui doit s'opérer – et le Décret Presbyterorum Ordinis le rappelle à maintes reprises – entre consécration et mission du prêtre, ou, ce qui revient au même, entre vie personnelle de piété et exercice du sacerdoce ministériel, entre relations filiales du prêtre avec Dieu et relations pastorales et fraternelles avec les hommes. Je ne crois pas à l'efficacité ministérielle du prêtre qui n'est pas un homme de prière.

4 Certains secteurs du clergé sont inquiets de la présence, dans la société, du prêtre qui cherche – en s'appuyant sur la doctrine du Concile (Const. Lumen gentium, n° 31; Decr. Presbyterorum Ordinis, n° 8) – à s'exprimer au moyen d'une activité professionnelle ou ouvrière dans la vie civile, « prêtres au travail », etc. Nous aimerions connaître votre opinion à ce sujet.

– Je tiens à dire d'abord que je respecte l'opinion contraire à celle que je vais exprimer, encore que je la juge erronée pour de multiples raisons; et à dire aussi que mon affection et mes prières accompagnent ceux qui la défendent personnellement de tout leur zèle apostolique.

Je pense que, quand le sacerdoce est correctement exercé – sans timidité ni complexes qui témoignent ordinairement d'une absence de maturité humaine, et sans prééminence cléricale qui trahirait un sens assez pauvre du surnaturel –, le ministère du prêtre assure suffisamment par lui-même une présence légitime, simple et authentique, de l'homme-prêtre parmi les autres membres de la communauté humaine auxquels il s'adresse. D'ordinaire il n'en faudra pas davantage pour vivre en communion de vie avec le monde du travail, comprendre ses problèmes et participer à son sort. Mais ce qui, bien entendu, serait rarement efficace – pour être condamné d'avance à l'échec, par manque d'authenticité – ce serait de recourir au passeport ingénu de certaines activités laïques exercées en amateur, ce qui peut offenser, pour bien des raisons, le bon sens des laïcs eux-mêmes.

Le ministère sacerdotal est d'ailleurs – et davantage encore à notre époque où le clergé fait gravement défaut – un travail terriblement absorbant, qui ne permet pas, faute de temps, d'exercer une double activité. Les âmes ont tellement besoin de nous, même si beaucoup d'entre elles l'ignorent, qu'on n'y suffit jamais. On manque de bras, de temps, de forces. C'est pourquoi j'ai l'habitude de dire à mes prêtres que si l'un d'eux notait un jour qu'il a du temps de reste, il pourrait être certain, ce jour-là, de n'avoir pas bien accompli son sacerdoce.

Et remarquez qu'il s'agit, dans le cas de ces prêtres de l'Opus Dei, d'hommes qui, avant de recevoir les ordres sacrés, ont d'ordinaire exercé pendant des années une profession ou un métier dans la vie civile: ce sont des ingénieurs-prêtres, des médecins-prêtres, des ouvriers-prêtres, etc. Néanmoins, je n'en connais aucun qui ait jugé nécessaire – pour se faire écouter et estimer dans la société civile, parmi ses anciens collègues et compagnons – de s'approcher des âmes en tenant en main une règle à calcul, un stéthoscope ou un marteau pneumatique. Il est vrai que parfois ils exercent – d'une manière compatible avec les obligations de l'état clérical – leur profession ou leur métier respectifs. Cependant aucun d'eux ne pense que cela soit nécessaire pour s'assurer une « présence dans la société civile », mais bien pour d'autres motifs: charité sociale, par exemple, ou nécessité économique absolue, pour mettre en marche une œuvre apostolique. saint Paul, lui aussi, retournait parfois à son ancien métier de fabricant de tentes; mais jamais parce qu'Ananie lui aurait dit, à Damas, d'apprendre à fabriquer des tentes de manière à pouvoir ainsi prêcher dûment l'Évangile du Christ aux Gentils.

Bref – et notez que, par là, je ne préjuge en rien de la légitimité et de la droiture d'intention d'aucune initiative apostolique –, j'estime que l'intellectuel-prêtre et l'ouvrier-prêtre, par exemple, sont des personnages plus authentiques et plus conformes à la doctrine de Vatican II que le prêtre-ouvrier. Sauf pour ce qu'il représente d'activité pastorale spécialisée – qui sera toujours nécessaire –, le personnage classique du prêtre-ouvrier appartient maintenant au passé; un passé qui masquait à beaucoup le potentiel merveilleux de l'apostolat des laïcs.

5 On entend parfois formuler des reproches à l'égard de ces prêtres qui adoptent une attitude concrète, dans des problèmes à caractère temporel et plus spécialement à caractère politique. Beaucoup de ces attitudes, à la différence de ce qui se passait à d'autres époques, tendent généralement à défendre la liberté, la justice sociale, etc. Il est également certain que le propre du sacerdoce ministériel n'est pas d'intervenir activement dans ce domaine, sauf cas très rares. Mais ne croyez-vous pas que le prêtre doive dénoncer l'injustice, l'absence de liberté, etc., en tant qu'elles ne sont pas chrétiennes? Comment concilier concrètement ces deux exigences?

– Une partie essentielle du munus docendi du prêtre consiste à enseigner les vertus chrétiennes – toutes les vertus chrétiennes – ainsi que leurs exigences et leurs manifestations concrètes dans les diverses circonstances de la vie des hommes auprès desquels il exerce son ministère. De même qu'il doit enseigner à respecter et à estimer la dignité et la liberté dont Dieu a doté la personne humaine en la créant, et la dignité surnaturelle particulière que le chrétien reçoit par le baptême.

Aucun prêtre, qui accomplit ce devoir ministériel qui est le sien, ne pourra jamais être accusé – si ce n'est par ignorance ou mauvaise foi – de se mêler de politique. On ne pourrait même pas dire qu'en développant ces enseignements, il s'immisce dans la tâche apostolique spécifique qui incombe aux laïcs d'ordonner chrétiennement les structures et les tâches temporelles.

6 L'Église entière manifeste sa préoccupation envers les problèmes du Tiers Monde. À cet égard, on sait que l'une des plus grandes difficultés réside dans la pénurie de clergé et spécialement de prêtres autochtones. Que pensez-vous à ce sujet et, en tout cas, quelle est votre expérience dans ce domaine?

– Je pense en effet que l'accroissement du clergé autochtone est un problème d'une importance capitale pour assurer le développement – voire la permanence – de l'Église dans de nombreuses nations et spécialement dans ces pays qui traversent, pour l'instant, une crise de nationalisme exacerbé.

Quant à mon expérience personnelle, je dois dire que l'un des nombreux motifs que j'ai de rendre grâces au Seigneur, est de voir avec quelle saine doctrine, avec quelle vision universelle, catholique, et avec quelle volonté de servir – ils sont, bien entendu, meilleurs que moi – se forment et arrivent au sacerdoce, dans l'Opus Dei, des centaines de laïcs de diverses nations – aujourd'hui plus de quatre-vingts pays – où le développement du clergé autochtone s'impose avec urgence. Certains de ces prêtres ont accédé à l'épiscopat dans ces pays mêmes et ils y ont créé des séminaires florissants.

7 Les prêtres sont incardinés dans un diocèse et dépendent de l'ordinaire. Comment justifier qu'ils puissent appartenir à une association étrangère au diocèse et même de portée universelle?

– La justification est simple: c'est l'usage légitime d'un droit naturel – le droit d'association – que l'Église reconnaît aux clercs comme à tous les fidèles. Cette tradition séculaire (songez aux nombreuses associations, si méritoires, qui ont tant favorisé la vie spirituelle des prêtres séculiers) a été confirmée, à maintes reprises, par l'enseignement et les dispositions des derniers souverains pontifes (Pie XII, Jean XXIII et Paul VI) et, récemment encore, par le magistère solennel du concile Vatican II lui-même (cf. Décret Presbyterorum Ordinis, n° 8).

Il est intéressant de rappeler, à ce propos, que, dans la réponse donnée à un modus où il était demandé qu'il n'y eût d'autres associations sacerdotales que les associations instituées et dirigées par les évêques diocésains, la commission conciliaire compétente a repoussé cette requête – avec l'approbation subséquente de la Congrégation générale – et a motivé clairement son refus par le droit naturel d'association, qui appartient également aux clercs: « Non potest negari Presbyteris – y est-il dit – id quod laicis, attenta dignitate naturae humanae, Concilium declaravit congruum, utpote iuri naturali consentaneum » (Schema Decreti Presbyterorum Ordinis, Typis Polyglottis Vaticanis, 1965, p. 68).

En vertu de ce droit fondamental, les prêtres peuvent librement fonder des associations ou adhérer à celles qui existent déjà, pourvu qu'il s'agisse d'associations poursuivant des fins droites, en accord avec la dignité et les exigences de l'état clérical. La légitimité du droit d'association parmi les prêtres séculiers et l'aire où il s'exerce se comprennent fort bien – sans équivoques ni réticences, ni danger d'anarchie – si l'on tient compte de la distinction qui existe nécessairement, et doit être respectée, entre la fonction ministérielle du clerc et le domaine privé de sa vie personnelle.

8 Effectivement, le clerc, et concrètement le prêtre, intégré par le sacrement de l'Ordre à l'Ordo Presbyterorum, est constitué par droit divin en coopérateur de l'Ordre épiscopal. Dans le cas des prêtres diocésains, cette fonction ministérielle se matérialise, selon une modalité établie par le droit ecclésiastique, grâce à l'incardination – qui rattache le prêtre au service d'une église locale sous l'autorité de l'Ordinaire lui-même – et grâce à la mission canonique, qui lui confère un ministère déterminé au sein de l'unité du Presbyterium dont la tête est l'évêque. Il est donc évident que le prêtre dépend de son Ordinaire – par un lien sacramentel et juridique – pour tout ce qui regarde: l'assignation de son travail pastoral concret; les directives doctrinales et disciplinaires qu'il reçoit pour l'exercice de son ministère; la juste rétribution nécessaire; toutes les dispositions pastorales que l'évêque édicte pour la charge des âmes, le culte divin et les prescriptions du droit commun relatives aux droits et obligations qui dérivent de l'état clérical.

À côté de tous ces rapports nécessaires de dépendance – qui concrétisent juridiquement l'obéissance, l'unité et la communion pastorale que le prêtre doit entretenir délicatement avec son propre Ordinaire –, il y a aussi, et légitimement, dans la vie du prêtre séculier une sphère d'autonomie, de liberté et de responsabilité personnelles, au sein de laquelle le prêtre a les mêmes droits et obligations que les autres personnes dans l'Église: il se différencie, ainsi, tant de la condition juridique du mineur (cf. canon 89 du Codex Iuris Canonici) que de celle du religieux qui, en raison même de sa profession religieuse, renonce à l'exercice de tous ses droits personnels ou de certains d'entre eux.

C'est pour cette raison que le prêtre séculier, dans le cadre de la morale et des droits propres à son état, peut disposer et décider librement – d'une manière individuelle ou en association – en tout ce qui concerne sa vie personnelle, spirituelle, culturelle, matérielle, etc. Chacun est libre de se former culturellement selon ses préférences ou ses aptitudes. Chacun est libre d'entretenir les relations sociales qu'il désire, et peut ordonner sa vie comme bon lui semble, pourvu qu'il accomplisse dûment les obligations de son ministère. Chacun est libre de disposer de ses biens personnels comme il le juge en conscience opportun. À plus forte raison chacun est-il libre de suivre, dans sa vie spirituelle et ascétique et dans ses actes de piété, les impulsions que l'Esprit Saint lui insuffle, et de choisir – parmi les nombreux moyens que l'Église conseille ou permet – ceux qui lui paraissent les meilleurs en fonction de ses contingences personnelles et particulières.

Précisément, concernant ce dernier point, le concile Vatican II et de nouveau le pape Paul VI dans sa récente encyclique Sacerdotalis coelibatus ont loué et recommandé vivement les associations, tant diocésaines qu'inter-diocésaines, nationales ou universelles, qui – munies de statuts reconnus par l'autorité ecclésiastique compétente – stimulent le prêtre à la sainteté dans l'exercice de son propre ministère. L'existence de ces associations ne suppose, en effet, et ne peut supposer, en aucune manière – je l'ai déjà dit – un relâchement du lien de communion et de dépendance, qui unit tout prêtre à son évêque, ni de la fraternelle unité avec tous les autres membres du Presbyterium ni de l'efficacité de son travail au service de son église locale.

9 La mission des laïcs s'exerce, selon le Concile, dans l'Église et dans le monde. Il arrive fréquemment que cela ne soit pas compris correctement et que l'on ne s'attache qu'à l'un ou l'autre des deux termes. Comment expliqueriez-vous la tâche des laïcs dans l'Église et la tâche qu'ils doivent accomplir dans le monde?

– Je ne pense, en aucune façon, qu'il s'agisse là de deux tâches différentes, dès l'instant où la participation spécifique du laïc à la mission de l'Église consiste précisément à sanctifier ab intra – de manière immédiate et directe – les réalités séculières, l'ordre temporel, le monde.

La vérité est que le laïc, outre cette tâche qui lui est propre et spécifique, possède également – comme les prêtres et les religieux – une série de facultés, de droits et de devoirs fondamentaux qui répondent à la condition juridique de fidèle et qui trouvent logiquement à s'exercer à l'intérieur de la société ecclésiastique: participation active à la liturgie de l'Église, faculté de coopérer directement à l'apostolat de la Hiérarchie ou de conseiller cette dernière dans sa tâche pastorale, s'il y est invité, etc.

Ces deux tâches – la tâche spécifique qui incombe au laïc en tant que laïc et la tâche générique ou commune qui lui incombe en tant que fidèle – ne sont pas opposées, mais superposées, et elles ne sont pas contradictoires mais complémentaires. Fixer son attention sur la seule mission spécifique du laïc, en oubliant sa condition concomitante de fidèle, serait aussi absurde qu'imaginer un rameau, vert et fleuri, n'appartenant à aucun arbre. Oublier ce qui est spécifique, propre et particulier au laïc, ou ne pas comprendre suffisamment les caractéristiques de ces tâches apostoliques séculières et leur valeur ecclésiale, ce serait réduire l'arbre touffu de l'Église à la condition monstrueuse de simple tronc.

10 Vous dites et écrivez, depuis des années, que la vocation des laïcs consiste en trois choses: « Sanctifier le travail, se sanctifier dans le travail et sanctifier les autres par le travail. » Pourriez-vous préciser ce que vous entendez exactement par sanctifier le travail?

– C'est difficile à dire en quelques mots car cette expression implique des concepts qui sont au fondement même de la théologie de la Création. Ce que j'ai toujours enseigné – depuis quarante ans –, c'est que tout travail humain honnête, intellectuel ou manuel, doit être exécuté par le chrétien avec la plus grande perfection possible: perfection humaine (compétence professionnelle) et perfection chrétienne (par amour pour la volonté de Dieu et au service des hommes). Car, accompli de la sorte, ce travail humain, pour humble et insignifiante que paraisse la tâche, contribue à ordonner chrétiennement les réalités temporelles – à manifester leur dimension divine – et il est assumé et intégré par et dans l'œuvre prodigieuse de la création et de la rédemption du monde. Le travail est ainsi élevé à l'ordre de la grâce, il est sanctifié, devient œuvre de Dieu, operatio Dei, opus Dei.

En rappelant aux chrétiens les paroles merveilleuses de la Genèse – « Dieu a créé l'homme pour travailler » – nous avons fixé notre attention sur l'exemple du Christ, qui a passé la presque totalité de sa vie terrestre à travailler comme artisan dans un village. Nous aimons ce travail humain dont Il a fait sa condition de vie, qu'Il a cultivé et sanctifié. Nous voyons dans le travail – dans le noble effort créateur des hommes – non seulement l'une des plus hautes valeurs humaines, indispensable au progrès de la société et à l'ordonnance de plus en plus juste des rapports entre les hommes, mais encore un signe de l'amour de Dieu pour ses créatures et de l'amour des hommes entre eux et pour Dieu: un moyen de perfection, un chemin de sainteté.

C'est pourquoi le seul objectif de l'Opus Dei a toujours été de contribuer à ce qu'il y ait, au milieu du monde, au milieu des réalités et des aspirations séculières, des hommes et des femmes, de toutes races et de toutes conditions sociales, qui s'attachent à aimer et à servir Dieu et les autres hommes, dans et à travers leur travail ordinaire.

11 Le décret Apostolicam actuositatem, n° 5, affirmait clairement que la mission de l'Église tout entière est d'animer chrétiennement l'ordre temporel. Cette mission incombe donc à tous: à la hiérarchie, au clergé, aux religieux et aux laïcs. Pourriez-vous nous dire comment vous concevez le rôle, et les modalités, de chacun de ces secteurs de l'Église dans cette mission unique et commune?

– En réalité, la réponse se trouve dans les textes conciliaires eux-mêmes. Il appartient à la hiérarchie – cela fait partie de son magistère – d'indiquer les principes doctrinaux qui doivent présider à la réalisation de cette tâche apostolique et l'éclairer (cf. Const. Lumen gentium, n° 28; Const. Gaudium et spes, n° 43; Décr. Apostolicam actuositatem, n° 24).

Quant aux laïcs, qui travaillent au milieu des circonstances et des structures propres à la vie séculière, ils ont pour tâche immédiate et directe, spécifique, d'ordonner ces réalités temporelles à la lumière des principes doctrinaux énoncés par le magistère; tout en agissant, à la fois, avec l'autonomie personnelle nécessaire pour ce qui est des décisions concrètes qu'ils ont à prendre dans la vie sociale, familiale, politique, culturelle, etc. (Cf. Const. Lumen gentium, n° 31; Const. Gaudium et spes, n° 43; Décr. Apostolicam actuositatem, n° 7).

Et quant aux religieux, qui s'écartent de ces réalités et activités séculières pour embrasser un état de vie particulier, leur mission est de rendre publiquement un témoignage eschatologique, qui rappelle aux autres fidèles du Peuple de Dieu que cette terre n'est pas un domicile permanent (cf. Const. Lumen gentium, n° 44; Décr. Perfectae caritatis, n° 5). L'on ne saurait oublier, non plus, le service que rendent, pour animer chrétiennement l'ordre temporel, les nombreuses œuvres de bienfaisance, de charité et d'assistance sociale que tant de religieux et de religieuses accomplissent dans un esprit d'abnégation et de sacrifice.

12 Une caractéristique de toute vie chrétienne – quel que soit le chemin qu'elle emprunte pour s'accomplir – est « la dignité et la liberté des enfants de Dieu ». À quoi vous rapportez-vous donc, lorsque vous défendez, avec tant d'insistance, comme vous l'avez fait tout le long de votre enseignement, la liberté des laïcs?

– Je me rapporte exactement à la liberté personnelle, que possèdent les laïcs, de prendre, à la lumière des principes énoncés par le magistère, toutes les décisions concrètes d'ordre théorique ou pratique – par exemple, par rapport aux diverses options philosophiques, économiques ou politiques, aux courants artistiques ou culturels, aux problèmes de la vie professionnelle ou sociale, etc. – que chacun juge en conscience les plus appropriées et les plus conformes à ses convictions personnelles et à ses aptitudes humaines.

Cette sphère d'autonomie nécessaire, dont le fidèle catholique a besoin pour ne pas être en situation d'infériorité vis-à-vis des autres laïcs, et pour pouvoir réaliser efficacement sa tâche apostolique particulière au milieu des réalités temporelles, cette autonomie, dis-je, doit toujours être respectée par tous ceux qui exercent, dans l'Église, le sacerdoce ministériel. S'il n'en était pas ainsi – s'il s'agissait d'instrumentaliser le laïc à des fins qui dépassent les buts du ministère hiérarchique –, on verserait dans un anachronique et lamentable cléricalisme. On limiterait énormément les possibilités apostoliques du laïcat – le condamnant ainsi à une perpétuelle immaturité –, mais surtout on mettrait en péril – plus spécialement de nos jours – le concept même d'autorité et d'unité dans l'Église. Nous ne pouvons oublier que l'existence, parmi les catholiques eux-mêmes, d'un authentique pluralisme de jugement et d'opinion dans les domaines que Dieu laisse à la libre discussion des hommes, ne s'oppose pas à l'ordonnance hiérarchique et à l'unité nécessaire du Peuple de Dieu, mais bien au contraire les fortifie et les défend contre les impuretés éventuelles.

13 La vocation du laïc et celle du religieux étant si différentes dans leur réalisation pratique – encore qu'ils aient en commun, bien entendu, la vocation chrétienne – comment les religieux, dans leurs tâches d'enseignement, etc., peuvent-ils guider les chrétiens ordinaires dans une voie véritablement laïque?

– Cela est possible dans la mesure où les religieux – dont j'admire sincèrement le travail méritoire au service de l'Église – s'efforcent de bien comprendre les caractéristiques et les exigences de la vocation laïque à la sainteté et à l'apostolat au milieu du monde, et selon qu'ils les aiment et savent les enseigner à leurs élèves.

14 Il n'est pas rare, lorsqu'il est question du laïcat, que l'on oublie la présence de la femme et que l'on minimise ainsi son rôle dans l'Église. De même, lorsqu'on traite de la « promotion sociale de la femme », on l'entend d'ordinaire simplement comme présence de la femme dans la vie publique. Comment comprenez-vous la mission de la femme dans l'Église et dans le monde?

– Bien entendu, je ne vois pas la raison qu'il y a, quand on parle du laïcat – de sa tâche apostolique, de ses droits et devoirs, etc. –, de faire une distinction ou discrimination à l'endroit de la femme. Tous les baptisés – hommes et femmes – participent également à la dignité commune, à la liberté et à la responsabilité des enfants de Dieu. Il y a, dans l'Église, une unité radicale et foncière, que saint Paul enseignait déjà aux premiers chrétiens: Quicumque enim in Christo baptizati estis, Christum induistis. Non est Iudaeus, neque Graecus: non est servus, neque liber: non est masculus, neque femina (Ga 3, 26-28); il n'y a plus ni Juif ni Grec; il n'y a plus ni esclave ni homme libre; il n'y a plus ni homme ni femme.

Si l'on excepte la capacité juridique de recevoir les ordres sacrés – distinction qui doit être maintenue, à mon avis, pour de multiples raisons, également de droit divin positif –, j'estime qu'on doit reconnaître pleinement à la femme dans l'Église – dans sa législation, dans sa vie interne et dans son action apostolique – les mêmes droits et les mêmes devoirs qu'aux hommes: droit à l'apostolat, droit de fonder et de diriger des associations, de manifester son opinion librement en tout ce qui concerne le bien commun de l'Église, etc. Je sais que tout cela – qu'il n'est pas difficile d'admettre en théorie, si l'on considère les raisons théologiques bien claires qui viennent à l'appui – rencontrera, en fait, la résistance de certaines mentalités. Je me souviens encore de l'étonnement, voire du blâme, que suscitait chez certains – qui aujourd'hui tendent au mimétisme, en cela comme en tant d'autres choses – le fait que l'Opus Dei encourageait les femmes, appartenant à la section féminine de notre Association, à obtenir des grades académiques dans les sciences sacrées.

Je pense néanmoins que ces résistances et réticences iront diminuant peu à peu. Au fond, il ne s'agit que d'un problème de compréhension ecclésiologique: se rendre compte que l'Église n'est pas seulement formée de prêtres et de religieux, mais que les laïcs – hommes et femmes – sont, eux aussi, Peuple de Dieu et qu'ils ont, par droit divin, une mission propre à remplir et une responsabilité à assumer.

Je voudrais, cependant, ajouter qu'à mon sens l'égalité essentielle entre l'homme et la femme exige précisément que l'on saisisse à la fois le rôle complémentaire de l'un et de l'autre dans l'édification de l'Église et dans le progrès de la société civile: ce n'est pas en vain que Dieu les a faits homme et femme. Cette diversité doit être comprise, non pas dans un sens patriarcal, mais dans toute sa profondeur, si riche de nuances et de conséquences, et qui évite à l'homme la tentation de masculiniser l'Église et la société, et à la femme de concevoir sa mission, dans le Peuple de Dieu et dans le monde, comme une simple revendication de tâches que, jusqu'à présent, l'homme seul accomplissait et qu'elle peut tout aussi bien remplir. L'homme et la femme doivent donc, me semble-t-il, se sentir autant l'un que l'autre, et justement, les protagonistes de l'histoire du salut, mais l'un et l'autre de façon complémentaire.

15 On a fait observer que Chemin, bien que le livre fût édité en 1934 dans sa première version, renferme beaucoup d'idées qui étaient à l'époque « hérétiques » pour d'aucuns et qui n'en ont pas moins été reprises aujourd'hui par le concile Vatican II. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet? Quelles sont ces idées?

– Si vous me le permettez, nous en parlerons calmement une autre fois. Pour l'instant, je me bornerai à vous dire que je remercie le Seigneur, qui a daigné se servir de ces éditions de Chemin – dont le tirage en de nombreuses langues dépasse déjà deux millions et demi d'exemplaires – pour inculquer à des gens de races et de langues très diverses, ces vérités chrétiennes, qui devaient être confirmées par le concile Vatican II et qui portent la paix et la joie à des millions de chrétiens et de non-chrétiens.

16 Nous savons que, depuis de nombreuses années, vous vous êtes spécialement préoccupé de l'attention spirituelle et humaine des prêtres, surtout du clergé diocésain. Cette préoccupation, vous l'avez manifestée, tant que cela vous fut possible, par un intense travail de prédication et de direction spirituelle qui leur était destiné; et aussi, à partir d'un certain moment, en offrant aux prêtres qui se sentaient appelés – tout en demeurant pleinement diocésains et soumis comme avant à leurs Ordinaires – la possibilité de faire partie de l'OEuvre. Il nous intéresserait de connaître les circonstances de la vie de l'Église qui – indépendamment d'autres raisons – ont motivé ce souci. De même, pourriez-vous nous dire de quelle manière cette activité a pu et peut encore aider à résoudre certains problèmes du clergé diocésain ou de la vie ecclésiastique?

– Les circonstances de la vie de l'Église qui ont motivé et qui motivent cette préoccupation et cette activité de l'OEuvre – maintenant institutionnalisée – ne sont pas des circonstances plus ou moins accidentelles ou passagères; mais des exigences permanentes d'ordre spirituel et humain, intimement liées à la vie et au travail des prêtres diocésains. Je songe principalement au besoin qu'éprouvent ces prêtres. Besoin d'être aidés – dans un esprit ou par des moyens qui ne modifient en rien leur condition diocésaine – à chercher la sainteté personnelle à travers l'exercice de leur ministère. Pour répondre ainsi, dans un esprit toujours jeune et avec une générosité toujours plus large, à la grâce de la vocation divine qu'ils ont reçue, et pour prévenir avec prudence et promptitude les crises éventuelles, humaines et spirituelles, auxquelles peuvent aisément donner lieu divers facteurs: la solitude, les difficultés du milieu, l'indifférence, le manque d'efficacité apparent de leur travail, la routine, la fatigue, la négligence dans l'entretien et le perfectionnement de leur formation intellectuelle et même – c'est là l'origine profonde des crises d'obéissance et d'unité – le manque de vision surnaturelle dans leurs rapports avec l'Ordinaire et avec leurs frères en sacerdoce.

Les prêtres diocésains qui – usant légitimement du droit d'association – adhèrent à la Société Sacerdotale de la Sainte Croix, le font uniquement et exclusivement parce qu'ils désirent recevoir cette aide spirituelle, personnelle, d'une manière en tous points compatible avec les devoirs de leur état et de leur ministère; sans quoi, cette aide ne serait pas une aide, mais une complication, une gêne et un désordre.

L'esprit de l'Opus Dei a pour caractéristique essentielle, en effet, de ne retirer personne de sa place – unusquisque, in qua vocatione vocatus est, in ea permaneat (1Co 7, 20) –. Il pousse chacun, au contraire, à accomplir les tâches et les devoirs de son état, de sa mission dans l'Église et dans la société civile, le plus parfaitement possible. C'est pourquoi lorsqu'un prêtre adhère à l'OEuvre, il ne modifie et n'abandonne en rien sa vocation diocésaine – consécration au service de l'église locale dans laquelle il est incardiné, pleine dépendance à l'égard de l'ordinaire, spiritualité séculière, union avec les autres prêtres, etc. – Au contraire, il s'engage à vivre pleinement cette vocation, car il sait qu'il doit chercher la perfection dans l'exercice même, précisément, de ses obligations sacerdotales, en tant que prêtre diocésain.

Ce principe trouve, dans notre Association, une série d'applications pratiques d'ordre juridique et ascétique qu'il serait long de préciser. Je dirai simplement, à titre d'exemple, qu'à la différence d'autres associations, où l'on exige un voeu ou une promesse d'obéissance au supérieur, la dépendance des prêtres diocésains qui adhèrent à l'Opus Dei n'est pas une dépendance de régime, étant donné qu'il n'y a, pour eux, ni hiérarchie interne ni, par conséquent, danger de double lien d'obéissance, mais bien plutôt un rapport volontaire d'aide et d'assistance spirituelle.

Ce que ces prêtres trouvent dans l'Opus Dei, c'est, avant tout, l'aide ascétique continuelle qu'ils désirent recevoir d'une spiritualité séculière et diocésaine, et indépendante des changements personnels et circonstanciels qui peuvent survenir dans le gouvernement de leurs églises locales. Ils ajoutent ainsi à la direction spirituelle collective que l'évêque leur donne par sa prédication, ses lettres pastorales, ses conversations, ses instructions quant à la discipline, etc., une direction spirituelle personnelle, dévouée et qui se poursuit dans tous les lieux où ils peuvent se trouver, qui complète – en la respectant toujours comme un devoir grave – la direction commune impartie par l'évêque lui-même. À travers cette direction spirituelle personnelle – que le concile Vatican II et le magistère ordinaire ont tellement recommandée – on stimule, chez le prêtre, la vie de piété, la charité pastorale, l'entretien de la formation doctrinale, le zèle pour les apostolats diocésains, l'amour et l'obéissance qu'il doit à l'ordinaire, le souci des vocations sacerdotales et du séminaire, etc.

Les fruits de tout ce travail? Ils vont aux églises locales que servent ces prêtres. Et c'est de cela que se réjouit mon âme de prêtre diocésain, car j'ai eu, en outre, à maintes reprises, la consolation de voir avec quelle affection le pape et les évêques bénissent, souhaitent et favorisent ce travail.

17 À diverses reprises, en parlant des débuts de l'Opus Dei, vous avez dit que vous ne possédiez alors que « la jeunesse, la grâce de Dieu et la bonne humeur ». Vers les années 20, en outre, la doctrine du laïcat n'avait pas encore atteint le développement qu'on lui voit aujourd'hui. Néanmoins, l'Opus Dei est un phénomène tangible dans la vie de l'Église. Pourriez-vous nous expliquer comment il se fait que, jeune prêtre, vous ayez eu la compréhension qui vous a permis de réaliser votre aspiration?

– Je n'ai eu, et je n'ai d'autre aspiration que celle d'accomplir la volonté de Dieu. Permettez-moi de ne pas entrer dans le détail des commencements de l'OEuvre – que l'Amour de Dieu me faisait pressentir dès 1917 –, car ces débuts sont intimement liés à l'histoire de mon âme et appartiennent à ma vie intérieure. La seule chose que je puisse vous dire est que j'ai agi, à tout moment, avec l'agrément et la bénédiction affectueuse du très cher évêque de Madrid, ce Madrid où est né l'Opus Dei, le 2 octobre 1928. Plus tard, toujours aussi avec l'approbation et l'encouragement du Saint-Siège et, dans chaque cas, de l'ordinaire du diocèse où nous opérions.

18 Certains, précisément parce que les laïcs de l'Opus Dei occupent des Postes influents dans la société espagnole, parlent de l'influence de l'Opus Dei en Espagne. Pourriez-vous nous expliquer quelle est cette influence?

– Tout ce qui sent la réclame personnelle me gêne profondément. Ce ne serait cependant plus de l'humilité, mais de l'aveuglement et de l'ingratitude envers le Seigneur – qui bénit si généreusement notre travail – que de ne pas reconnaître que l'Opus Dei exerce une réelle influence sur la société espagnole. Dans les pays où l'OEuvre travaille depuis plusieurs années – en Espagne, exactement depuis trente-neuf ans, car Dieu a voulu que notre Association y vît le jour – il est logique que cette influence ait pris une importance sociale grandissante à mesure que progressait notre travail.

De quelle nature est cette influence? Il est évident que, l'Opus Dei étant une association dont les fins sont spirituelles et apostoliques, son influence – en Espagne comme dans les autres pays des cinq continents où nous travaillons – ne peut être que de nature spirituelle, apostolique. De même que pour l'ensemble de l'Église – âme du monde –, l'influence de l'Opus Dei sur la société civile n'a pas de caractère temporel – social, politique, économique etc. –, même si elle a des répercussions sur le côté moral de toutes les activités humaines. C'est une influence d'ordre divers et supérieur, qui s'exprime par un verbe précis: sanctifier.

Et cela nous amène à parler des personnes de l'Opus Dei que vous appelez influentes. Pour une association dont le but est de faire de la politique seront influents ceux de ses membres qui occupent un siège au Parlement ou au Conseil des Ministres. Si l'association est culturelle, seront considérés comme influents les membres qui ont un nom dans la philosophie, ou les grands prix littéraires, etc. Si, en revanche, l'association se propose – comme c'est le cas de l'Opus Dei – de sanctifier le travail ordinaire des hommes, qu'il soit manuel ou intellectuel, il est évident qu'il faudra considérer comme influents tous ses membres, parce qu'ils travaillent tous – le devoir de travailler qui s'impose à tout homme éveille dans l'OEuvre des échos particuliers, quant à la discipline et à l'ascétisme – et parce que tous ses membres essaient de réaliser leur travail – quel qu'il soit – saintement, chrétiennement, dans un désir de perfection. Et donc, pour moi, le témoignage d'un de mes enfants, travailleur de la mine, parmi ses compagnons de travail est aussi influent – aussi important, aussi nécessaire – que celui d'un recteur d'université parmi les membres du corps professoral.

D'où vient donc l'influence de l'Opus Dei? Le simple examen de la réalité sociologique vous l'indique. Notre Association groupe des personnes de toute condition sociale, de toute profession, de tout âge et de toute situation: femmes et hommes, prêtres et laïcs, vieux et jeunes, célibataires et gens mariés, universitaires, ouvriers, paysans, employés, membres de professions libérales ou fonctionnaires, etc. Avez-vous pensé au pouvoir de rayonnement chrétien que représente une gamme aussi étendue et aussi variée de personnes, et davantage encore si elles se comptent par dizaines de milliers et sont animées d'un même esprit apostolique: sanctifier leur profession ou leur métier – dans le milieu social, quel qu'il soit, où elles évoluent –, se sanctifier dans ce travail et sanctifier par ce travail?

À ces apostolats personnels, il faut ajouter la croissance de nos œuvres collectives d'apostolat: résidences d'étudiants, centres de rencontres, université de Navarre, centres de formation pour ouvriers et paysans, instituts techniques, collèges, écoles de formation pour la femme, etc. Ces œuvres ont été et sont, indubitablement, des foyers d'où rayonne l'esprit chrétien et qui, fondées par des laïcs, dirigées comme un travail professionnel par des citoyens laïcs, égaux à leurs compagnons qui exercent la même tâche ou le même métier, et ouvertes à des personnes de toutes classes et conditions, ont sensibilisé de vastes couches de la société sur la nécessité de donner une réponse chrétienne aux questions que leur pose l'exercice de leur profession ou de leur emploi.

C'est tout cela qui donne du relief et de l'importance sociale à l'Opus Dei. Et non pas le fait que certains de ses membres occupent des postes humainement influents – chose qui ne nous intéresse pas le moins du monde et qui est, pour cette raison, laissée à la libre décision et à la responsabilité de chacun – mais le fait que tous, et la bonté de Dieu permet qu'ils soient nombreux, accomplissent des tâches – y compris les métiers les plus humbles – divinement influentes.

Et c'est logique; qui donc irait penser que l'influence de l'Église aux États-Unis a commencé le jour où fut élu président le catholique John Kennedy?

19 Parfois, en parlant de la réalité de l'Opus Dei, vous avez affirmé qu'elle est une « désorganisation organisée ». Pourriez-vous expliquer à nos lecteurs ce que signifie cette expression?

– Je veux dire par là que nous attachons une importance première et fondamentale à la spontanéité apostolique de la personne, à sa libre initiative et à sa responsabilité, guidées par l'action de l'Esprit; et non pas aux structures d'organisation, aux mandats, aux tactiques et aux plans imposés du sommet, siège de gouvernement.

Il existe, évidemment, un minimum d'organisation, avec un gouvernement central, qui agit toujours collégialement et qui a son siège à Rome, et des gouvernements régionaux, eux aussi, collégiaux chacun d'eux présidé par un conseiller. Mais toute l'activité de ces organismes est dirigée essentiellement vers une tâche: fournir aux membres l'assistance spirituelle que réclame leur vie de piété, et une formation spirituelle adéquate, doctrinale, religieuse et humaine. Après quoi, débrouillez-vous! Autrement dit: chrétiens, sanctifiez tous les chemins que parcourent les hommes, et qu'ils gardent le parfum du passage de Dieu.

Lorsqu'elle atteint cette limite, ce moment, l'Association comme telle a terminé sa tâche – celle en vue de laquelle, précisément, se réunissent les membres de l'Opus Dei –, elle n'a plus rien à faire, elle ne peut ni ne doit plus rien faire. Pas une indication de plus. Alors commence l'action personnelle, libre et responsable, de chaque membre. Chacun, avec une spontanéité apostolique, oeuvrant en toute liberté personnelle et se formant une conscience autonome face aux décisions concrètes qu'il doit prendre, essaie d'atteindre la perfection chrétienne et de témoigner chrétiennement dans son propre milieu, en sanctifiant son travail professionnel, intellectuel ou manuel. Naturellement, comme chacun prend ses décisions en toute autonomie dans sa vie séculière, parmi les réalités temporelles où il évolue, on trouve fréquemment des options, des jugements et des activités diverses. On aboutit, en un mot, à cette désorganisation bénie, à ce pluralisme juste et nécessaire, qui est une caractéristique essentielle du bon esprit de l'Opus Dei et qui m'a toujours paru la seule manière correcte et ordonnée de concevoir l'apostolat des laïcs.

Je dirai plus: cette désorganisation organisée apparaît jusque dans les œuvres mêmes, apostoliques, collectives, que l'Opus Dei réalise, dans le désir de contribuer également, en tant qu'association, à résoudre chrétiennement des problèmes qui affectent les communautés humaines dans les divers pays. Ces activités et initiatives de l'Association ont toujours un caractère directement apostolique, c'est-à-dire qu'il s'agit d'œuvres d'éducation, d'assistance et de bienfaisance. Mais, comme il est précisément dans notre esprit de stimuler les initiatives à la base, et comme les circonstances, les nécessités et les possibilités de chaque nation ou groupe social sont particulières, et d'ordinaire différentes entre elles, le gouvernement central de l'OEuvre laisse aux gouvernements régionaux – qui jouissent d'une autonomie pratiquement totale – le soin de décider, de promouvoir et d'organiser les activités apostoliques concrètes qu'ils jugent opportunes: depuis un centre universitaire ou une résidence d'étudiants jusqu'au dispensaire ou à la ferme-école pour paysans. Résultat logique: nous avons une mosaïque multicolore d'activités, une mosaïque organiquement désorganisée.

20 Cela dit, de quelle manière estimez-vous que la réalité ecclésiale de l'Opus Dei s'insère dans l'action pastorale de l'Église tout entière? Et dans l'oecuménisme?

– Une explication préalable me paraît s'imposer: l'Opus Dei n'est, ni ne peut être considéré comme une réalité liée au processus évolutif de l'état de perfection dans l'Église, il n'est pas une forme moderne ou aggiornata de cet état. En effet, ni la conception théologique du status perfectionis – que saint Thomas, Suarez et d'autres auteurs ont fixée définitivement dans la doctrine – ni les diverses concrétions juridiques que l'on a données à ce concept théologique n'ont rien à voir avec la spiritualité et la fin apostolique que Dieu a voulues pour notre Association. Qu'il suffise d'observer – car un exposé complet de la doctrine serait long – que l'Opus Dei ne s'inquiète, pour ses membres, ni de voeux, ni de promesses, ni d'aucune forme de consécration autre que la consécration que nous avons tous reçue par le baptême. Notre Association ne prétend nullement que l'on change d'état en venant à elle, que l'on cesse d'être un simple fidèle comme les autres, pour acquérir le status perfectionis particulier. Au contraire, ce qu'elle désire et poursuit, c'est que chacun fasse de l'apostolat et se sanctifie dans son propre état, au lieu même qu'il occupe dans l'Église et dans la société civile, et dans les mêmes conditions. Nous ne délogeons personne de l'endroit où il se trouve, nous n'éloignons personne de son travail ni de ses entreprises ni de ses nobles engagements d'ordre temporel.

La réalité sociale, la spiritualité et l'action de l'Opus Dei s'insèrent donc sur une branche très différente de la vie de l'Église: concrètement, sur le processus théologique et vital que suit le laïcat vers la pleine assomption de ses responsabilités ecclésiales, vers son mode particulier de participer à la mission du Christ et de son Église. Tel a été, au cours des quarante années ou presque d'existence de l'OEuvre, et tel est encore le souci constant – serein, mais puissant – où Dieu a voulu canaliser, dans mon âme et dans celles de mes enfants, le désir de Le servir.

Quels sont les apports de l'Opus Dei à ce processus? Le moment n'est peut-être pas très indiqué, historiquement, pour établir un bilan de ce genre. Encore qu'il s'agisse de problèmes sur lesquels s'est longuement penché – à ma plus grande joie – le concile Vatican II, et encore que bien des concepts et des situations qui ont trait à la vie et à la mission du laïcat aient reçu déjà du magistère une confirmation et une lumière suffisantes, il reste néanmoins un noyau considérable de questions qui constituent encore, pour l'ensemble de la doctrine, de véritables problèmes-limites de la théologie. Pour nous, au sein de l'esprit que Dieu a insufflé à l'Opus Dei et que nous essayons de vivre fidèlement – en dépit de nos imperfections personnelles –, la plupart des problèmes discutés nous paraissent déjà providentiellement résolus, mais nous ne prétendons pas que ces solutions soient les seules possibles.

21 Il y a, en même temps, d'autres aspects du même processus de développement ecclésiologique, qui représentent de magnifiques acquisitions doctrinales auxquelles indubitablement Dieu a voulu que contribue, pour une part qui n'est peut-être pas médiocre, le témoignage de l'Opus Dei, de sa vie et de son esprit, à côté d'autres apports précieux, d'initiatives et d'associations apostoliques non moins méritoires. Mais ce sont des acquisitions doctrinales qui demanderont peut-être pas mal de temps avant de s'incarner réellement dans la vie totale du Peuple de Dieu. Vous avez vous-même rappelé, dans vos questions précédentes, quelques-unes de ces acquisitions: le développement d'une authentique spiritualité laïque; la compréhension de la tâche ecclésiale particulière – non pas ecclésiastique ou officielle – propre aux laïcs; la distinction des droits et des devoirs du laïc en tant que laïc; les rapports hiérarchie-laïcat; l'égalité en dignité et la complémentarité des tâches de l'homme et de la femme dans l'Église; la nécessité d'aboutir à une opinion publique ordonnée dans le Peuple de Dieu, etc.

Tout cela constitue évidemment une réalité très fluide, et parfois non exempte de paradoxes. Une même chose, qui, formulée il y a quarante ans, scandalisait tout le monde, ou presque tout le monde, ne surprend presque plus personne aujourd'hui, mais, en revanche, très peu nombreux sont encore ceux qui la comprennent à fond et qui la vivent d'une manière ordonnée.

Je m'expliquerai mieux à l'aide d'un exemple. En 1932, exposant à mes fils de l'Opus Dei quelques-uns des aspects et conséquences de la dignité et de la responsabilité particulières que le baptême confère aux personnes, je leur écrivais dans un document: « Il faut repousser le préjugé suivant lequel les fidèles ordinaires ne peuvent rien faire d'autre qu'aider le clergé, dans des apostolats ecclésiastiques. Il n'y a aucune raison pour que l'apostolat des laïcs soit toujours une simple participation à l'apostolat hiérarchique: il leur incombe le devoir de faire, eux aussi, de l'apostolat. Et cela, non en vertu d'une mission canonique reçue, mais parce qu'ils font partie de l'Église; cette mission ils la remplissent à travers leur profession, leur métier, leur famille, leurs collègues, leurs amis. »

Personne aujourd'hui, dans l'Église, après les solennels enseignements de Vatican II, ne remettra sans doute en question l'orthodoxie de cette doctrine. Mais combien ont abandonné réellement leur conception unique de l'apostolat des laïcs comme action pastorale organisée de haut en bas? Combien, dépassant la conception monolithique de l'apostolat laïc, comprennent qu'il peut et qu'il doit même y en avoir un qui ne nécessite ni structures rigides et centralisées, ni missions canoniques, ni mandats hiérarchiques? Combien sont-ils ceux qui qualifient le laïcat de longa manus Ecclesiae? Ne confondent-ils pas en même temps, dans leur esprit, le concept d'Église Peuple de Dieu avec celui plus limité de hiérarchie? Ou encore, combien de laïcs comprennent-ils pleinement que, si ce n'est dans une communion délicate avec la hiérarchie, ils n'ont pas le droit de revendiquer leur sphère légitime d'autonomie apostolique?

De telles considérations pourraient être formulées par rapport à d'autres problèmes, car il y a beaucoup, beaucoup à faire encore, tant pour ce qui est de l'exposé doctrinal indispensable que pour ce qui est de l'éducation des consciences et même de la réforme de la législation ecclésiastique. je demande souvent au Seigneur – la prière a toujours été ma grande arme – que l'Esprit Saint assiste son Peuple, et spécialement la hiérarchie, dans l'exécution de ces tâches. Et je Lui demande également de se servir encore de l'Opus Dei, pour que nous puissions contribuer et aider, dans toute la mesure de nos forces, à ce difficile, mais magnifique processus de développement et de croissance de l'Église.

22 Comment l'Opus Dei s'insère-t-il dans 1'oecuménisme? me demandez-vous également. Je rapportais l'an dernier à un journaliste français – et je sais que l'anecdote a eu des échos, jusque dans des publications de nos frères séparés – qu'un jour, encouragé par l'accueil affable et paternel de Sa Sainteté, j'ai expliqué au pape Jean XXIII: « Saint-père, dans notre OEuvre, tous les hommes, catholiques ou non, ont toujours trouvé une demeure accueillante: je n'ai pas appris l'oecuménisme de Votre Sainteté. » Il eut un rire ému, car il savait que, dès 1950, le Saint-Siège avait autorisé l'Opus Dei à recevoir, comme coopérateurs, les non-catholiques et même les non-chrétiens.

Nombreux sont en effet – et il n'y manque même pas des pasteurs, voire des évêques de diverses confessions – les frères séparés qui se sentent attirés par l'esprit de l'Opus Dei et qui collaborent à nos apostolats. Et l'on assiste de plus en plus fréquemment – à mesure que les contacts se multiplient – à des manifestations de sympathie et d'intelligence cordiale, suscitées par le fait que les membres de l'Opus Dei se proposent d'accomplir dans leur vie, simplement et en toute responsabilité, les engagements et les exigences baptismales du chrétien, et qu'ils y concentrent leur spiritualité. La recherche de la sainteté chrétienne et de l'apostolat, en veillant à sanctifier le travail professionnel; le fait de vivre au milieu des réalités séculières en respectant leur autonomie, mais en les traitant dans un esprit et avec un amour qui sont propres aux âmes contemplatives; la primauté que, dans l'organisation de nos travaux, nous accordons à la personne, à l'action de l'Esprit dans les âmes, au respect de la dignité et de la liberté qui découlent de la filiation divine du chrétien; le fait de défendre, contre la conception monolithique et institutionnaliste de l'apostolat des laïcs, la légitime capacité d'initiative dans le respect nécessaire du bien commun: tout cela et d'autres aspects encore de notre façon d'être et de travailler sont des points d'accord faciles, où les frères séparés découvrent – vécues et éprouvées par les ans – une bonne partie des bases doctrinales sur lesquelles eux-mêmes et nous, les catholiques, avons fondé tant d'espoirs oecuméniques.

23 Pour changer de sujet, nous aimerions connaître votre opinion sur l'Église en ce moment. Comment la qualifieriez-vous exactement? Quel rôle peuvent à présent jouer, croyez-vous, les tendances qu'on a nommées, d'une manière générale, « progressiste » et « intégriste »?

– À mon sens, le moment présent de l'Église sur le plan doctrinal pourrait être qualifié de positif et, en même temps de délicat, comme il en va pour toutes les crises de croissance. Positif, sans aucun doute, car les richesses doctrinales du concile Vatican II ont placé l'Église tout entière – le Peuple sacerdotal de Dieu tout entier – face à une étape, extrêmement prometteuse, de fidélité renouvelée au plan divin de salut qui lui a été confié. Moment délicat aussi, car les conclusions théologiques auxquelles on a abouti, ne sont pas de caractère – si l'on permet l'expression – abstrait ou théorique. Il s'agit, au contraire, d'une théologie vivante, c'est-à-dire qui entraîne des applications immédiates et directes d'ordre pastoral, ascétique et disciplinaire, qui touchent au plus intime la vie interne et externe de la communauté chrétienne – liturgie, structures organisant la hiérarchie, formes apostoliques, magistère, dialogue avec le monde, oecuménisme, etc. – et, par conséquent, aussi, la vie chrétienne et la conscience même des fidèles.

L'une et l'autre réalités en appellent à notre âme: l'optimisme chrétien – la certitude joyeuse que l'Esprit Saint fera fructifier pleinement la doctrine dont il a enrichi l'Épouse du Christ – et aussi la prudence de la part de ceux qui cherchent ou gouvernent, parce que, spécialement de nos jours, l'absence de sérénité et de mesure dans l'étude des problèmes pourrait causer un dommage immense.

Quant aux tendances que vous appelez intégriste et progressiste, il m'est difficile de donner une opinion sur le rôle qu'elles peuvent jouer en ce moment, car, depuis toujours, j'ai repoussé la convenance et même la possibilité d'établir des catégories ou des simplifications de ce genre. Cette division – que l'on pousse parfois jusqu'au véritable paroxysme ou que l'on essaie de prolonger, comme si les théologiens et les fidèles en général étaient voués à une perpétuelle orientation bipolaire – me paraît obéir, au fond, à la conviction que le progrès doctrinal et vital du Peuple de Dieu résulte d'une tension dialectique permanente. Moi, en revanche, je préfère croire – de toute mon âme – à l'action de l'Esprit Saint, qui souffle où il veut et sur qui il veut.

 «    POURQUOI L'OPUS DEI EST-IL NE?    » 

24 Voudriez-vous expliquer la mission principale et les objectifs de l'Opus Dei? Sur quels précédents fondez-vous vos idées concernant l'association? Ou l'Opus Dei est-il une chose unique, entièrement nouvelle dans l'Église et la chrétienté? Peut-on le comparer aux ordres religieux et aux instituts séculiers ou encore aux associations catholiques, du genre, par exemple, de la Holy Name Society, des Chevaliers de Colomb, du Christopher Movement, etc.?

– L'Opus Dei se propose d'encourager des gens qui appartiennent à toutes les classes de la société à vivre la plénitude de la vie chrétienne au sein du monde. Autrement dit, l'Opus Dei entend aider les personnes qui vivent dans le monde – le citoyen ordinaire, l'homme de la rue – à mener une vie pleinement chrétienne, sans pour autant modifier leur mode normal d'existence, ni leur travail habituel, ni leurs rêves et aspirations.

Et donc, pour reprendre une phrase que j'écrivais il y a de nombreuses années, on peut dire que l'Opus Dei est à la fois ancien et nouveau comme l'Évangile. Il s'agit de rappeler aux chrétiens les paroles merveilleuses qu'on lit dans la Genèse: Dieu a créé l'homme pour qu'il travaille. Nous avons fixé les yeux sur l'exemple du Christ, qui a passé la quasi totalité de sa vie terrestre à travailler comme artisan dans un village. Le travail n'est pas seulement une des plus hautes valeurs humaines et le moyen par lequel les hommes doivent contribuer au progrès de la société: c'est encore un chemin de sanctification.

À quelles autres organisations pourrions-nous comparer l'Opus Dei? Il n'est pas facile de répondre à cette question, car si l'on tente de comparer entre elles des organisations qui ont des buts spirituels, on court le risque de ne retenir que des traits extérieurs ou des appellations juridiques et d'oublier ce qu'il y a de plus important: l'esprit qui leur donne vie et raison d'être.

Je me bornerai à vous dire, par rapport aux organisations que vous avec mentionnées, que l'Opus Dei est très éloigné des ordres religieux et des instituts séculiers et plus proche des institutions telles que la Holy Name Society.

L'Opus Dei est une organisation internationale de laïcs, dont font aussi partie des prêtres séculiers (une minorité très faible comparativement au nombre total des membres). Ses membres sont des gens qui vivent dans le monde, où ils exercent une profession ou un métier. Lorsqu'ils viennent à l'Opus Dei, ils n'abandonnent pas ce travail, mais, au contraire, ils cherchent une aide spirituelle afin de sanctifier ce travail habituel qu'ils transforment, en outre, en moyen de se sanctifier ou d'aider les autres à se sanctifier. Ils ne changent pas d'état – ils restent célibataires, mariés, veufs ou ils restent prêtres s'ils le sont – mais ils s'appliquent à servir Dieu et les autres hommes au sein même de cet état. L'Opus Dei n'exige ni voeux ni promesses. Ce qu'il demande à ses membres, c'est de s'efforcer, au milieu des déficiences et des erreurs inhérentes à toute vie humaine, de pratiquer les vertus humaines et chrétiennes, et de se savoir enfants de Dieu.

Si l'on tient absolument à faire une comparaison pour comprendre l'Opus Dei, le plus simple est de songer à la vie des premiers chrétiens. Ils vivaient à fond leur vocation chrétienne; ils recherchaient sérieusement la sainteté à laquelle ils étaient appelés par le fait, simple et sublime, du baptême. Ils ne se distinguaient pas extérieurement des autres citoyens. Les membres de l'Opus Dei sont des citoyens ordinaires; ils accomplissent un travail ordinaire; ils vivent au milieu du monde, y étant ce qu'ils sont: des citoyens chrétiens qui entendent satisfaire pleinement aux exigences de leur foi.

25 Permettez-moi d'insister sur le point des instituts séculiers. J'ai lu l'étude d'un canoniste connu, le Dr Julian Herranz, où il est affirmé que certains de ces instituts sont secrets et que beaucoup d'autres s'identifient pratiquement aux ordres religieux – on y porte un habit, on y abandonne le travail professionnel pour se consacrer aux mêmes buts que les religieux, etc. – au point que les membres ne voient aucun inconvénient à se considérer eux-mêmes comme des religieux. Quelle est votre pensée à ce sujet?

– L'étude sur les instituts séculiers à laquelle vous faites allusion a été, en effet, largement diffusée parmi les spécialistes. Le Dr Herranz y exprime, sous sa responsabilité personnelle, une thèse bien documentée; et quant aux conclusions de cette étude, je préfère garder le silence.

Tout ce que je puis dire, c'est que la façon dont ces instituts procèdent n'a rien à voir avec celle de l'Opus Dei, qui n'est ni secret ni comparable en rien, par son travail et par la vie de ses membres à un ordre religieux, car dans l'Opus Dei il n'y a, comme je viens de le préciser, que des citoyens ordinaires égaux aux autres citoyens, qui exercent librement toutes les professions et toutes les tâches honnêtes de l'homme.

26 Pouvez-vous me dire comment, depuis ses origines, l'Opus Dei s'est développé et a évolué, dans son caractère tout comme dans ses objectifs, au cours de cette période qui coïncide avec l'énorme changement dont nous sommes témoins au sein de l'Église elle-même?

– Dès le départ, le seul objectif de l'Opus Dei a été celui que je viens de vous indiquer: faire en sorte qu'il y ait, au milieu du monde, des hommes et des femmes de toutes races et de toutes conditions sociales, qui s'efforcent d'aimer et de servir Dieu et leurs semblables dans et par le travail ordinaire. Dès le début de l'OEuvre, en 1928, j'ai prêché que la sainteté n'est pas réservée à des privilégiés, mais que tous les chemins de la terre peuvent être divins: tous les états, toutes les professions, toutes les tâches honnêtes. Les implications de ce message sont nombreuses et l'expérience, au cours de la vie de l'OEuvre, m'a permis de les connaître de plus en plus profondément et avec toujours plus de nuances. L'OEuvre, modeste à sa naissance, s'est fortifiée normalement, d'une manière graduelle et progressive, comme grandit tout organisme vivant, tout ce qui se développe dans l'histoire.

Mais son objectif et sa raison d'être n'ont pas changé et ne changeront pas, quelque transformation que puisse subir la société, le message de l'Opus Dei étant que l'on peut se sanctifier dans n'importe quel travail honnête, quelles que soient les circonstances où on l'accomplit.

Aujourd'hui font partie de l'OEuvre des gens de toutes professions: non seulement des médecins, des avocats, des ingénieurs et des artistes, mais encore des maçons, des mineurs, des paysans; et de n'importe quel métier: depuis les metteurs en scène de cinéma et les pilotes d'avion à réaction jusqu'aux spécialistes de la haute coiffure. Pour les membres de l'Opus Dei, se mettre au goût du jour, comprendre le monde moderne, est une chose naturelle et instinctive, étant donné qu'ils vivent aux côtés des autres citoyens et qu'avec ces autres citoyens et au même titre qu'eux ils créent ce monde et contribuent à sa modernité.

L'esprit de notre OEuvre étant tel, nous nous sommes réjouis, vous le comprendrez, d'entendre le Concile déclarer solennellement que l'Église ne rejette ni le monde où elle vit, ni son progrès, ni son développement, mais qu'elle le comprend et qu'elle l'aime. Au surplus, une caractéristique essentielle de la spiritualité dans laquelle s'efforcent de vivre – depuis près de quarante ans – les membres de l'OEuvre, est de se savoir, à la fois, partie intégrante de l'Église et partie intégrante de l'État, chacun assumant donc pleinement, et en toute liberté, sa responsabilité individuelle de chrétien et de citoyen.

27 Pourriez-vous nous indiquer les différences qu'il y a entre la manière dont l'Opus Dei, en tant qu'association, remplit sa mission et celle dont les membres de l'Opus Dei, en tant qu'individus, remplissent la leur? Par exemple, en vertu de quels critères est-il décidé qu'un projet sera plus favorablement réalisé par l'Association – un collège ou un centre de rencontres – ou par des individus – une entreprise d'édition ou de commerce?

– L'Opus Dei a pour activité principale de donner à ses membres, et aux personnes qui le désirent, les moyens spirituels nécessaires pour vivre dans le monde en bons chrétiens. Il leur fait connaître la doctrine du Christ, les enseignements de l'Église; il leur insuffle une mentalité qui les amène à bien travailler par amour de Dieu et au service de tous les hommes. Il s'agit, en un mot, de se conduire en chrétien: en s'entendant avec tout le monde, en respectant la liberté légitime de chacun et en faisant en sorte que notre monde soit plus juste.

Chacun des membres gagne sa vie et sert la société grâce au métier qui était le sien avant d'entrer à l'Opus Dei, et qui le serait s'il n'appartenait pas à l'OEuvre. Ainsi, les uns sont mineurs, d'autres enseignent dans des écoles ou des universités, d'autres encore sont commerçants, ménagères, secrétaires, paysans. Il n'y a aucune activité humaine, pourvu qu'elle soit honnête, à laquelle ne puisse se livrer un membre de l'Opus Dei. Celui qui, avant son adhésion à l'OEuvre, travaillait, par exemple, dans une maison d'édition ou de commerce, continue à le faire par la suite. Et si, dans le cadre de ce travail ou de n'importe quel autre, il cherche un nouvel emploi ou s'il décide, avec ses collègues, de fonder une entreprise quelconque, il lui appartient d'y prendre librement des décisions, de recueillir personnellement les fruits de son occupation, et aussi bien d'en assumer la responsabilité personnelle.

Toute l'activité des dirigeants de l'Opus Dei se fonde sur un respect absolu de la liberté professionnelle de chacun, c'est là un point dont l'importance est capitale et dont dépend l'existence même de l'OEuvre. Cette liberté est donc fidèlement sauvegardée. Chaque membre peut exercer la profession qu'il exercerait s'il ne faisait pas partie de l'Opus Dei, de sorte que ni l'Opus Dei en tant que tel ni aucun des autres membres n'ont rien à voir avec le travail professionnel de chacun en particulier. Tous prennent un engagement, lorsqu'ils adhèrent à l'OEuvre: celui de s'appliquer à rechercher la plénitude de la vie chrétienne à l'occasion et par le moyen de leur travail, et à prendre une conscience plus claire du caractère de service rendu à l'humanité que doit revêtir toute vie chrétienne.

La mission principale de l'OEuvre – je vous l'ai déjà dit – est donc de former chrétiennement ses membres et les autres personnes qui souhaitent recevoir cette formation. Le désir de contribuer à la solution des problèmes qui affectent la société et auxquels l'idéal chrétien peut apporter tant de solutions, implique que l'OEuvre en tant que telle, collectivement, réalise certaines activités et prenne certaines initiatives. Le critère dans ce domaine est que l'Opus Dei, dont les fins sont exclusivement spirituelles, ne peut assumer collectivement que des tâches qui constituent clairement et immédiatement un service chrétien, un apostolat. Il serait absurde de penser que l'Opus Dei en tant que tel puisse se consacrer à l'exploitation des mines ou à des entreprises d'ordre économique, quelles qu'elles soient. Ses œuvres collectives sont, toutes, des activités directement apostoliques: écoles de formation paysanne, dispensaires installés dans une région ou un pays en voie de développement, centres destinés à la promotion sociale de la femme, etc. Autrement dit, des établissements d'assistance, d'éducation ou de bienfaisance, comme ceux que fondent, dans le monde entier, les institutions de toutes croyances.

Pour mener ces tâches à bien, l'Opus Dei compte d'abord sur le travail personnel de ses membres qui parfois s'y emploient entièrement. Et aussi sur le soutien généreux que nous apportent quantité de sympathisants, qu'ils soient chrétiens ou non. Certains sont attirés par des raisons spirituelles; d'autres, sans même partager ces vues apostoliques, estiment qu'il s'agit là d'initiatives qui tournent au bénéfice de la société et sont ouvertes à tous, sans discrimination de race, de religion ou d'idéologie.

28 Etant donné que l'on trouve des membres de l'Opus Dei dans les couches les plus diverses de la société et que certains d'entre eux sont au service ou à la tête d'entreprises ou de groupes parfois importants, ne peut-on penser que l'Opus Dei tente de coordonner ces activités suivant une certaine ligne politique, économique, etc.?

– En aucune façon. L'Opus Dei n'intervient jamais dans l'ordre politique; il est absolument étranger à toute tendance, à tout groupe ou régime politique, économique, culturel ou idéologique. Ses buts – je le répète – sont exclusivement spirituels et apostoliques. Il exige simplement de ses membres qu'ils vivent en chrétiens, qu'ils s'efforcent d'ajuster leur vie à l'idéal évangélique. Il ne s'immisce par conséquent, en aucune manière, dans les questions temporelles.

Si on ne le comprend pas, c'est sans doute qu'on ne comprend pas la liberté personnelle et qu'on ne parvient pas à distinguer entre les fins uniquement spirituelles, en vue desquelles on vient à l'OEuvre, et le très vaste champ des activités humaines – l'économie, la politique, la culture, l'art, la philosophie, etc. – où les membres de l'Opus Dei jouissent de la plus entière liberté et assument leur responsabilité personnelle.

Dès l'instant où ils adhèrent à l'OEuvre, tous savent parfaitement que leur liberté individuelle est réelle, de sorte que s'il arrivait que l'un d'entre eux fit pression sur les autres et tentât de leur imposer ses propres vues en matière politique, ou de les mettre au service d'intérêts humains, les autres s'insurgeraient et l'expulseraient sur-le-champ.

Le respect de la liberté de ses membres est une condition essentielle à la vie même de l'Opus Dei. Sans ce respect, personne ne viendrait à nous. Mieux encore: si d'aventure – cela ne se produit pas, ne s'est jamais produit et, avec l'aide de Dieu, ne se produira jamais – l'Opus Dei intervenait en matière politique ou en quelque autre activité humaine, le premier adversaire de l'OEuvre ne serait autre que moi.

29 L'Association insiste sur la liberté reconnue à chacun d'exprimer les convictions qu'il professe honorablement. Mais, pour reprendre ce sujet sous un autre angle, jusqu'à quel point pensez-vous que l'Opus Dei soit moralement obligé, en tant qu'association, d'exprimer des opinions concernant des questions capitales, séculières ou spirituelles, en public ou en privé? Y a-t-il des situations où l'Opus Dei mettrait son influence et celle de ses membres au service de principes qu'il considère comme sacrés, ainsi que le cas s'est présenté, récemment, pour appuyer la législation sur la liberté religieuse en Espagne?

– Dans l'Opus Dei, nous essayons, en tout temps et en toute chose, d'avoir les mêmes sentiments que l'Église du Christ: nous n'avons d'autre doctrine que celle que l'Église enseigne à tous ses fidèles. La seule particularité que nous ayons est un esprit propre, caractéristique de l'Opus Dei, c'est-à-dire une manière concrète de vivre l'Évangile, de nous sanctifier dans le monde et d'exercer un apostolat au moyen de la profession.

Il s'ensuit aussitôt que tous les membres de l'Opus Dei jouissent de la même liberté que les autres catholiques, liberté qui consiste à se former librement des opinions et à agir en conséquence. C'est pourquoi l'Opus Dei en tant que tel ne doit et ne peut exprimer d'opinion propre, et ne peut même en avoir. S'il s'agit d'une question pour laquelle il existe une doctrine définie par l'Église, l'opinion de chacun sera constituée par cette doctrine. S'il s'agit, en revanche, d'une question sur laquelle le magistère – le pape et les évêques – ne s'est pas prononcé, chacun des membres de l'Opus Dei reste libre d'avoir et de défendre l'opinion qui lui paraît la meilleure, et d'agir en conséquence.

En d'autres termes, le principe qui règle l'attitude des dirigeants de l'Opus Dei en ce domaine est le respect de la liberté d'option dans l'ordre temporel. C'est tout différent de l'abstentionnisme, puisqu'il s'agit de placer chacun des membres en face de ses responsabilités personnelles, en l'invitant à les assumer selon sa conscience et à se conduire en homme libre. C'est pourquoi il est mal venu de mentionner l'Opus Dei quand on parle de partis, de groupes ou de tendances politiques ou, en général, de tâches et d'entreprises humaines. Mieux encore: cela est injuste et presque calomnieux, car on peut en déduire faussement que les membres de l'OEuvre ont une idéologie, une mentalité ou un intérêt temporel en commun.

Certes, les membres de l'Opus Dei sont catholiques, et ces catholiques s'efforcent d'être conséquents avec leur foi. On peut les qualifier de la sorte, si l'on veut, à condition d'admettre que le fait d'être catholique n'implique pas que l'on forme un groupe, fût-ce dans l'ordre culturel ou idéologique et, a fortiori, dans l'ordre politique. Dès la fondation de l'OEuvre, et non seulement depuis le Concile, nous avons tenté de vivre un catholicisme ouvert, qui défend la légitime liberté des consciences, qui incline à traiter charitablement et fraternellement tous les hommes, catholiques ou non, et à collaborer avec tous, en participant aux nobles aspirations qui animent l'humanité.

Prenons un exemple. Devant le problème racial aux États-Unis, chacun dans l'OEuvre tiendra compte des clairs enseignements que l'Église dispense quant à l'égalité de tous les hommes et à l'injustice de toute discrimination. Chacun connaîtra les indications précises qu'ont données en l'espèce les évêques américains et se sentira lié par elles. Chacun défendra, par conséquent, les droits légitimes de tous les citoyens et s'opposera à toute situation ou projet discriminatoires. Il saura, en outre, qu'il ne suffit pas pour un chrétien de respecter le droit des autres, mais qu'il s'agit encore de voir en eux des frères, auxquels nous devons un amour sincère et un dévouement désintéressé.

L'Opus Dei, dans la formation qu'il procure à ses membres, insistera davantage sur ces idées dans les pays où elles s'appliquent que dans ceux où ce problème ne se pose pas concrètement ou se pose avec moins d'urgence. Ce dont l'Opus Dei s'abstiendra toujours, c'est de dicter, et même de suggérer, une solution concrète au problème. La décision d'appuyer tel ou tel projet de loi, de s'affilier à telle ou telle association – ou de ne s'affilier à aucune –, de prendre part ou non à telle ou telle manifestation, est laissée à l'appréciation de chacun. En fait, il apparaît partout que les membres n'agissent pas en bloc, mais en suivant un pluralisme normal.

Ces mêmes critères expliquent le fait que tant d'Espagnols de l'Opus Dei soient favorables au projet de loi sur la liberté religieuse dans leur pays, tel qu'il a été présenté récemment. Il s'agit évidemment d'une option personnelle – tout comme est personnelle l'opinion de ceux qui critiquent ce projet.Du moins nos membres ont-ils tous appris, selon l'esprit de l'Opus Dei, à aimer la liberté et à comprendre les hommes de toutes croyances. L'Opus Dei est la première association catholique qui, depuis 1950, avec l'autorisation du Saint-Siège, admet des coopérateurs non catholiques et non chrétiens, sans aucune discrimination et dans une même affection pour tous.

30 Bien entendu, vous n'ignorez pas que, dans certains secteurs de l'opinion publique, l'Opus Dei a la réputation d'être, dans une certaine mesure, discuté. Pouvez-vous me donner votre avis sur la raison pour laquelle il en est ainsi, et me dire notamment comment il est répondu à l'accusation concernant « le secret de conspiration » et « la conspiration secrète » qu'on relève souvent contre l'Opus Dei?

– Tout ce qui ressemble à l'éloge de soi me gêne profondément. Mais puisque vous me posez cette question, force m'est de vous dire que l'Opus Dei est, me semble-t-il, une des organisations catholiques qui comptent le plus d'amis dans le monde entier. Des millions de personnes, parmi lesquelles nombre de non-catholiques et de non-chrétiens, lui sont attachés et lui viennent en aide.

Par ailleurs, l'Opus Dei est une organisation spirituelle et apostolique. Si l'on oublie ce fait fondamental – ou si l'on refuse de croire à la bonne foi des membres de l'Opus Dei qui l'affirment – il est impossible de comprendre l'OEuvre. Et devant cette impossibilité, on invente des versions compliquées et des secrets qui n'ont jamais existé.

Vous parlez d'une accusation de secret. C'est de l'histoire ancienne. Je pourrais vous exposer, point par point, l'origine de cette accusation calomnieuse. Durant de nombreuses années, une puissante organisation, que je préfère ne pas nommer – nous l'aimons et l'avons toujours aimée – s'est attachée à travestir ce qu'elle ignorait. On s'obstinait à nous tenir pour des religieux et l'on se demandait pourquoi ne pensent-ils pas tous de la même manière? pourquoi ne portent-ils pas un habit ou un signe distinctif? Et on en tirait, illogiquement, la conclusion que nous constituions une société secrète.

Cela est aujourd'hui terminé, et toute personne moyennement informée sait qu'il n'y a aucun secret; que nous ne portons pas de signe distinctif, parce que nous ne sommes pas des religieux, mais des chrétiens ordinaires; que nous ne pensons pas tous de la même manière, parce que nous admettons le plus grand pluralisme dans tout ce qui est temporel et dans les questions théologiques où l'on est libre d'avoir une opinion. On a fini par mieux connaître la réalité et par surmonter une jalousie sans fondement, ce qui a mis fin à une triste situation doublée d'une opinion calomnieuse.

Il ne faut cependant pas s'étonner si, de temps à autre, les vieux mythes se réveillent, car nous essayons de travailler pour Dieu, en défendant la liberté personnelle de tous les hommes. Nous aurons donc toujours contre nous les sectaires – de tous bords – ennemis de cette liberté personnelle, d'autant plus agressifs s'il s'agit de personnes qui ne peuvent supporter la simple idée de religion, et plus encore s'ils s'inspirent d'une pensée religieuse empreinte de fanatisme.

Néanmoins, et par bonheur, la majorité des publications ne se contentent plus de répéter ces vieilles et fausses histoires; la plupart d'entre elles ont clairement conscience qu'être impartial, ce n'est pas diffuser des choses qui sont à mi-chemin entre la réalité et la calomnie, mais s'efforcer de refléter la vérité objective. Personnellement je pense que dire la vérité, c'est aussi une nouvelle « qui passe », spécialement lorsqu'il s'agit de renseigner sur l'activité des membres de l'Opus Dei ou des personnes qui collaborent avec celui-ci et qui tentent, en dépit d'erreurs personnelles – j'en commets et je ne m'étonne nullement que les autres en fassent autant –, d'accomplir une tâche au service de tous les hommes. Il est toujours intéressant de détruire les faux mythes. Je considère que tout journaliste a le grave devoir de se documenter correctement et de tenir son information à jour, dût-il parfois modifier des jugements antérieurs. Est-il donc si difficile d'admettre qu'une chose est propre, noble et bonne, sans y mêler de vieilles absurdités, tombées dans le discrédit?

Il est pourtant bien simple de s'informer sur l'Opus Dei. Partout, il travaille en plein jour et jouit de la reconnaissance juridique des autorités civiles et ecclésiastiques. Le nom de ses dirigeants et celui de ses fondations apostoliques sont parfaitement connus. Quiconque désire des renseignements sur notre OEuvre peut les obtenir sans difficulté: il suffit de prendre contact avec ses dirigeants ou de s'adresser à l'une de nos œuvres collectives. Vous-mêmes, vous êtes témoin que jamais aucun des dirigeants de l'Opus Dei, ou de ceux qui sont chargés de recevoir les journalistes, n'a manqué de faciliter la tâche des informateurs, de répondre à leurs questions ou de leur fournir la documentation voulue.

Aucun des membres de l'Opus Dei ni moi-même ne prétendons que tout le monde nous comprenne ou partage notre idéal spirituel. J'aime la liberté et que chacun suive sa voie. Mais il est évident que nous avons le droit élémentaire d'être respectés.

31 Comment expliquez-vous l'immense succès de l'Opus Dei et selon quels critères mesurez-vous ce succès?

– Quand une entreprise est surnaturelle, peu importent le succès ou l'échec, tels qu'on les entend d'ordinaire. saint Paul disait déjà aux chrétiens de Corinthe que ce qui l'intéressait, dans la vie spirituelle, ce n'était ni le jugement des autres ni notre propre jugement, mais celui de Dieu.

Certes, l'OEuvre est aujourd'hui universellement répandue: des hommes et des femmes de près de soixante-dix nationalités en font partie. Quand j'y songe, j'en suis moi-même surpris. Je n'y trouve aucune explication humaine; je n'y vois que la volonté de Dieu, car l'Esprit souffle où Il veut, et Il se sert de qui Il veut pour opérer la sanctification des hommes. Tout cela est pour moi un motif d'action de grâces, d'humilité, et l'occasion de prier Dieu qu'Il m'accorde de pouvoir toujours Le servir.

Vous me demandez aussi selon quel critère je mesure et juge les choses. La réponse est très simple: sainteté, fruits de sainteté.

L'apostolat le plus important de l'Opus Dei est celui que chaque membre réalise par le témoignage de sa vie et de sa parole, dans les contacts fréquents qu'il entretient avec ses amis et ses compagnons de travail. Qui peut mesurer l'efficacité surnaturelle de cet apostolat silencieux et humble? On ne saurait évaluer l'aide que fournit l'exemple d'un ami loyal et sincère, ou l'influence d'une bonne mère au sein de la famille.

Mais votre question porte peut-être aussi sur les apostolats collectifs qu'exerce l'Opus Dei, et elle suppose que, dans ce cas, on peut mesurer les résultats d'un point de vue humain, disons technique: telle école de formation ouvrière élève-t-elle socialement ceux qui la fréquentent? telle université donne-t-elle à ses étudiants la formation professionnelle et culturelle adéquate? Si votre question va dans ce sens, je vous dirai que le résultat peut s'expliquer en partie, parce qu'il s'agit de travaux réalisés par des gens qui en font une tâche professionnelle spécifique, en vue de laquelle ils se préparent comme quiconque entend faire œuvre sérieuse. Cela veut dire, entre autres choses, que ces entreprises ne sont pas conçues suivant des schémas préalables. On étudie dans chaque cas les besoins particuliers de la société où ces œuvres vont être implantées, de manière à les adapter aux exigences réelles.

Mais, je vous le répète, l'efficacité humaine n'est pas ce qui intéresse l'Opus Dei au premier chef. Le véritable succès, ou l'échec, tient au fait qu'humainement bien accomplies, ces œuvres permettent ou non à ceux qui les réalisent comme à ceux qui en bénéficient, d'aimer Dieu, de se sentir frères de tous les autres hommes et de manifester ces sentiments par un service désintéressé à l'humanité.

32 Voudriez-vous m'expliquer comment et pourquoi vous avez fondé l'Opus Dei et quels sont les événements que vous considérez comme les jalons principaux de son développement?

– Pourquoi? Les œuvres qui naissent de la volonté de Dieu n'ont d'autre « pourquoi » que le désir divin de les utiliser comme expression de Sa volonté de salut universel. Dès le premier instant, l'OEuvre était universelle, catholique. Elle ne naissait pas pour résoudre les problèmes concrets de l'Europe des années vingt, mais pour dire à des hommes et à des femmes de tous pays, de toutes conditions, races et langues, de tous milieux et de tous états – célibataires, gens mariés, veufs, prêtres –, qu'ils pouvaient aimer et servir Dieu sans cesser d'accomplir leur travail ordinaire, sans cesser de vivre au sein de leur famille, parmi leurs relations sociales, multiples et normales.

Comment l'Opus Dei a-t-il été fondé? Sans aucun moyen humain. J'avais vingt-six ans, de la bonne humeur et la grâce de Dieu m'accompagnait. l'OEuvre était certes modeste; ce n'était que l'aspiration d'un jeune prêtre, qui s'efforçait de faire ce que Dieu réclamait de lui.

Vous me demandez quels en furent les jalons principaux. Pour moi, chaque moment est fondamental dans l'OEuvre, chaque instant où, grâce à l'Opus Dei, une âme s'approche de Dieu et où un homme devient ainsi plus frère de ses frères les hommes.

Peut-être aimeriez-vous que je cite les heures cruciales. Bien que ce ne soient pas les plus importantes, je vous donnerai de mémoire quelques dates, plus ou moins approximatives. Dès les premiers mois de 1935, tout était prêt pour notre installation en France, à Paris exactement. Mais il y eut la guerre civile espagnole, suivie de la seconde guerre mondiale, et il fallut différer cette expansion. Comme il importait absolument de se développer, le délai ne fut pas long. Dès 1940, l'OEuvre s'implantait au Portugal. Coïncidant, ou presque, avec la fin des hostilités, bien que certains voyages aient eu lieu au cours des années antérieures, le travail commençait en Angleterre, en France, en Italie, aux États-Unis, au Mexique. Après quoi l'expansion suit un rythme progressif. À partir de 1949 et 1950, nous commençons en Allemagne, en Hollande, en Suisse, en Argentine, au Canada, au Venezuela et dans d'autres pays européens et américains. En même temps, l'OEuvre s'étend à d'autres continents: Afrique du Nord, Japon, Kenya et autres pays de l'Est africain, Australie, Philippines, Nigéria, etc.

J'aime aussi évoquer plus spécialement, comme dates capitales, les multiples occasions où l'affection des souverains pontifes s'est manifestée d'une manière tangible à l'égard de notre OEuvre. J'habite Rome en permanence depuis 1946, et j'ai eu ainsi l'occasion de rencontrer Pie XII, Jean XXIII et Paul VI. Tous trois m'ont toujours réservé un accueil empreint d'affection paternelle.

33 Seriez-vous d'accord pour dire, comme on le fait parfois, que l'ambiance particulière de l'Espagne, au cours des trente dernières années, a favorisé la croissance de l'OEuvre dans ce pays?

– Il y a peu d'endroits où nous ayons eu moins de facilités qu'en Espagne. C'est le pays – je regrette de devoir le dire, parce que j'aime profondément ma patrie – où il en a coûté le plus, en travail et en peine, pour que l'OEuvre prît racine. Elle était à peine née, qu'elle trouvait sur son chemin l'obstacle dressé par les ennemis de la liberté individuelle et par des gens si férus d'idées traditionnelles qu'ils ne parvenaient pas à comprendre la vie que menaient les membres de l'Opus Dei: citoyens ordinaires, s'efforçant de vivre pleinement leur vocation chrétienne sans quitter le monde.

Les œuvres collectives d'apostolat n'ont pas davantage rencontré, en Espagne, de facilités particulières. Des gouvernements de pays dont les citoyens ne sont pas en majorité catholiques ont aidé beaucoup plus généreusement que ne l'a fait l'Etat espagnol les centres d'enseignement et de bienfaisance fondés par les membres de l'Opus Dei. L'aide que ces gouvernements accordent ou peuvent accorder aux œuvres collectives de l'Opus Dei, comme ils l'accordent d'ordinaire à d'autres institutions du même ordre, ne constitue pas un privilège. C'est simplement la reconnaissance de l'utilité sociale qu'elles présentent et qui a pour effet de ménager les deniers publics.

L'expansion internationale de l'Opus Dei et de son esprit a trouvé un écho immédiat et un accueil favorable dans tous les pays. Si elle s'est heurtée à des difficultés, c'est en raison de faussetés qui émanaient précisément d'Espagne et qui étaient inventées par des Espagnols – par certains secteurs très précis de la société espagnole. D'abord, l'organisation internationale dont je vous parlais; mais il semble bien que ce soit là du passé et je ne garde rancune à personne. Puis, certaines gens qui ne comprennent pas le pluralisme, qui adoptent une attitude de groupe, quand ce n'est pas une mentalité bornée ou totalitaire, et qui se servent de leur qualité de catholiques pour faire de la politique. Certains, je ne m'explique pas pourquoi – pour des raisons faussement humaines, peut-être – semblent éprouver un malin plaisir à s'en prendre à l'Opus Dei, et comme ils disposent de grands moyens financiers – l'argent des contribuables espagnols – leurs attaques peuvent être diffusées par une certaine presse.

Vous attendez – je m'en rends parfaitement compte – que je vous cite des noms de personnes et d'institutions. Je n'en ferai rien pourtant et j'espère que vous en comprendrez le motif. Notre mission, celle de l'OEuvre et la mienne, n'est pas politique: mon métier est de prier. Et je m'en voudrais de rien dire que l'on pût même interpréter comme une ingérence dans la politique. Je dirai mieux: il m'en coûte beaucoup de parler de ces choses. Je me suis tu pendant près de quarante années et si le romps le silence aujourd'hui, c'est parce que je me vois forcé de dénoncer comme dénuées de tout fondement les interprétations tortueuses que certains essaient de donner d'une OEuvre qui est exclusivement spirituelle. C'est pourquoi, et bien que j'aie gardé le silence jusqu'à présent, je suis décidé à parler désormais, et s'il le faut de plus en plus clairement.

Pour en revenir au noeud de la question, si nombre de personnes de toutes les classes sociales, en Espagne comme ailleurs, se sont efforcées de suivre le Christ avec l'aide de l'OEuvre et suivant son esprit, l'explication n'en saurait être trouvée ni dans le milieu ni dans d'autres motifs extrinsèques. La preuve en est que ceux qui prétendent le contraire avec tant de légèreté, voient fondre leurs propres groupes, et les circonstances extérieures sont les mêmes pour tous. C'est peut-être aussi, humainement parlant, parce qu'ils forment des groupes et que nous, nous n'ôtons à personne la liberté individuelle.

Si l'Opus Dei est bien implanté en Espagne – comme au reste dans quelques autres nations – on peut en voir une cause secondaire dans le fait que notre travail spirituel a débuté, là-bas, il y a quarante ans et que – comme je l'expliquais tout à l'heure – la guerre civile espagnole, puis la guerre mondiale nous ont forcés de différer nos débuts dans d'autres pays. J'entends préciser néanmoins que, depuis des années, les Espagnols ne sont plus qu'une minorité dans l'OEuvre.

N'allez pas croire, j'insiste, que je n'aime pas mon pays ou que je ne me réjouisse pas profondément du travail que l'OEuvre y poursuit, mais il est désolant que des erreurs soient propagées sur l'Opus Dei et l'Espagne.

 «    L'APOSTOLAT DE L'OPUS DEI DANS LES CINQ CONTINENTS    » 

34 Certains ont parfois soutenu que l'Opus Dei était intérieurement organisé selon les normes des sociétés secrètes. Que faut-il penser d'une telle affirmation? Pourriez-vous, d'autre part, nous donner à cette occasion une idée du message que vous souhaitiez adresser aux hommes de notre temps en fondant l'OEuvre en 1928?

– Depuis 1928, je n'ai cessé de prêcher que la sainteté n'est pas réservée à des privilégiés et que tous les chemins de la terre peuvent être divins, car l'axe de la spiritualité propre de l'Opus Dei est la sanctification du travail ordinaire. Il faut repousser le préjugé que les fidèles courants ne peuvent guère que se limiter à aider le clergé dans des apostolats ecclésiastiques, et signaler que, pour atteindre cette fin surnaturelle, les hommes ont besoin d'être et de se sentir personnellement libres, de la liberté que Jésus-Christ nous a conquise, Pour prêcher et apprendre à pratiquer cette doctrine, je n'ai jamais eu besoin d'aucun secret. Les membres de l'OEuvre exècrent le secret, parce que ce sont des fidèles courants, des gens strictement identiques aux autres: en devenant membres de l'Opus Dei ils ne changent pas d'état. Il leur répugnerait de porter une affiche dans le dos disant: « Constatez que je me suis engagé au service de Dieu. » Ceci ne serait ni laïc ni séculier. Mais ceux qui connaissent et qui fréquentent les membres de l'Opus Dei savent qu'ils font partie de l'OEuvre, même s'ils ne le proclament pas, parce qu'ils ne le dissimulent pas non plus.

35 Vous serait-il possible, dans ces conditions, de nous brosser un rapide tableau des structures de l'Opus Dei à l'échelon mondial et de leur articulation avec le Conseil général que vous présidez à Rome?

Le Conseil général a son siège à Rome, indépendant pour chaque section: celle des hommes et celle des femmes (Annuario pontificio, 1966, pages 885 et 1226); un organisme analogue existe dans chaque pays, présidé par le conseiller de l'Opus Dei dans cette nation.

Ne pensez pas à une organisation puissante, capillairement étendue jusqu'au dernier recoin. Représentez-vous plutôt une organisation désorganisée, car le travail des directeurs de l'Opus Dei tend principalement à faire en sorte que parvienne à tous ses membres l'esprit authentique de l'Évangile – esprit de charité, d'entente, de compréhension, absolument étranger au fanatisme – grâce à une solide et nécessaire formation théologique et apostolique. Ensuite, chacun agit avec une entière liberté personnelle et, formant de façon autonome sa propre conscience, il s'efforce de rechercher la plénitude de la vie chrétienne et de christianiser son milieu, en sanctifiant son propre travail, intellectuel ou manuel, en toute circonstance de sa vie et dans son propre foyer.

D'autre part, la direction de l'OEuvre est toujours collégiale. Nous détestons la tyrannie, en particulier dans le gouvernement exclusivement spirituel de l'Opus Dei. Nous aimons la pluralité; le contraire ne pourrait conduire qu'à l'inefficacité, à ne rien faire ni laisser faire, à ne pas progresser.

36 L'article 484 de votre code religieux Chemin précise: « Ton devoir est d'être un instrument ». Quel sens doit-on attribuer à cette affirmation dans le contexte des questions précédentes?

Chemin un code? Non. J'ai écrit en 1934 une bonne partie de ce livre, en résumant mon expérience sacerdotale pour toutes les âmes – de l'Opus Dei ou non – dont je m'occupais. Je ne soupçonnais pas alors que trente ans plus tard il atteindrait une telle diffusion – des millions d'exemplaires – dans tant de langues. Ce n'est pas un livre écrit seulement pour les membres de l'Opus Dei; il est destiné à tous, même aux non-chrétiens. Chemin doit être lu avec un minimum d'esprit surnaturel, de vie intérieure et de souci apostolique. Ce n'est pas un code de l'homme d'action. Il prétend être un livre qui incite à aimer Dieu et à se rapprocher de Lui, et à servir tout le monde. Être un instrument, c'était là votre demande, comme l'apôtre Paul voulait l'être du Christ. Instrument libre et responsable; ceux qui veulent voir dans ses pages une finalité temporelle se trompent. N'oubliez pas qu'il est courant, chez les auteurs spirituels de tous les temps, de considérer les âmes comme des instruments dans les mains de Dieu.

37 L'Espagne occupe-t-elle une place préférentielle dans votre organisation? Est-elle le point de départ d'un programme plus ambitieux ou un simple secteur d'activité parmi tant d'autres?

– Parmi les quatre-vingts pays où se trouvent des personnes de l'Opus Dei, l'Espagne ne constitue qu'un pays et les Espagnols ne sont qu'une minorité. Géographiquement, l'Opus Dei est né en Espagne; mais, dès le début, ses fins étaient universelles. Au reste, j'ai mon domicile à Rome depuis vingt ans.

38 Le fait que certains membres de l'OEuvre soient présents dans la vie publique du pays n'a-t-il pas, dans une certaine mesure, politisé l'Opus Dei en Espagne? Ne compromettent-ils pas ainsi l'organisation et l'Église elle-même?

– Ni en Espagne ni en aucun autre endroit. J'insiste sur le fait que chacun dans l'Opus Dei travaille avec une entière liberté et sous sa responsabilité personnelle, sans compromettre ni l'Église ni l'OEuvre, car il ne s'appuie ni sur l'Église ni sur l'OEuvre pour mener à bien son activité propre.

Des gens formés à une conception militaire de l'apostolat et de la vie spirituelle tendront toujours à voir dans le travail libre et personnel des chrétiens une manière d'agir collective. Mais je vous dis, comme je n'ai cessé de le répéter depuis 1928, que la diversité d'opinions et de comportements dans le domaine temporel et dans le domaine théologique laissé à la libre discussion ne pose aucun problème: elle existe et existera toujours chez les membres de l'Opus Dei, représentant au contraire une manifestation de bon esprit, de vie honnête, de respect des opinions légitimes de chacun.

39 Ne croyez-vous pas qu'en Espagne, et en raison du particularisme inhérent à la race ibérique, un certain secteur de l'OEuvre pourrait être tenté d'utiliser sa puissance afin de satisfaire des intérêts particuliers?

– Vous formulez là une hypothèse dont je me risque à garantir qu'elle ne se présentera jamais dans notre OEuvre. Non seulement nous nous associons exclusivement pour des fins surnaturelles, mais encore, s'il arrivait qu'un membre de l'Opus Dei voulût imposer, directement ou indirectement, un critère temporel aux autres, ou se servir d'eux à des fins humaines, il serait expulsé sans ménagements, car les autres membres se révolteraient légitimement, saintement.

40 L'Opus Dei se flatte de toucher toutes les couches de la population en Espagne. Cette affirmation vaut-elle pour le reste du monde ou bien faut-il admettre que dans les autres pays les membres de l'Opus Dei se recrutent plutôt dans les milieux avertis, tels que les états-majors industriels, administratifs, politiques et les professions libérales?

– Parmi les membres de l'Opus Dei l'on trouve partout, en Espagne comme ailleurs, des gens de toutes conditions sociales: des hommes et des femmes, des vieux et des jeunes, des ouvriers, des industriels, des employés, des paysans, des membres des professions libérales, etc. C'est Dieu qui donne la vocation, et pour Lui il n'y a pas d'acception de personne.

Mais l'Opus Dei ne se flatte pas de quoi que ce soit: ce n'est pas à des forces humaines que les œuvres d'apostolat doivent leur croissance, mais au souffle du Saint-Esprit. Dans une association à fins temporelles, il serait logique de publier des statistiques ostentatoires sur le nombre, la condition et les qualités des membres, comme ont coutume de le faire les organisations qui recherchent un prestige humain; mais cette manière d'agir, quand on recherche la sanctification des âmes, ne fait que favoriser l'orgueil collectif: or, le Christ veut l'humilité pour tous et chacun des chrétiens.

41 Quel est l'état présent de l'OEuvre en France?

– Comme je vous le disais, le gouvernement de l'OEuvre dans chaque pays est autonome. La meilleure information sur le travail de l'Opus Dei en France, vous pouvez l'obtenir en interrogeant les directeurs de l'OEuvre dans ce pays.

Parmi les tâches que l'Opus Dei réalise collectivement, et dont il est responsable, il y a des résidences pour étudiants – comme la résidence internationale de Rouvray, à Paris; le centre culturel Veymont, à Grenoble – des centres de réunions et de rencontres – comme le centre de rencontres et l'école technique féminine de Couvrelles, dans le département de l'Aisne – etc. Mais je vous rappelle que les œuvres collectives sont ce qui est le moins important; le travail principal de l'Opus Dei est le témoignage personnel, direct, que donnent ses membres au milieu de leur propre travail ordinaire. C'est pourquoi une énumération n'a pas d'intérêt. Ne pensez pas au spectre du secret. Non! Les oiseaux qui sillonnent le ciel ne sont pas un secret et personne ne s'avise de les compter!

42 Quel est l'état présent de l'OEuvre dans le reste du monde?

– L'Opus Dei se trouve aussi à l'aise en Angleterre qu'au Kénya, au Nigéria qu'au Japon, aux États-Unis qu'en Autriche, en Irlande qu'au Mexique ou en Argentine; partout c'est le même phénomène théologique et pastoral, enraciné dans les âmes du pays. Il n'est pas ancré dans une culture déterminée, ni dans une époque précise de l'histoire. Dans le monde anglo-saxon, l'Opus Dei a, grâce à l'aide de Dieu et à la collaboration de nombreuses personnes, des œuvres apostoliques de divers types: Netherhall House, à Londres, se consacre plus spécialement aux étudiants afro-asiatiques; Hudson Center à Montréal, à la formation humaine et intellectuelle des jeunes filles; Nairana Cultural Center, aux étudiants de Sydney Aux États-Unis, où l'Opus Dei a commencé à travailler en 1949, on peut mentionner: Midtown, centre pour ouvriers dans un quartier du cœur de Chicago; Stonecrest Community Center, à Washington, destiné à la formation de femmes sans spécialisation professionnelle; Trimount House, résidence universitaire à Boston, etc. Une dernière remarque: l'influence de l'OEuvre, dans la mesure où elle existe dans chaque cas, sera toujours spirituelle et de caractère religieux, jamais temporelle.

43 Des sources diverses prétendent qu'une solide inimitié opposerait la plupart des ordres religieux et singulièrement la Compagnie de Jésus à l'Opus Dei. Ces bruits ont-ils le moindre fondement ou font-ils partie de ces mythes que la rumeur publique entretient souvent autour des problèmes dont elle n'a qu'une connaissance confuse?

– Bien que nous ne soyons pas des religieux, ni ne ressemblions à des religieux, et qu'il n'y ait aucune autorité qui puisse nous contraindre à l'être, dans l'Opus Dei nous vénérons et nous aimons l'état religieux. Je prie chaque jour pour que tous les vénérables religieux continuent à offrir à l'Église des fruits de vertus, d'œuvres apostoliques et de sainteté. Les rumeurs dont on a parlé sont des rumeurs. L'Opus Dei a toujours bénéficié de l'admiration et de la sympathie des religieux de tant d'ordres et de congrégations, en particulier des religieux et des religieuses de clôture, qui prient pour nous, nous écrivent fréquemment et font connaître notre OEuvre de mille manières, parce qu'ils se rendent compte de notre vie de contemplation au milieu des occupations de la cité. Le secrétaire général de l'Opus Dei, le Dr Alvaro del Portillo, estimait et était en relation avec le dernier général de la Compagnie de Jésus. Avec le général actuel, le P. Arrupe, je suis également en relation et je l'estime, et lui de même. Les incompréhensions, s'il y en avait, démontreraient peu d'esprit chrétien, car notre foi est faite d'unité, non de rivalités et de divisions.

44 Quelle est la position de l'OEuvre au regard du schéma de liberté religieuse défini par Vatican II, notamment en ce qui concerne l'Espagne où le projet « Castiella » reste toujours en suspens? Et que dire de ce fameux « intégrisme » quelquefois reproché à l'Opus Dei?

– Intégrisme? L'Opus Dei n'est ni à droite, ni à gauche, ni au centre. En tant que prêtre j'essaie d'être avec le Christ qui, sur la croix, ouvrit les deux bras et pas seulement un seul; je prends librement dans chaque groupe ce qui me convainc et rend mon cœur et mes bras accueillants pour toute l'humanité. Et chacun des membres de l'Opus Dei est souverainement libre de choisir les options qui lui semblent bonnes dans les limites assignées par la foi chrétienne.

Quant à la liberté religieuse, l'Opus Dei, depuis sa fondation, n'a jamais fait aucune discrimination: il travaille et vit en paix avec tous, parce qu'il voit dans chaque personne une âme à respecter et à aimer. Ce ne sont pas là que des mots; notre OEuvre est la première organisation catholique qui, avec l'autorisation du Saint-Siège, admette à titre de coopérateurs les non-catholiques, chrétiens ou non. J'ai toujours défendu la liberté des consciences. Je ne comprends pas la violence; elle ne me semble apte ni à convaincre ni à vaincre; l'erreur se dépasse par la prière, par la grâce de Dieu, par l'étude; jamais par la force, toujours par la charité. Vous comprendrez que, tel étant l'esprit que nous avons vécu dès le premier moment, les enseignements qu'a promulgués le Concile à ce sujet ne peuvent que me réjouir.

En ce qui concerne le projet auquel vous vous référez, il ne m'appartient pas de le résoudre, cela revient à la hiérarchie de l'Église en Espagne et aux catholiques de ce pays; à eux d'appliquer, en l'occurrence, l'esprit du Concile.

45 Il est des lecteurs de Chemin s'étonnant de l'affirmation contenue à l'article 28 de ce livre: « Le mariage est pour la troupe et non pour l'état-major du Christ ». Convient-il d'y voir une appréciation péjorative du couple qui se trouverait en contradiction avec le désir de l'OEuvre de s'inscrire dans le cadre des réalités vivantes du monde moderne?

– Je vous conseille de lire le numéro antérieur de Chemin où il est dit que le mariage est une vocation divine. Il n'était guère courant d'entendre cette affirmation aux alentours de 1925. Tirer les conséquences dont vous parlez du point suivant équivaudrait à ne pas comprendre mes paroles. Par cette métaphore je voulais recueillir ce qu'a toujours enseigné l'Église sur l'excellence et la valeur surnaturelle du célibat apostolique. Et rappeler en même temps à tous les chrétiens que, selon les mots de saint Paul, ils doivent se sentir milites Christi, soldats du Christ, membres de ce peuple de Dieu qui mène sur la terre une lutte divine de compréhension, de sainteté et de paix. Il y a dans le monde entier des milliers de ménages qui appartiennent à l'Opus Dei, ou qui vivent selon son esprit, sachant bien qu'un soldat peut être héroïque dans la même bataille où un général a fui honteusement.

46 Vous avez fixé votre résidence à Rome depuis 1946. Quels traits des souverains pontifes avec lesquels vous avez entretenu des relations se détachent le plus dans vos souvenirs?

– Pour moi, après la Très Sainte Trinité et notre Mère la Sainte Vierge, ce qui vient dans la hiérarchie de l'amour, c'est le pape. Je ne peux oublier que ce fut Sa Sainteté Pie XII qui approuva l'Opus Dei, alors que ce chemin de spiritualité apparaissait à plus d'un comme une hérésie; je n'oublie pas non plus que les premières paroles d'affection que je reçus à Rome, en 1946, me furent dites par celui qui était alors Mgr Montini. J'ai aussi très présent à l'esprit le charme affable et paternel de Jean XXIII, toutes les fois que j'ai eu l'occasion de lui rendre visite. Une fois je lui dis: « Dans notre OEuvre tous les hommes, catholiques ou non, ont toujours trouvé une place accueillante: je n'ai pas appris l'oecuménisme de Votre Sainteté. » Et le saint-père Jean se mit à rire, ému. Que voulez-vous que je vous dise? Tous les souverains pontifes ont toujours manifesté pour l'Opus Dei compréhension et affection.

47 J'ai eu l'occasion d'entendre, monseigneur, les réponses que vous donniez il y a un an et demi à un public de plus de deux mille personnes réuni alors à Pampelune. Vous insistiez sur la nécessité pour les catholiques de se conduire comme des citoyens responsables et libres, et « de ne pas vivre de leur appartenance à la religion catholique ». Quelle importance et quelle projection donnez-vous à cette idée?

– J'ai toujours été gêné par l'attitude de ceux qui font profession de s'appeler catholiques, ou de ceux qui veulent nier le principe de la liberté personnelle, sur laquelle repose toute la morale chrétienne.

L'esprit de l'OEuvre et celui de ses membres est de servir l'Église et toutes les créatures sans se servir de l'Église. J'aime que le catholique porte le Christ non pas dans son nom mais dans sa conduite, en donnant un témoignage réel de vie chrétienne. Le cléricalisme me répugne et je comprends qu'à côté d'un anticléricalisme mauvais, il existe un anticléricalisme sain, qui procède de l'amour du sacerdoce et qui s'oppose à ce que le simple fidèle ou le prêtre usent d'une mission sacrée à des fins temporelles. Mais je ne pense pas en cela me déclarer contre qui que ce soit. Il n'y a dans notre OEuvre aucun souci d'exclusivité, mais seulement le désir de collaborer avec tous ceux qui travaillent pour le Christ et avec tous ceux qui, chrétiens ou non, font de leur vie une splendide réalité de service.

Au reste, l'important n'est pas seulement la projection que j'ai donnée à cette idée, en particulier depuis 1928, mais celle que lui donne le magistère de l'Église. Il y a peu de temps, le Concile – causant une émotion inexprimable au pauvre prêtre que je suis – a rappelé à tous les chrétiens, dans la Constitution dogmatique De Ecclesia, qu'ils ont l'obligation de se sentir pleinement citoyens de la cité terrestre, en participant à toutes les activités humaines au mieux de leur compétence professionnelle, sans oublier l'amour qu'ils doivent à tous les hommes, et en recherchant la plénitude de la vie chrétienne à laquelle ils sont appelés par le simple fait d'avoir reçu le baptême.

 «    POURQUOI TANT DE PERSONNES COLLABORENT-ELLES AVEC L'OPUS DEI?    » 

48 Pouvez-vous nous dire si, ou jusqu'à quel point, l'Opus Dei obéit en Espagne à une orientation économique ou politique? Et dans l'affirmative, pourriez-vous la définir?

– L'Opus Dei n'a aucune orientation économique ou politique, ni en Espagne ni ailleurs. Certes, s'inspirant de la doctrine du Christ, ses membres défendent, en toute occasion, la liberté personnelle et le droit que tous les hommes ont de vivre et de travailler, d'être soignés en cas de maladie et durant leur vieillesse, de fonder un foyer, de mettre des enfants au monde, de les élever selon les dons de chacun, et d'être dignement traités en tant qu'êtres humains et que citoyens.

Mais l'OEuvre ne propose à ses membres aucune voie concrète, ni économique, ni politique, ni culturelle. Chacun a la pleine liberté de penser et d'agir comme bon lui semble dans ces domaines. Pour ce qui est d'ordre temporel, les membres de l'OEuvre sont on ne peut plus libres; l'Opus Dei accueille des gens de toutes les tendances politiques, culturelles, sociales et économiques que la conscience chrétienne peut admettre.

Pour mon compte, je ne parle jamais de politique. Ma mission en tant que prêtre est exclusivement spirituelle. Du reste, si jamais je venais à exprimer une opinion d'ordre temporel, les membres n'auraient aucune obligation de l'adopter.

Les dirigeants de l'OEuvre ne peuvent, en aucun cas, imposer un critère politique ou professionnel aux autres membres. S'il arrivait qu'un membre de l'Opus Dei essayât de le faire ou de se servir des autres membres à des fins humaines, il serait expulsé sans égards, car les autres s'insurgeraient légitimement.

Jamais je n'ai demandé et ne demanderai à aucun membre de l'OEuvre à quel parti il appartient ou quelle doctrine politique il professe: ce serait, à mes yeux, commettre un attentat contre sa liberté légitime. Et les dirigeants de l'Opus Dei font de même partout dans le monde.

Je sais, néanmoins, que parmi les membres de l'OEuvre – en Espagne comme dans tout autre pays – il y a, en fait, une grande variété d'opinions et je n'y trouve rien à redire. Je les respecte toutes, comme je respecterai toujours toute option temporelle que pourrait avoir un homme s'efforçant d'agir conformément à sa conscience.

Ce pluralisme ne constitue pas un problème pour l'OEuvre. Au contraire, c'est une manifestation de bon esprit, qui fait apparaître la liberté légitime de chacun.

49 Est-ce un mythe, une demi-vérité ou une réalité, que l'Opus Dei soit devenu en Espagne une puissance politique et économique grâce aux positions que ses membres occupent dans le monde de la politique et de l'économie?

– C'est simplement une erreur. La majorité des membres de l'OEuvre sont des gens de condition sociale ordinaire, voire modeste: ouvriers, employés, paysans, instituteurs, etc. On en connaît aussi certains – beaucoup moins nombreux – qui s'occupent de politique et d'économie. Les uns comme les autres agissent à titre exclusivement personnel, travaillent en toute autonomie et répondent personnellement de leurs activités.

Les buts de l'OEuvre sont uniquement spirituels. Que ses membres exercent ou non une influence sociale particulière, l'Opus Dei ne leur demande, à tous, qu'une seule chose: lutter afin de vivre une vie pleinement chrétienne. L'Opus Dei ne leur donne aucune directive sur la façon dont ils doivent accomplir leur travail. Il ne tente pas de coordonner leurs tâches. Il ne se sert point des charges qu'ils peuvent occuper.

En ce sens, l'OEuvre pourrait être comparée à un club sportif ou à une association de bienfaisance, qui n'a rien à voir avec les activités politiques ou économiques que peuvent déployer ses adhérents.

50 Si, comme l'assurent ses membres, l'Opus Dei est simplement une association religieuse où chaque individu est libre de suivre ses opinions personnelles, comment expliquez-vous la croyance, fort répandue, que l'Opus Dei est une organisation monolithique qui occupe des positions très précises dans les affaires temporelles?

– Il ne semble pas que cette opinion soit réellement fort répandue. Bon nombre d'organes, parmi les plus qualifiés de la presse internationale, ont reconnu le pluralisme des membres de l'OEuvre.

Il y a, certes, des gens qui ont propagé l'opinion erronée à laquelle vous faites allusion. Il se peut que d'aucuns, pour des motifs divers, aient diffusé cette idée, tout en sachant qu'elle ne répond pas à la réalité. Je pense que, dans beaucoup d'autres cas, l'erreur est due à un défaut de connaissance, causé peut-être par le manque d'information; on ne saurait s'étonner que des gens mal éclairés, qui n'ont pas grand intérêt à entrer personnellement en contact avec l'Opus Dei et à se renseigner convenablement, attribuent à l'OEuvre comme telle l'opinion de quelques-uns de ses membres.

Aucune personne, moyennement informée des affaires espagnoles, n'ignore que le pluralisme parmi les membres de l'OEuvre est une réalité. Vous-même, vous pourriez sûrement en donner des témoignages multiples.

L'erreur est due aussi, peut-être, au préjugé subconscient de gens qui ont une mentalité de parti unique, dans l'ordre politique ou dans l'ordre spirituel. Ceux qui nourrissent cette mentalité et veulent que tout le monde ait la même opinion qu'eux, éprouvent quelque peine à croire que d'autres soient capables de respecter la liberté d'autrui. Ainsi, ils attribuent à l'OEuvre le caractère monolithique de leurs propres groupes.

51 On croit généralement que, comme organisation, l'Opus Dei dispose d'une puissance économique considérable. Puisque l'Opus Dei développe, en fait, des activités d'ordre éducatif, de bienfaisance, etc., pourriez-vous nous expliquer comment il finance ces activités, c'est-à-dire où il trouve les fonds nécessaires, comment il les ordonne et les distribue?

– En effet, dans tous les pays où il travaille, l'Opus Dei développe des activités sociales, éducatives et de bienfaisance. Ce n'est cependant pas là la tâche principale de l'OEuvre; ce à quoi tend l'Opus Dei, c'est à ce que de nombreux hommes et femmes s'efforcent d'être de bons chrétiens et, par conséquent, des témoins du Christ au sein de leurs occupations ordinaires. Les centres auxquels vous faites allusion sont précisément ordonnés à cette fin. C'est pourquoi l'efficacité de notre tâche se fonde entièrement sur la grâce de Dieu et sur une vie de prière, de travail et de sacrifice. Mais il n'y a aucun doute que toute activité sociale, éducative, ou de bienfaisance doit recourir à des moyens financiers.

Chaque centre alimente sa trésorerie de la même manière que tout autre de son espèce. Les résidences d'étudiants, par exemple, perçoivent les pensions que paient les résidents; les collèges touchent les mensualités que versent les élèves; les écoles d'agriculture encaissent le produit de leurs ventes, etc. Il est clair, néanmoins, que ces entrées suffisent rarement à couvrir les frais d'un centre, surtout si l'on songe que toutes les œuvres de l'Opus Dei sont conçues dans un esprit apostolique et que la plupart d'entre elles s'adressent à des personnes économiquement faibles qui, dans de nombreux cas, ne versent, pour la formation qu'on leur dispense, que des sommes symboliques.

Pour rendre ces œuvres possibles, on compte également sur l'apport des membres, qui y destinent une partie de l'argent qu'ils gagnent par leur travail professionnel. Et surtout sur l'aide de personnes, et elles sont nombreuses, qui, sans appartenir à l'Opus Dei, entendent collaborer à d'importantes tâches d'ordre social ou éducatif. Ceux qui travaillent dans ces centres s'emploient à susciter autour d'eux le zèle apostolique, la préoccupation sociale et le sens communautaire, qui les portent à collaborer activement eux-mêmes à la réalisation de ces entreprises. Comme il s'agit d'œuvres sérieusement réalisées du point de vue professionnel et qui répondent à des besoins réels de la société, les apports sont généreux dans la plupart des cas. Vous savez, par exemple, que 1'université de Navarre est soutenue par une Association d'Amis qui compte douze mille membres.

Le financement de chaque centre est autonome. Chacun fonctionne en toute indépendance et s'efforce de trouver les fonds nécessaires parmi les gens qui s'intéressent à ce travail particulier.

52 Est-il permis, selon vous, de prétendre que l'Opus Dei « contrôle » en fait certaines banques, certaines entreprises, certains journaux, etc.? S'il en est ainsi, que signifie le mot contrôle dans ce contexte?

– Certains membres de l'Opus Dei – beaucoup moins qu'on ne l'a dit parfois – se trouvent, en raison de leur travail professionnel, à la tête d'entreprises de diverses espèces. Les uns s'occupent d'entreprises familiales, qu'ils tiennent de leurs parents. D'autres dirigent des sociétés qu'ils ont fondées, personnellement ou en association avec des gens de la même profession. D'autres encore se sont vu confier la gestion d'entreprises parce que les propriétaires de celles-ci avaient foi en leur habileté et en leurs connaissances. Ils ont pu parvenir aux postes qu'ils occupent par l'une des voies honnêtes que l'on emprunte d'ordinaire dans ces cas-là. Autrement dit, cela n'a rien à voir avec leur appartenance à l'OEuvre.

Les dirigeants d'entreprises qui font partie de l'Opus Dei cherchent comme tous les membres, à vivre l'esprit évangélique dans l'exercice de leur profession. Cela leur impose, tout d'abord, de respecter la justice et l'honnêteté. Ils veilleront, par conséquent, à faire leur travail honorablement, c'est-à-dire à payer un juste salaire à leur personnel, à respecter les droits des actionnaires ou des propriétaires ainsi que ceux de la société et à se soumettre à toutes les lois du pays. Ils éviteront toute espèce de parti pris ou de favoritisme à l'égard d'autres personnes, qu'elles soient ou non dans l'Opus Dei. J'entends que le favoritisme serait contraire non seulement à la recherche de la plénitude de la vie chrétienne – motif pour lequel ils sont entrés dans l'OEuvre – mais encore aux exigences les plus élémentaires de la morale évangélique.

Je parlais tout à l'heure de la liberté absolue dont jouissent tous les membres de l'OEuvre dans l'accomplissement de leur travail professionnel. Cela signifie que ceux qui dirigent des sociétés, quelles qu'elles soient, le font selon leurs vues propres, sans recevoir des dirigeants de l'OEuvre la moindre orientation sur la façon d'exécuter leur travail. La politique économique et financière qu'ils appliquent dans la gestion de l'entreprise, aussi bien que l'orientation idéologique, lorsqu'il s'agit d'un organisme qui intéresse l'opinion publique, relèvent exclusivement de leur responsabilité.

Faire de l'Opus Dei une centrale qui distribue consignes et orientations temporelles ou économiques est une conception qui manque de tout fondement.

53 Comment l'Opus Dei est-il organisé en Espagne? Comment son gouvernement est-il structuré et comment fonctionne-t-il? Intervenez-vous personnellement dans les activités de l'Opus Dei en Espagne?

– Le travail de direction, dans l'Opus Dei, est toujours œuvre collégiale et non personnelle. Nous détestons la tyrannie, qui est contraire à la dignité humaine. Dans chaque pays, la direction de notre OEuvre est confiée à une commission composée, en majeure partie, de laïcs exerçant différentes professions, et présidée par le conseiller de l'Opus Dei dans le pays. En Espagne, le conseiller est M. Florencio Sanchez Bella.

Comme l'Opus Dei est une organisation surnaturelle et spirituelle, son gouvernement se borne à diriger et à orienter la tâche apostolique, à l'exclusion de toute espèce de finalité temporelle. La direction de l'OEuvre non seulement respecte la liberté de ses membres, mais encore elle leur en fait prendre une claire conscience. Pour atteindre à la plénitude de la vie chrétienne dans la profession ou dans le métier que chacun exerce, les membres de l'OEuvre doivent être formés de manière à savoir administrer leur propre liberté: en présence de Dieu, avec une piété sincère, et une doctrine sûre. Telle est la mission fondamentale des dirigeants de notre OEuvre: faciliter à tous les membres la connaissance et la pratique de la foi chrétienne, de manière qu'ils en fassent la réalité même de leur existence, en toute autonomie. Certes, dans le domaine strictement apostolique, une certaine coordination s'impose, mais même sur ce plan, la coordination se borne au minimum requis pour permettre la création d'œuvres éducatives, sociales ou de bienfaisance, qui rendent un service chrétien efficace.

Les principes que je viens d'exposer s'appliquent également au gouvernement central de l'OEuvre. Je ne gouverne pas seul. Les décisions sont prises par le Conseil général de l'Opus Dei, qui a son siège à Rome et qui est actuellement composé de ressortissants de quatorze pays. Le Conseil général se borne à son tour à diriger, dans ses lignes fondamentales, l'apostolat de l'OEuvre à travers le monde et il laisse aux dirigeants de chaque pays une marge d'initiative très large. Il existe un régime analogue pour la section féminine. Le Conseil central en est formé par des membres de douze nationalités.

54 Pourquoi, selon vous, de nombreux ordres religieux, tels que la Compagnie de Jésus, prennent-ils ombrage de l'Opus Dei?

– Nombre de religieux, que je connais, savent que nous ne sommes pas des religieux; ils nous rendent l'affection que nous avons pour eux, ils adressent des prières et des sacrifices à Dieu en faveur des apostolats de l'Opus Dei. Quant à la Compagnie de Jésus, je connais et je fréquente son général, le P. Arrupe. Et je puis vous assurer que nos rapports sont faits d'estime et d'affection réciproques.

Peut-être vous est-il arrivé de rencontrer quelque religieux qui ne comprenait pas notre OEuvre; s'il en est ainsi, ce religieux était sans doute victime d'une erreur ou d'un défaut de connaissance sur la nature de notre travail, qui est spécifiquement laïc et séculier et n'empiète en rien sur le terrain propre aux religieux. Quant à nous, nous n'avons que vénération et affection pour tous les religieux sans exception, et nous prions le Seigneur de faire en sorte que soient chaque jour plus féconds les services qu'ils rendent à l'Église et à l'humanité tout entière. Il ne saurait y avoir de querelle entre l'Opus Dei et un religieux, étant donné que, pour se quereller, il faut être deux et que nous ne voulons nous mesurer avec personne.

55 À quelles causes attribuez-vous l'importance croissante que l'on accorde à l'Opus Dei? Cela est-il dû au seul attrait de sa doctrine ou est-ce également un reflet des besoins de l'époque moderne?

– L'Opus Dei est né par la grâce du Seigneur, en 1928, afin de remettre en mémoire aux chrétiens que Dieu, comme il est dit au Livre de la Genèse, a créé l'homme pour travailler. Nous sommes venus ramener l'attention sur l'exemple de Jésus qui, pendant trente années, à Nazareth, n'a cessé de travailler, de pratiquer un métier. Aux mains de Jésus, le travail, un travail professionnel semblable à celui qu'accomplissent des millions d'hommes dans le monde, devient une tâche divine, une œuvre rédemptrice, une voie de salut.

L'esprit de l'Opus Dei reprend une vérité très belle oubliée durant des siècles par de nombreux chrétiens qui veut que tout travail digne et noble dans l'ordre humain peut être transformé en tâche divine. Au service de Dieu, il n'y a aucun métier modeste; ils sont tous de la plus haute importance.

Pour aimer Dieu et Le servir, point n'est besoin de faire des choses extraordinaires. Le Christ a demandé à tous les hommes sans exception d'être parfaits comme leur Père céleste est parfait (Mt 5, 48). Pour la grande majorité des hommes, être saint, cela signifie sanctifier leur travail personnel, se sanctifier dans leur travail et sanctifier les autres par leur travail, et ainsi trouver Dieu sur le chemin de leur vie.

Les conditions de la société contemporaine, qui met de plus en plus le travail en valeur, permettent, évidemment, aux hommes de notre temps de comprendre cet aspect du message chrétien que l'esprit de l'Opus Dei est venu souligner. Mais plus importante encore est l'influence de l'Esprit Saint qui, dans son action vivifiante, a voulu que notre temps fût le témoin d'un grand mouvement de rénovation dans le christianisme tout entier. En lisant les décrets du concile Vatican II, on voit clairement qu'une part considérable de cette rénovation a été précisément de remettre en valeur le travail ordinaire et de rendre sa dignité à la vocation du chrétien qui vit et travaille dans le monde.

56 Comment l'Opus Dei se développe-t-il dans les pays autres que l'Espagne? Quelle est son influence aux États-Unis, en Angleterre, en Italie, etc.?

– Actuellement, font partie de l'Opus Dei des ressortissants de quatre-vingts nations, qui travaillent dans tous les pays d'Amérique et d'Europe occidentale et dans certains pays d'Afrique, d'Asie et d'Océanie.

L'influence de l'Opus Dei, dans tous ces pays, est une influence spirituelle. Il s'agit essentiellement d'aider les personnes qui s'approchent de nous à vivre l'esprit évangélique avec une plénitude accrue dans leur existence quotidienne. Ces personnes travaillent dans les milieux les plus variés; il y a, parmi elles, des paysans qui cultivent la terre dans des villages perdus de la chaîne des Andes, et aussi des banquiers de Wall Street. L'Opus Dei leur enseigne que le travail courant – qu'il soit humble ou brillant dans l'ordre humain – est d'une haute valeur et peut être le moyen très efficace d'aimer et de servir Dieu et le prochain. Il leur enseigne à aimer tous les hommes, à respecter leur liberté, à travailler – en toute autonomie, comme bon leur semblera –, à supprimer l'incompréhension et l'intolérance parmi les hommes et à rendre la société plus juste. Telle est la seule influence que l'Opus Dei exerce partout où il agit.

Quant aux œuvres sociales et éducatives que l'Opus Dei fonde directement, je vous dirai qu'elles répondent aux conditions locales et aux besoins de la société. Je ne possède aucun renseignement précis sur ces fondations, car, comme je vous l'expliquais, notre organisation est fort décentralisée. Je pourrais mentionner, comme un exemple parmi beaucoup d'autres, le Midtown Sports and Cultural Center, dans le Near West Side de Chicago qui propose des programmes éducatifs et sportifs aux habitants du quartier. Sa mission consiste, pour une part importante, à encourager la coexistence et la bonne entente entre les différents groupes ethniques. Un autre travail intéressant se fait à Washington, à The Heights, où sont donnés des cours d'orientation professionnelle, avec programmes spéciaux pour étudiants particulièrement doués, etc.

Pour ce qui est de l'Angleterre, on pourrait signaler les résidences universitaires qui, outre la pension, offrent aux étudiants divers programmes d'études qui complètent leur formation culturelle, humaine et spirituelle. Netherhall House, à Londres, mérite peut-être une mention spéciale en raison de son caractère international. Des étudiants de plus de cinquante pays y ont habité, dont beaucoup ne sont pas chrétiens, car les maisons de l'Opus Dei sont ouvertes à tous sans discrimination de race ou de religion.

Pour ne pas m'étendre davantage, je ne citerai que le Centro Internazionale della Gioventù lavoratrice, à Rome. Ce centre, qui a pour tâche la formation professionnelle des jeunes ouvriers, fut confié à l'Opus Dei par le pape Jean XXIII et inauguré par Paul VI, il y a moins d'un an.

57 Comment voyez-vous l'avenir de l'Opus Dei dans les années qui viennent?

– L'Opus Dei est très jeune encore. Trente-neuf ans pour une institution, c'est à peine un départ. Notre tâche est de collaborer avec tous les chrétiens à la grande mission qui consiste à témoigner de l'Évangile du Christ; et aussi de rappeler que cette bonne nouvelle peut vivifier toute situation humaine. La tâche qui nous attend est immense. C'est une mer sans rivages, car tant qu'il y aura des hommes sur terre, si profondément que changent les formes techniques de la production, il y aura toujours un travail que les hommes pourront offrir à Dieu, qu'ils pourront sanctifier. Avec la grâce de Dieu, l'OEuvre entend leur enseigner à mettre ce travail au service des hommes de toutes conditions, races et religions. En servant ainsi les hommes, ils serviront Dieu.

 «    L'OPUS DEI: UNE INSTITUTION QUI ENCOURAGE LA RECHERCHE DE LA SAINTETE DANS LE MONDE    » 

58 L'Opus Dei joue un rôle de premier plan dans le processus que suit l'évolution du laïcat; nous voudrions donc vous demander, avant tout, quelles sont, à votre avis, les caractéristiques les plus notables de ce processus?

– J'ai toujours pensé que la caractéristique fondamentale du processus que suit l'évolution du laïcat est une prise de conscience: celle de la dignité de la vocation chrétienne. L'appel de Dieu, le caractère baptismal et la grâce font que chaque chrétien peut et doit pleinement incarner la foi. Chaque chrétien doit être un alter Christus, ipse Christus, présent parmi les hommes. Le saint-père l'a dit d'une manière non équivoque: « Il faut redonner au fait d'avoir reçu le saint baptême, c'est-à-dire d'avoir été inséré par ce sacrement dans le corps mystique du Christ qui est l'Église, toute son importance Être chrétien, avoir reçu le saint baptême, ne doit pas être considéré comme une chose indifférente ou négligeable; cela doit marquer profondément et heureusement la conscience de tout baptisé » (Enc. Ecclesiam suam, 1re partie.).

59 Cela implique une vision plus profonde de l'Église, en tant que communauté formée par tous les fidèles, de sorte que nous sommes tous solidaires d'une même mission, que chacun doit remplir selon ses conditions personnelles. Les laïcs, grâce aux impulsions de l'Esprit Saint, sont de plus en plus conscients d'être Église, d'assurer une mission spécifique, sublime et nécessaire, puisqu'elle a été voulue par Dieu. Et ils savent que cette mission dépend de leur condition même de chrétiens, pas nécessairement d'un mandat de la hiérarchie, bien qu'ils doivent, évidemment, la remplir en union avec la hiérarchie ecclésiastique et selon les enseignements du magistère; sans union avec le corps épiscopal et avec sa tête, le souverain pontife, il ne peut y avoir, pour un catholique, d'union avec le Christ.

Depuis de très nombreuses années, depuis la date même de la fondation de l'Opus Dei, j'ai médité et fait méditer les paroles du Christ que nous rapporte saint Jean: et ego, si exaltatus fuero a terra, omnia traham ad meipsum (Jn 12, 32). Le Christ, en mourant sur la Croix, attire à Lui la création tout entière et, en son nom, les chrétiens, qui travaillent au milieu du monde, ont à réconcilier toutes les choses avec Dieu, et à placer le Christ au sommet de toutes les activités humaines.

Je voudrais ajouter qu'à côté de cette prise de conscience des laïcs, il se produit un développement analogue dans la sensibilité des pasteurs. Ils se rendent compte du caractère spécifique de la vocation laïque, qui doit être encouragée et favorisée au moyen d'une pastorale qui porte à découvrir, au sein du Peuple de Dieu, le charisme de la sainteté et de l'apostolat dans les formes infinies et très diverses sous lesquelles Dieu l'accorde.

Cette nouvelle pastorale est très exigeante, mais, à mon sens, absolument nécessaire. Elle requiert le don surnaturel du discernement des esprits, la sensibilité aux choses de Dieu, l'humilité qui consiste à ne pas imposer ses préférences personnelles et à aider ce que Dieu infuse dans les âmes. En un mot: l'amour de la liberté légitime des enfants de Dieu, qui trouvent le Christ, deviennent porteurs du Christ, et suivent des chemins très divers, mais tous également divins.

L'un des plus grands dangers qui menacent aujourd'hui l'Église pourrait bien être, justement, de ne pas reconnaître ces exigences divines de la liberté chrétienne, et, en se laissant aller à de fausses raisons d'efficacité, de prétendre imposer une uniformité aux chrétiens. À la base de cette attitude, il y a quelque chose non seulement de légitime, mais de louable: le désir que l'Église rende un témoignage tel qu'il émeuve le monde moderne. Je crains fort, néanmoins, que le chemin ne soit mauvais et qu'il n'aboutisse, d'une part, à compromettre la hiérarchie dans les questions temporelles pour ne déboucher alors que sur un cléricalisme différent, mais aussi néfaste que celui des siècles passés; et, d'autre part, à isoler les laïcs, les chrétiens ordinaires, du monde où ils vivent, pour en faire les porte-parole des décisions ou des idées conçues en dehors de ce monde.

Il me semble qu'on nous demande, à nous les prêtres, l'humilité d'apprendre à ne pas être à la mode, d'être réellement les serviteurs des serviteurs de Dieu – nous souvenant de ce cri de Jean-Baptiste: illum oportet crescere, me autem minui (Jn 3, 30), il faut que lui grandisse et que moi, je décroisse – pour que les chrétiens ordinaires, les laïcs, rendent le Christ présent, dans tous les milieux de la société. La mission de répandre la doctrine, d'aider à pénétrer les exigences personnelles et sociales de l'Évangile, d'engager à discerner les signes des temps, c'est, et ce sera toujours, une des tâches fondamentales du prêtre. Mais tout travail sacerdotal doit s'accomplir dans le plus grand respect de la légitime liberté des consciences: chaque homme doit librement répondre à Dieu. Au surplus, tout catholique, outre l'aide que lui apporte le prêtre, reçoit lui aussi de Dieu des lumières propres, des grâces d'état qui lui permettent de remplir la mission spécifique dont il est chargé, en tant qu'homme et en tant que chrétien.

Si l'on croit que le clergé doit nécessairement parler et être toujours présent pour que la voix du Christ se fasse entendre dans le monde d'aujourd'hui, c'est qu'on n'a pas encore bien compris la dignité de la vocation divine de tous les fidèles et de chacun d'entre eux.

60 Dans ce cadre, quelle est la tâche qu'a développée et que développe l'Opus Dei? Quels rapports de collaboration ses membres entretiennent-ils avec d'autres organisations qui travaillent dans ce domaine?

– Il ne m'appartient pas de porter un jugement historique sur ce que l'Opus Dei a fait, avec la grâce de Dieu. Je ne puis dire qu'une chose: le but, auquel aspire l'Opus Dei, est de favoriser la recherche de la sainteté et l'exercice de l'apostolat parmi les chrétiens qui vivent au milieu du monde, quels que soient leur état et leur condition.

L'OEuvre est née pour contribuer à ce que ces chrétiens, insérés dans le tissu de la société civile – par leur famille, leurs amitiés, leur travail professionnel, leurs nobles aspirations –, comprennent que leur vie, telle qu'elle est, peut être l'occasion d'une rencontre avec le Christ, c'est-à-dire qu'elle est un chemin de sainteté et d'apostolat. Le Christ est présent à toute tâche humaine honnête: l'existence d'un chrétien ordinaire – qui paraît peut-être quelconque et mesquine à d'aucuns – peut et doit être une vie sainte et sanctifiante.

En d'autres termes: pour suivre le Christ, pour servir l'Église, pour aider les autres hommes à reconnaître leur destin éternel, il n'est pas indispensable de quitter le monde ou de s'en éloigner, pas plus que de se consacrer à une activité ecclésiastique; la condition nécessaire et suffisante est d'accomplir la mission que Dieu nous a confiée à chacun, à l'endroit et dans le milieu fixés par sa Providence.

Et comme la plupart des chrétiens reçoivent de Dieu la mission de sanctifier le monde du dedans, en demeurant au milieu des structures temporelles, l'Opus Dei s'attache à leur faire découvrir cette mission divine, en leur montrant que la vocation humaine – la vocation professionnelle, familiale et sociale – ne s'oppose pas à la vocation surnaturelle; bien au contraire, elle en est partie intégrante.

L'Opus Dei a pour mission unique et exclusive de diffuser ce message – qui est un message évangélique – parmi les gens qui vivent et travaillent dans la société, en quelque milieu et en quelque profession que ce soit. Et à ceux qui comprennent cet idéal de sainteté, l'OEuvre fournit les moyens spirituels et la formation doctrinale, ascétique et apostolique qui sont nécessaires pour l'atteindre.

Les membres de l'Opus Dei n'agissent pas en groupe, mais individuellement, dans la liberté et sous leur responsabilité personnelle. C'est pourquoi l'Opus Dei n'est pas une organisation fermée, ou qui rassemble ses membres de manière à les isoler des autres hommes. Ses tâches collectives, qui sont les seules que l'OEuvre dirige, sont ouvertes à tous, sans aucune discrimination sociale, culturelle ou religieuse. Et ses membres, précisément parce qu'ils doivent se sanctifier dans le monde, ne cessent de collaborer avec les gens avec lesquels ils sont en rapport par leur travail et leur participation à la vie civique.

61 Il est essentiel à l'esprit chrétien non seulement de vivre en union avec la hiérarchie ordinaire – souverain pontife et épiscopat – mais encore d'éprouver l'unité avec ses frères dans la foi. Il y a très longtemps que je le pense: l'un des plus grands maux de l'Église de nos jours est l'ignorance où sont de nombreux catholiques de ce que font et pensent les catholiques d'autres pays ou d'autres milieux sociaux. Il est nécessaire d'actualiser cette fraternité, que vivaient si profondément les premiers chrétiens. Ainsi nous sentirons-nous unis, tout en aimant la variété des vocations personnelles; et l'on évitera bien des jugements injustes et offensants, que certains petits groupes propagent – au nom du catholicisme – contre leurs frères dans la foi, qui travaillent en réalité avec droiture et dans un esprit de sacrifice, suivant les circonstances particulières de leur pays.

Il importe que chacun s'efforce d'être fidèle à l'appel divin qui lui est fait, de manière à ne pas manquer d'apporter à l'Église ce qu'implique le charisme qu'il a reçu de Dieu. Le propre des membres de l'Opus Dei – chrétiens ordinaires – est de sanctifier le monde du dedans, en participant aux tâches humaines les plus diverses. Comme leur appartenance à l'OEuvre ne change en rien leur position dans le monde, ils collaborent, de la manière appropriée à chaque cas, aux célébrations religieuses collectives, à la vie paroissiale, etc. En ce sens également, ce sont des citoyens ordinaires, qui veulent être de bons catholiques.

Néanmoins, les membres de l'Œuvre ne se consacrent pas d'habitude à des activités confessionnelles. Ce n'est que dans des cas exceptionnels, quand la hiérarchie le demande expressément, que tel ou tel d'entre eux collabore à des travaux ecclésiastiques. Il n'y a, dans cette attitude, aucun désir de se distinguer, ni moins encore de dédain à l'égard des activités confessionnelles, mais simplement la volonté de se dédier à ce qui est le propre de la vocation de l'Opus Dei. Il y a déjà beaucoup de religieux et de prêtres séculiers, et aussi beaucoup de laïcs pleins de zèle, qui se vouent à ces activités et leur consacrent le meilleur de leurs efforts.

Le propre des membres de l'Œuvre, la tâche à laquelle ils se savent appelés par Dieu, sont tout autres. Dans l'appel universel à la sainteté, le membre de l'Opus Dei reçoit en outre, et en particulier, l'appel à se dédier, librement et en toute responsabilité, à la recherche de la sainteté et à la pratique de l'apostolat au milieu du monde, et il s'engage à vivre un esprit spécifique et à suivre, au cours de toute son existence, une formation particulière. Si les membres de l'Opus Dei se désintéressaient de leur travail dans le monde, pour s'occuper de tâches ecclésiastiques, ils rendraient inefficaces les dons divins qu'ils ont reçus et, dans l'illusion d'une efficacité pastorale immédiate, ils causeraient un réel dommage à l'Église: parce qu'il n'y aurait pas autant de chrétiens appliqués à se sanctifier dans toutes les professions et dans tous les métiers de la société civile, dans le champ immense du travail séculier.

En outre, l'impérieuse nécessité d'une formation professionnelle continue et de la formation religieuse, jointe au temps consacré personnellement à la piété, à la prière et à l'accomplissement des devoirs d'état dans l'abnégation, requiert toutes les heures de l'existence; il n'en reste aucune de libre.

62 Nous savons que des hommes et des femmes de toutes les conditions sociales, célibataires ou mariés, appartiennent à l'Opus Dei. Quel est donc l'élément commun qui caractérise la vocation à l'Œuvre? Quels engagements chaque membre prend-il en vue de réaliser les buts de l'Opus Dei?

– Je vais vous le dire en quelques mots: chercher la sainteté au milieu du monde, dans la vie courante. Qui reçoit de Dieu la vocation spécifique à l'Opus Dei sait et « vit » ceci: il doit atteindre la sainteté dans son état personnel, dans l'exercice de son travail, manuel ou intellectuel. J'ai dit sait et « vit », parce qu'il ne s'agit pas d'accepter un simple postulat théorique, mais de le réaliser, jour après jour, dans la vie ordinaire.

Vouloir atteindre la sainteté – en dépit des erreurs et des misères personnelles, qui dureront aussi longtemps que nous –, cela signifie s'efforcer, avec la grâce de Dieu, de vivre la charité, plénitude de la foi et lien de la perfection. La charité n'est pas une chose abstraite; elle veut dire s'engager réellement et totalement au service de Dieu et de tous les hommes; de ce Dieu, qui nous parle dans le silence de la prière et dans le bruit du monde; de ces hommes, dont l'existence s'entrecroise avec la nôtre.

En vivant la charité – l'Amour –, on vit toutes les vertus humaines et surnaturelles du chrétien, qui forment une unité et qu'on ne saurait réduire à des énumérations exhaustives. La charité exige que l'on vive la justice, la solidarité, la responsabilité familiale et sociale, la pauvreté, la joie, la chasteté, l'amitié

On voit aussitôt que la pratique de ces vertus porte à l'apostolat. Mieux encore: elle est déjà apostolat. Car, en s'efforçant de vivre ainsi au sein du travail quotidien, le chrétien, par sa conduite, donne le bon exemple, devient un témoignage, une aide concrète et efficace; on apprend à suivre les traces du Christ qui coepit facere et docere (Hch 1, 1), qui commença à faire et à enseigner, joignant l'exemple à la parole. C'est pourquoi voici quarante ans que j'appelle ce travail apostolat d'amitié et de confidence.

Tous les membres de l'Opus Dei éprouvent ce même besoin de sainteté et d'apostolat. C'est aussi pourquoi, dans l'Œuvre, il n'y a ni grades ni catégories entre les membres. Ce qu'il y a, c'est une multiplicité de situations personnelles – la situation que chacun occupe dans le monde – auxquelles s'accommode une seule et même vocation spécifique et divine: l'appel à se donner, à s'engager personnellement, en toute liberté et sous sa propre responsabilité, dans l'accomplissement de la volonté de Dieu manifestée à chacun d'entre nous.

Comme vous pouvez le voir, le phénomène pastoral de l'Opus Dei naît d'en bas, c'est-à-dire du sein de la vie ordinaire du chrétien qui vit et travaille à côté des autres hommes. Il n'est pas dans la ligne d'une « mondanisation » – désacralisation – de la vie monastique ou religieuse. Ce n'est pas le dernier stade du rapprochement des religieux avec le monde.

Celui qui reçoit la vocation à l'Opus Dei acquiert une vue nouvelle des choses qui l'entourent: lumières nouvelles dans ses rapports sociaux, dans sa profession, dans ses préoccupations, dans ses tristesses et dans ses joies. Mais pas un moment il ne cesse de vivre au milieu de tout cela; et l'on ne saurait en aucune manière parler d'adaptation au monde ou à la société moderne: on ne s'adapte pas à ce que l'on a en propre, on y est. La vocation reçue est pareille à celle qui naît dans l'âme de ces pêcheurs, paysans, commerçants ou soldats qui, assis près de Jésus en Galilée, l'entendaient dire: Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait (Mt 5, 48).

Je le répète, cette sainteté – que recherche le membre de l'Opus Dei – est la sainteté propre au chrétien, sans plus: c'est-à-dire celle à laquelle tout chrétien est appelé et qui implique que l'on obéisse intégralement aux exigences de la foi. La perfection évangélique ne nous intéresse pas: elle est considérée comme le propre des religieux et de certaines institutions assimilées aux religieux; et beaucoup moins encore ce qu'on appelle la vie de perfection évangélique, qui se réfère canoniquement à l'état religieux.

Le chemin de la vocation religieuse me semble béni et nécessaire dans l'Église, et qui ne l'estimerait point n'aurait pas l'esprit de l'Œuvre. Mais ce chemin n'est pas le mien, ni celui des membres de l'Opus Dei. On peut dire qu'en venant à l'Œuvre, tous et chacun d'eux l'ont fait à la condition expresse de ne pas changer d'état. Le caractère qui nous est spécifique est de sanctifier notre état personnel dans le monde et, pour chacun des membres de se sanctifier au lieu même de sa rencontre avec le Christ: tel est l'engagement que prend chaque membre en vue de réaliser les fins de l'Opus Dei.

63 Comment l'Opus Dei est-il organisé?

– Si la vocation à l'Œuvre, comme je viens de le dire, touche l'homme ou la femme dans sa vie normale au milieu de son travail, vous comprendrez que l'Opus Dei n'est pas édifié sur des comités, des assemblées, des rencontres, etc. Je suis allé parfois, à l'étonnement de certains, jusqu'à dire que l'Opus Dei, en ce sens, est une organisation désorganisée. La majorité des membres – leur presque totalité – vivent pour leur propre compte, à l'endroit où ils vivraient s'ils n'appartenaient pas à l'Opus Dei: chez eux, avec leur famille, au lieu même où ils accomplissent leur travail.

Et là où il se trouve, chaque membre de l'Œuvre remplit la fin de l'Opus Dei: s'efforcer d'être saint, en faisant de sa vie un apostolat quotidien, courant, minime si l'on veut, mais persévérant et divinement efficace. Là est l'important; et pour nourrir cette vie de sainteté et d'apostolat, chacun reçoit de l'Opus Dei l'aide spirituelle nécessaire, le conseil, l'orientation. Mais uniquement et strictement dans ce qui est d'ordre spirituel. Pour tout le reste – travail, relations sociales, etc. – chacun se conduit comme il l'entend, sachant qu'il ne s'agit pas d'un terrain neutre, mais d'une matière sanctifiante, sanctifiable et d'un moyen d'apostolat.

Ainsi, ils vivent tous leur vie propre, avec les rapports et les obligations qui en découlent, et ils s'adressent à l'Œuvre pour en recevoir une aide spirituelle. Cela exige une certaine structure mais toujours très réduite; on recourt aux moyens qu'il faut pour qu'elle se limite à ce qui est absolument indispensable. On organise une formation religieuse doctrinale, qui dure toute la vie, et incite à une piété active, sincère et authentique, et à une ferveur qui implique nécessairement l'oraison continuelle du contemplatif et la tâche apostolique, personnelle et responsable, exempte de toute espèce de fanatisme.

Tous les membres savent, en outre, où ils peuvent trouver un prêtre appartenant à l'Œuvre avec qui ils pourront aborder les questions de conscience. Certains d'entre eux – fort peu nombreux par rapport à la totalité – vivent ensemble, de manière à diriger un travail apostolique ou pour assurer l'assistance spirituelle des autres; ils forment alors un foyer ordinaire de famille chrétienne, et continuent d'exercer en même temps leurs professions respectives.

Il existe dans chaque pays un gouvernement régional – à caractère toujours collégial – présidé par un conseiller; et à Rome un gouvernement central – composé d'hommes de professions et de nationalités très diverses. L'Opus Dei est divisé en deux sections, l'une pour les hommes et l'autre pour les femmes, qui sont absolument indépendantes, au point de constituer deux associations distinctes, qui ne sont unies qu'en la personne du Président général.

Vous voyez clairement, je l'espère, ce que veut dire organisation désorganisée: on y accorde la primauté à l'esprit sur l'organisation; la vie des membres n'est pas corsetée par des consignes, des plans et des réunions. Chacun est libre. Uni aux autres par un esprit commun et un commun désir de sainteté et d'apostolat, il essaie de sanctifier sa propre vie ordinaire.

64 Certains ont fait, parfois, de l'Opus Dei une organisation d'aristocratie intellectuelle, qui désire pénétrer dans les milieux politiques, économiques et culturels les plus éminents, en vue de les contrôler du dedans, fût-ce dans de bonnes intentions. Est-ce vrai?

– Presque toutes les institutions qui ont apporté un message nouveau, ou qui se sont efforcées de servir sérieusement l'humanité en vivant pleinement le christianisme, ont souffert de l'incompréhension, surtout à leurs débuts. C'est ce qui explique que, de prime abord, certains n'aient pas compris l'apostolat des laïcs dont l'Opus Dei pratiquait et proclamait la doctrine.

Je dois dire également – encore que je n'aime guère parler de ces choses – que, dans notre cas, il y eut même une campagne de calomnies organisée et persistante. D'aucuns ont prétendu que nous travaillions en secret – c'est peut-être ce qu'ils faisaient eux-mêmes –, que nous aspirions à occuper des postes élevés, etc. Je peux vous dire, très précisément, qui a déclenché cette campagne, il y a environ trente ans: c'est un religieux espagnol qui, par la suite, a quitté son ordre et l'Église, a contracté un mariage civil et est maintenant pasteur protestant.

La calomnie, une fois lancée, poursuit sa course, en raison de la force acquise, pendant un certain temps; parce qu'il y a des gens qui écrivent sans s'informer et parce que tout le monde n'est pas semblable aux journalistes compétents qui ne se croient pas infaillibles, et qui ont la noblesse de rectifier quand ils découvrent la vérité. Et c'est ce qui s'est passé, bien que ces calomnies aient été démenties par une réalité que tout le monde a pu vérifier, outre qu'elles sont à première vue déjà invraisemblables. Il suffit de dire que les racontars auxquels vous faites allusion ne concernent que l'Espagne; et penser qu'une institution internationale comme l'Opus Dei gravite autour des problèmes d'un seul pays serait simplement faire preuve d'étroitesse de vue et de provincialisme.

Par ailleurs, la plupart des membres de l'Opus Dei – en Espagne et dans tous les pays – sont des ouvriers, des ménagères, des petits commerçants, des employés, des paysans, etc.; des gens dont la tâche n'a aucun poids politique ou social particulier. Qu'il y ait, parmi les membres de l'Opus Dei, un grand nombre d'ouvriers, voilà qui ne retient pas l'attention; mais qu'il s'y trouve tel ou tel homme politique, alors oui! En réalité, pour moi la vocation d'un porteur de bagages est aussi importante que celle d'un directeur d'entreprise. La vocation, c'est Dieu qui l'accorde, et, dans les œuvres de Dieu, il n y a pas lieu à discriminations, et moins encore si elles sont démagogiques.

Ceux qui ne songent, en voyant travailler les membres de l'Opus Dei dans les domaines les plus divers de l'activité humaine, qu'à des influences ou à des contrôles présumés, ceux-là prouvent qu'ils ont une piètre conception de la vie chrétienne. L'Opus Dei ne contrôle et ne prétend contrôler aucune activité temporelle: il veut simplement diffuser le message évangélique, suivant lequel Dieu demande à tous les hommes qui vivent dans le monde de L'aimer et de Le servir en se fondant précisément sur leurs activités terrestres. En conséquence, les membres de l'Œuvre, qui sont des chrétiens ordinaires, travaillent là où il leur semble bon et de la façon qui leur paraît la meilleure; l'Œuvre ne s'occupe que de les aider spirituellement afin qu'ils agissent toujours selon la conscience chrétienne.

65 Mais parlons plus précisément du cas de l'Espagne. Les quelques membres de l'Opus Dei qui occupent, dans ce pays, des postes socialement importants ou qui interviennent dans la vie publique, le font – comme dans toute autre nation – librement et sous leur propre responsabilité, chacun agissant selon sa conscience personnelle. Cela explique que, dans l'ordre pratique, ils aient adopté des attitudes fort diverses, voire opposées, en de nombreuses occasions.

Je tiens à souligner, en outre, que signaler la présence de membres de l'Opus Dei dans la sphère politique espagnole, comme s'il s'agissait d'un phénomène particulier, est une déformation de la réalité qui débouche sur la calomnie. Les membres de l'Opus Dei qui participent à la vie publique espagnole ne sont qu'une minorité en comparaison avec l'ensemble des catholiques qui interviennent activement dans ce secteur. La population espagnole étant presque entièrement catholique, il est statistiquement logique que ceux qui participent à la vie politique soient catholiques. De plus, à tous les échelons de l'administration publique espagnole – depuis les ministres jusqu'aux maires – les catholiques abondent, qui sortent des associations les plus diverses: certaines branches de l'Action catholique, l'Association catholique nationale de propagandistes, dont le premier président fut l'actuel cardinal Herrera, les congrégations mariales, etc.

Je ne veux pas m'étendre davantage sur ce sujet, mais je saisis l'occasion qui m'est offerte pour déclarer, une fois de plus, que l'Opus Dei n'est lié à aucun pays, à aucun régime, à aucune tendance politique, à aucune idéologie. Et que ses membres agissent toujours, dans les questions temporelles, en toute liberté, qu'ils connaissent leurs responsabilités et qu'ils repoussent sans l'ombre d'une hésitation toute tentative de se servir de la religion au bénéfice de positions politiques et d'intérêts de parti.

Les choses simples sont parfois difficiles à expliquer. C'est pourquoi j'ai répondu assez longuement à votre question. Notez bien, de toute manière, que les racontars dont nous parlons sont maintenant de l'histoire ancienne. Ces calomnies sont depuis longtemps discréditées, plus personne n'y croit. Dès le premier instant, nous avons agi en pleine lumière – il n'y avait aucun motif de faire autrement – et défini clairement la nature et les buts de notre apostolat, et tous ceux qui l'ont voulu ont pu connaître la réalité. En fait, très nombreux sont ceux – catholiques et non-catholiques, chrétiens et non-chrétiens – qui regardent notre travail avec estime et affection et y collaborent.

66 D'autre part, l'histoire de l'Église progresse et a permis de dépasser un certain cléricalisme, qui tend à défigurer tout ce qui concerne les laïcs et à leur attribuer des arrière-pensées. Il est devenu plus facile, aujourd'hui, de comprendre que l'Opus Dei pratiquait et proclamait, ni plus ni moins, la vocation divine du chrétien ordinaire, animé d'une volonté surnaturelle bien précise.

J'espère qu'un jour viendra où la formule: les catholiques pénètrent dans les milieux sociaux, cessera d'avoir cours et que tout le monde s'apercevra que c'est là une expression cléricale. En tout cas, elle ne s'applique en rien à l'apostolat de l'Opus Dei. Les membres de l'Œuvre n'ont nul besoin de pénétrer dans les structures temporelles, pour la simple raison qu'ils y sont déjà, étant des citoyens ordinaires et pareils aux autres.

Si Dieu appelle à l'Opus Dei quelqu'un qui travaille dans une usine ou dans un hôpital, ou au Parlement, cela veut dire que, désormais, ce quelqu'un sera décidé à employer les moyens qu'il faut pour sanctifier, avec la grâce de Dieu, cette profession. Ce n'est là que la prise de conscience des exigences foncières du message évangélique, conformément à la vocation spécifique reçue.

Penser qu'une telle prise de conscience signifie l'abandon de la vie normale n'est une idée légitime que si l'on reçoit de Dieu la vocation religieuse, avec son contemptus mundi, avec le mépris ou le dédain des choses de ce monde; mais vouloir faire de cet abandon du monde l'essence ou le sommet du christianisme, c'est de toute évidence une énormité.

Ce n'est donc pas l'Opus Dei qui introduit ses membres dans certains milieux; ils s'y trouvaient déjà, je le répète, et ils n'ont aucune raison d'en sortir. En outre, les vocations à l'Opus Dei – qui naissent de la grâce de Dieu et de cet apostolat de l'amitié et de la confidence, dont je parlais tout à l'heure – apparaissent dans tous les milieux.

Peut-être la simplicité même de l'Opus Dei, de sa nature et de la façon dont il agit, est-elle une difficulté pour ceux qui sont pleins de complications et qui semblent incapables de comprendre ce qui est authentique et droit.

Naturellement, il y aura toujours des gens qui n'entendront rien à l'essence de l'Opus Dei, et cela ne saurait nous étonner, puisque le Seigneur a déjà prévenu les siens de cette difficulté, en leur expliquant que non est discipulus super Magistrum (Mt 10, 24), le disciple n'est pas au-dessus du maître. Nul ne peut prétendre à ce que tout le monde l'apprécie, encore que chacun ait le droit d'être respecté par tous en tant que personne et fils de Dieu. Par malheur, il y a des fanatiques qui veulent imposer leurs idées sur un mode totalitaire, et ceux-là ne saisiront jamais l'amour que les membres de l'Opus Dei ont de la liberté personnelle des autres, puis de leur propre liberté, toujours sous leur propre responsabilité.

Je me rappelle une anecdote très significative. Dans une ville, dont il serait indélicat de citer le nom, le conseil municipal délibérait sur le point de savoir s'il convenait d'accorder une subvention à telle œuvre éducative que dirigeaient des membres de l'Opus Dei et qui, comme toutes les œuvres collectives que l'Opus Dei réalise, remplissait nettement une fonction d'utilité sociale. La plupart des conseillers étaient en faveur de la subvention. Et, pour expliquer son attitude, l'un deux, socialiste, déclarait qu'il avait personnellement observé le travail qu'on faisait dans ce centre: « Ce qui en caractérise l'activité, dit-il, c'est que ceux qui la dirigent sont très respectueux de la liberté personnelle. Il y a, dans cette résidence, des étudiants de toutes les religions et de toutes les idéologies. » Les conseillers communistes votèrent contre. Et l'un d'eux, pour justifier son vote négatif, dit aux socialistes: « J'ai voté contre parce que, si les choses sont comme vous le dites, cette résidence constitue une propagande efficace pour le catholicisme. »

Celui qui ne respecte pas la liberté des autres, ou désire s'opposer à l'Église, ne saurait apprécier un travail apostolique. Mais même dans ce cas, moi, en tant qu'homme, je suis tenu de le respecter et de m'efforcer de le mettre sur la voie de la vérité; et en tant que chrétien, obligé de l'aimer et de prier pour lui.

67 Ce point éclairci, je voudrais vous demander quelles sont, dans la formation spirituelle des membres, les caractéristiques grâce auxquelles toute espèce d'intérêt temporel est exclue du fait d'appartenir à l'Opus Dei?

– Tout intérêt qui n'est pas purement spirituel est radicalement exclu, parce que l'Œuvre exige beaucoup – détachement, sacrifice, abnégation, travail sans repos au service des âmes – et ne donne rien. Je veux dire qu'elle ne donne rien dans l'ordre des intérêts temporels; car, au plan de la vie spirituelle, elle donne beaucoup: elle donne les moyens de lutter et de vaincre dans le combat ascétique, elle conduit dans les voies de la prière, elle enseigne à traiter Jésus comme un frère, à voir Dieu dans toutes les circonstances de la vie, à se sentir fils de Dieu et donc fils engagé à répandre sa doctrine.

Si l'on ne progresse pas dans le chemin de la vie intérieure, au point de comprendre qu'il vaut la peine de se donner entièrement, de mettre sa propre vie au service du Seigneur, on ne saurait persévérer dans l'Opus Dei, car la sainteté n'est pas une étiquette, c'est une profonde exigence.

D'autre part, il n'y a aucune activité de l'Opus Dei qui ait des buts politiques, économiques ou idéologiques: nulle action temporelle. Ses seules activités sont la formation surnaturelle de ses membres et les œuvres d'apostolat, c'est-à-dire une attention spirituelle continuellement portée sur chacun de ses membres et les œuvres collectives apostoliques, d'assistance, de bienfaisance, d'éducation, etc.

Les membres de l'Opus Dei se sont unis dans le seul but de suivre un chemin de sainteté bien défini, et de collaborer à certaines œuvres d'apostolat. Ces engagements réciproques excluent toute espèce d'intérêts terrestres, pour la simple raison que dans ce domaine tous les membres de l'Opus Dei sont libres, de sorte que chacun suit sa propre voie, à des fins et pour des intérêts différents, voire opposés.

L'Œuvre ayant un objectif exclusivement divin, son esprit est un esprit de liberté, d'amour pour la liberté personnelle de tous les hommes. Et comme cet amour de la liberté est sincère et n'est pas un simple énoncé théorique, nous aimons la conséquence nécessaire de cette liberté: c'est-à-dire le pluralisme. Dans l'Opus Dei le pluralisme est voulu et aimé, non pas simplement toléré et en aucune façon entravé. Quand j'observe, parmi les membres de l'Œuvre, tant d'idées diverses, tant d'attitudes divergentes – concernant les questions politiques, économiques, sociales ou artistiques, etc. – je m'en réjouis, car c'est le signe que tout fonctionne à la face de Dieu comme il se doit.

Unité spirituelle et diversité dans les choses temporelles sont compatibles, quand ne règnent ni le fanatisme ni l'intolérance et, surtout, quand on vit de foi et que l'on sait que les hommes sont unis non par de simples liens de sympathie ou d'intérêt, mais par l'action d'un même Esprit qui nous rend frères du Christ et nous conduit vers Dieu le Père.

Un véritable chrétien ne pense jamais que l'unité dans la foi, la fidélité au magistère et à la Tradition de l'Église, et le souci de faire parvenir aux autres la parole salvatrice du Christ, s'opposent à la diversité d'attitudes dans les choses que Dieu a laissées, comme on a coutume de dire, à la libre discussion des hommes. Mieux encore, il est pleinement conscient que cette variété fait partie du plan divin, est voulue par Dieu qui répartit ses dons et ses lumières comme Il l'entend. Le chrétien doit aimer les autres, et, par conséquent, respecter les opinions contraires aux siennes et vivre en toute fraternité avec ceux qui pensent autrement.

C'est précisément parce que les membres de l'Œuvre ont été formés dans cet esprit que nul ne songe – c'est impossible – à tirer parti de son appartenance à l'Opus Dei pour obtenir des avantages personnels, ou pour tâcher d'imposer aux autres des options politiques ou culturelles. Les autres ne le toléreraient pas et ils pousseraient l'indélicat à changer d'attitude ou à quitter l'Œuvre. C'est là un point sur lequel personne, dans l'Opus Dei, ne pourra jamais permettre le moindre écart, car chacun doit défendre non seulement sa propre liberté, mais encore la nature surnaturelle du travail auquel il s'est donné. Voilà pourquoi je pense que la liberté et la responsabilité personnelle sont les meilleures garanties de la finalité surnaturelle de l'Œuvre de Dieu.

68 On peut penser, sans doute, que, jusqu'à présent, l'Opus Dei a été favorisé par l'enthousiasme des premiers membres, même s'ils sont déjà plusieurs milliers. Existe-t-il quelque mesure qui assure la continuité de l'Œuvre contre le risque, naturel à toute institution, d'un éventuel refroidissement de la ferveur et de l'impulsion initiales?

– L'Œuvre ne se fonde pas sur l'enthousiasme, mais sur la foi. Les années du début – de longues années – furent très dures et l'on n'y voyait que difficultés. L'Opus Dei est allé de l'avant par la grâce divine, ainsi que par la prière et le sacrifice des premiers membres, en l'absence de tout recours humain. Il n'y avait que jeunesse, bonne humeur et désir d'accomplir la volonté de Dieu.

Dès le début, l'arme de l'Opus Dei a été la prière, la vie offerte, le renoncement silencieux à tout égoïsme, pour le service des âmes. Comme je le disais tout à l'heure, on vient à l'Opus Dei recevoir un esprit qui induit précisément à tout donner, sans cesser de travailler professionnellement par amour pour Dieu et, à travers Lui, pour ses créatures.

La garantie qu'un refroidissement ne se produira pas et que mes fils ne perdront jamais cet esprit? Je sais que les œuvres humaines s'usent avec le temps; mais cela ne se produit pas pour les œuvres divines, à moins que les hommes ne les avilissent. C'est lorsqu'on perd l'impulsion divine qu'apparaissent la corruption, la décadence, et alors seulement. Dans notre cas, l'intervention de la Providence est clairement visible, qui a fait – en si peu de temps, quarante années – que cette vocation divine spécifique soit reçue et exercée, parmi les citoyens ordinaires, pareils aux autres, dans des nations si diverses.

L'Opus Dei a pour fin, je le répète une fois de plus, la sainteté de chacun de ses membres, hommes et femmes, au lieu même qu'ils occupaient dans la société. Si l'on ne vient pas à l'Opus Dei pour devenir saint, en dépit de ses faiblesses – c'est-à-dire en dépit de ses propres misères, de ses erreurs personnelles –, on en sortira aussitôt. Je pense que la sainteté appelle la sainteté, et je demande à Dieu que cette conviction profonde, cette vie de foi ne fassent jamais défaut dans l'Opus Dei. Comme vous le voyez, nous ne nous fions pas exclusivement à des garanties humaines ou juridiques. Les œuvres que Dieu inspire évoluent au rythme de la grâce. La seule recette que j'aie, la voici: être saints, vouloir être saints, d'une sainteté personnelle.

69 Pourquoi y a-t-il des prêtres dans une institution nettement laïque comme l'Opus Dei? Tout membre de l'Opus Dei peut-il devenir prêtre, ou seulement ceux qui sont choisis par les directeurs?

– Quiconque veut se sanctifier dans son propre état peut recevoir la vocation à l'Opus Dei, que l'on soit célibataire, marié ou veuf; que l'on soit laïc ou prêtre séculier.

C'est pourquoi des prêtres diocésains s'associent également à l'Opus Dei et ils restent prêtres diocésains, puisque l'Œuvre les aide à chercher la plénitude de la vie chrétienne, celle qui est propre à leur état, grâce à la sanctification de leur travail ordinaire, qui est précisément le ministère sacerdotal au service de leur évêque, du diocèse et de l'Église entière. Dans leur cas non plus, le lien qui les unit à l'Opus Dei ne modifie pas leur condition: ils continuent à se dédier pleinement aux missions que leur confie leur Ordinaire et aux autres apostolats et activités qu'ils doivent accomplir, sans que jamais l'Œuvre n'interfère dans ces tâches et ils se sanctifient en pratiquant le plus parfaitement possible les vertus propres au sacerdoce.

Outre les prêtres, qui s'associent à l'Opus Dei après avoir reçu les ordres sacrés, il y a, dans l'Œuvre, des prêtres séculiers qui ont reçu le sacrement de l'ordre, une fois entrés dans l'Opus Dei, auquel ils adhéraient, donc, alors qu'ils étaient encore des laïcs, des chrétiens ordinaires. Ils ne sont qu'un nombre très restreint, par comparaison avec l'ensemble des membres – ils n'atteignent pas deux pour cent – et ils se consacrent à servir les fins apostoliques de l'Opus Dei par le ministère sacerdotal, en renonçant plus ou moins, selon le cas, à la profession civile qu'ils exerçaient. Ce sont, en effet, des hommes de diverses professions ou des travailleurs appelés au sacerdoce après avoir acquis une compétence professionnelle et avoir exercé leur métier durant des années, en tant que médecin, ingénieur, mécanicien, paysan, instituteur, journaliste, etc. Ils font en outre, sans hâte, des études approfondies dans les disciplines ecclésiastiques appropriées, jusqu'à l'obtention d'un doctorat. Et cela, sans perdre la mentalité caractéristique de leur profession civile et de leur milieu; de sorte que, lorsqu'ils reçoivent les ordres sacrés, ils sont médecins-prêtres, avocats-prêtres, ouvriers-prêtres, etc.

Leur présence est nécessaire à l'apostolat de l'Opus Dei. Cet apostolat, ce sont les laïcs essentiellement qui l'exercent, comme je l'ai dit. Chaque membre s'efforce d'être apôtre dans le milieu où s'inscrit son travail, et de rapprocher les âmes du Christ par l'exemple et la parole: le dialogue. Mais dans l'apostolat, en conduisant les âmes dans les voies de la vie chrétienne, on aboutit au mur sacramentel. La fonction sanctifiante du laïc a besoin de la fonction sanctifiante du prêtre, qui administre le sacrement de la pénitence, célèbre l'Eucharistie et proclame la parole de Dieu au nom de l'Église. Et comme l'apostolat de l'Opus Dei présuppose une spiritualité spécifique, il est indispensable que le prêtre soit également un vivant témoignage de cet esprit particulier.

Outre le service qu'ils rendent aux autres membres de l'Œuvre, ces prêtres peuvent être, et sont en fait, au service de beaucoup d'autres âmes. Le zèle sacerdotal qui les inspire doit être tel que nul ne passe à côté d'eux sans recevoir un peu de la lumière du Christ. Mieux encore, l'esprit de l'Opus Dei, qui ne connaît ni chapelles ni distinctions, les induit à se sentir intimement et efficacement unis à leurs frères, les autres prêtres séculiers; ils se sentent, et sont en fait, prêtres diocésains dans tous les diocèses où ils travaillent et qu'ils tâchent de servir avec persévérance et efficacité.

Je désire faire observer, car c'est une réalité très importante, que les membres laïcs de l'Opus Dei qui reçoivent les ordres sacerdotaux ne changent pas de vocation. Quand ils embrassent le sacerdoce, répondant librement à l'invitation des directeurs de l'Œuvre, ils ne le font pas dans l'esprit de s'unir ainsi plus étroitement à Dieu et ils ne tendent pas plus efficacement à la sainteté: ils savent parfaitement que la vocation laïque est pleine et complète en soi, que leur don à Dieu dans l'Opus Dei était, dès le premier instant, un chemin clair, leur permettant d'atteindre la perfection chrétienne. L'ordination n'est donc, en aucune manière, une espèce de couronnement de la vocation à l'Opus Dei: c'est un appel adressé à certains, pour qu'ils servent les autres d'une façon nouvelle. Par ailleurs, dans l'Œuvre, il n'y a pas deux classes de membres, prêtres et laïcs: tous sont, et se sentent, égaux, et tous vivent le même esprit: la sanctification dans leur propre état.

70 Vous avez parlé fréquemment du travail: pourriez-vous dire quel rang le travail occupe dans la spiritualité de l'Opus Dei?

– La vocation à l'Opus Dei ne change, ni ne modifie en aucune façon la condition, l'état de vie, de celui qu'elle touche. Et comme la condition humaine est le travail, la vocation surnaturelle à la sainteté et à l'apostolat, selon l'esprit de l'Opus Dei, confirme la vocation humaine au travail. L'immense majorité des membres de l'Œuvre sont des laïcs, des chrétiens ordinaires; leur condition est celle de gens qui exercent une profession, un métier, une occupation, souvent absorbants, grâce auxquels ils gagnent leur vie, entretiennent leur famille, contribuent au bien commun, développent leur personnalité.

La vocation à l'Opus Dei vient confirmer tout cela; c'est au point que l'un des signes essentiels de cette vocation est précisément de vivre dans le monde et d'y accomplir un travail – en tenant compte, je le redis, des imperfections personnelles de chacun – de la manière la plus parfaite possible, tant du point de vue humain que du point de vue surnaturel. C'est-à-dire un travail qui contribue efficacement à l'édification de la cité terrestre– et qui est, par conséquent, exécuté avec compétence et dans un esprit de service – et à la consécration du monde, et qui, donc, est sanctifiant et sanctifié.

Ceux qui veulent vivre parfaitement leur foi et pratiquer l'apostolat selon l'esprit de l'Opus Dei, doivent se sanctifier grâce à la profession, sanctifier la profession et sanctifier les autres par la profession. En vivant de la sorte, sans se distinguer par conséquent des autres citoyens, en étant pareils à ceux qui travaillent à leurs côtés, ils s'efforcent de s'identifier au Christ et ils imitent ses trente années de travail dans l'atelier de Nazareth.

Car cette tâche ordinaire n'est pas seulement le milieu dans lequel ils ont à se sanctifier, mais la matière même de leur sainteté: parmi les incidents de la journée, ils découvrent la main de Dieu et trouvent un stimulant à leur vie de prière. L'occupation professionnelle elle-même le met en contact avec d'autres personnes – parents, amis, collègues – et avec les grands problèmes qui affectent leur société ou le monde entier, et elle leur offre ainsi l'occasion de faire le don de soi au service des autres qui est essentiel aux chrétiens. Ainsi doivent-ils s'efforcer de rendre un véritable et authentique témoignage du Christ, pour que tout le monde apprenne à connaître et à aimer le Seigneur, à découvrir que la vie normale dans le monde et le travail quotidien peuvent être une occasion de rencontre avec Dieu.

En d'autres termes, la sainteté et l'apostolat ne font qu'une seule et même chose avec la vie des membres de l'Œuvre, et c'est pourquoi le travail est le pivot de leur vie spirituelle. Leur don à Dieu se greffe sur le travail, qu'ils exerçaient avant d'entrer à l'Œuvre et qu'ils continuent d'exercer après.

Quand j'ai commencé, dès les premières années de mon activité pastorale, à prêcher de la sorte, certains ne m'ont pas compris, d'autres furent scandalisés: ils étaient accoutumés à entendre parler du monde dans un sens péjoratif. Le Seigneur m'avait fait comprendre, et j'essayais de le faire comprendre aux autres, que le monde est bon, parce que les œuvres de Dieu sont toujours parfaites, et que c'est nous les hommes qui rendons le monde mauvais par le péché.

Je disais alors, et je continue à dire aujourd'hui, que nous devons aimer le monde, parce que, dans le monde, nous trouvons Dieu, parce que, dans les incidents et les événements du monde, Dieu se manifeste et se révèle à nous.

Le mal et le bien se mêlent dans l'histoire humaine, et le chrétien doit donc être une créature qui sache discerner; mais jamais ce discernement ne peut l'induire à nier la bonté des œuvres de Dieu; il lui faut, au contraire, reconnaître le divin qui se manifeste dans l'humain, jusque sous nos propres faiblesses. Une bonne devise pour la vie chrétienne peut se trouver dans les paroles de l'Apôtre: Tout est à vous; mais vous êtes au Christ et le Christ est à Dieu (1Co 3, 23), de manière à réaliser les desseins de ce Dieu qui veut sauver le monde.

71 Pourriez-vous me parler un peu de l'expansion de 1'Œuvre au cours de ses quarante années de vie? Quels sont ses apostolats les plus importants?

– Je dois dire avant tout combien je remercie Dieu Notre Seigneur de m'avoir permis de voir l'Œuvre, quarante ans seulement après sa fondation, répandue dans le monde entier. Quand elle naquit, en 1928, en Espagne, elle naquit déjà romaine, ce qui pour moi veut dire catholique, universelle. Et sa première impulsion fut, naturellement, de s'étendre à tous les pays.

En pensant à toutes ces années qui ont passé, il revient à ma mémoire de nombreux faits qui me remplissent de joie: car, mêlés aux difficultés et aux peines qui sont, dans une certaine mesure, le sel de la vie, ils me rappellent l'efficacité de la grâce de Dieu et le don – généreux et joyeux – qu'ont fait d'eux-mêmes tant d'hommes et de femmes qui ont su être fidèles. Je veux en effet manifester clairement que l'apostolat essentiel de l'Opus Dei est celui que réalise individuellement chaque membre dans son propre lieu de travail, dans sa famille, parmi ses amis. Action qui n'attire pas l'attention, difficile à traduire en statistiques, mais génératrice de fruits de sainteté dans des milliers d'âmes, qui vont à la suite du Christ, silencieusement et efficacement, dans leur tâche professionnelle quotidienne.

Il n'y a guère plus à dire sur ce sujet. Je pourrais certes vous raconter la vie exemplaire de bien des personnes, mais cela dénaturerait la beauté humaine et divine de cette action, en lui enlevant son intimité. Il serait pire encore de la réduire à des chiffres ou à des statistiques, car cela reviendrait à vouloir cataloguer en pure perte les fruits de la grâce dans les âmes.

Je peux vous parler des apostolats que les membres de l'Œuvre dirigent en de nombreux pays. Ce sont des activités aux fins spirituelles et apostoliques, où l'on s'efforce de travailler avec soin et avec perfection, sur le plan humain même, et auxquelles collaborent bien d'autres personnes qui ne sont pas de l'Opus Dei, mais comprennent la valeur surnaturelle de ce travail, ou qui apprécient sa valeur humaine; c'est le cas de nombreux non-chrétiens qui nous aident efficacement. Il s'agit toujours de tâches laïques et séculières, animées par des citoyens courants, usant de leurs droits civiques normaux, en accord avec les lois de chaque pays, et toujours menées avec sens professionnel. Autrement dit, il s'agit d'activités qui n'aspirent à aucune sorte de privilège ou de traitement de faveur.

Vous connaissez probablement une activité de ce genre, réalisée à Rome: le centre Elis, orienté vers la qualification professionnelle et la formation intégrale d'ouvriers, à l'aide d'écoles, d'activités sportives et culturelles, de bibliothèques, etc. Cette œuvre répond aux besoins de Rome et aux circonstances particulières du milieu humain où elle a surgi, le quartier du Tiburtino. Des activités semblables existent à Chicago, Madrid, Mexico et dans bien d'autres endroits.

Un autre exemple pourrait être celui du Strathmore College of Arts and Science, à Nairobi. Il s'agit d'un college préuniversitaire, par lequel sont passés des centaines d'étudiants du Kenya, de l'Ouganda et de la Tanzanie. Grâce à lui, quelques Kenyans de l'Opus Dei ont, avec d'autres concitoyens, réalisé un profond travail éducatif et social; il a été le premier centre de l'Afrique de l'Est à réaliser une intégration raciale complète et, par son action, il a beaucoup contribué à l'africanisation de la culture. La même chose pourrait être dite de Kianda College, également à Nairobi, qui réalise un travail considérable de formation de la nouvelle femme africaine.

Je pourrais citer aussi, comme un exemple de plus, une autre activité: l'université de Navarre. Dès sa fondation, en 1952, elle s'est développée au point de compter maintenant 18 facultés, écoles et instituts, où plus de six mille élèves poursuivent leurs études. Contrairement à ce qu'ont écrit récemment certains journaux, je dois dire que l'université de Navarre n'a pas été soutenue par des subventions de l'Etat. L'Etat espagnol ne subventionne en aucune manière les frais de fonctionnement; il n'a fait que contribuer par quelques subventions à la création de nouveaux postes d'enseignement. L'université de Navarre se maintient grâce à l'aide de personnes et d'associations privées. Le système d'enseignement et de vie universitaire, inspiré par le critère de la responsabilité personnelle et de la solidarité entre tous ceux qui y travaillent, s'est révélé efficace, et représente une expérience très positive dans le contexte actuel de l'Université dans le monde.

Je pourrais parler d'activités de ce type aux États-Unis, au japon, en Argentine, en Australie, aux Philippines, en Angleterre, en France, etc. Mais ce n'est pas nécessaire. Il suffit de dire que l'Opus Dei s'étend actuellement aux cinq continents, et que des personnes de plus de quatre-vingts nationalités et de races et de conditions les plus diverses, en font partie.

72 Pour terminer: êtes-vous satisfait de ces quarante ans d'activité? Les expériences de ces dernières années, les changements sociaux, le concile Vatican II, etc., vous auraient-ils suggéré quelques changements de structure?

– Satisfait? Je ne puis m'empêcher de l'être, quand je vois que, malgré mes misères personnelles, le Seigneur a opéré, autour de cette Œuvre de Dieu, tant de merveilles.

Pour un homme qui vit de la foi, la vie sera toujours l'histoire des miséricordes divines. Peut-être est-il difficile de lire dans certains moments de cette histoire, car tout peut sembler inutile et peut même paraître échouer; d'autres fois, le Seigneur laisse paraître des fruits abondants, et il est naturel, alors, que le cœur exulte en action de grâces.

Une de mes plus grandes joies a été précisément que le concile Vatican II ait proclamé très clairement la vocation divine du laïcat. Sans la moindre prétention, il m'est permis de dire qu'en ce qui concerne notre esprit, le Concile n'est certes pas une invitation à le modifier; bien au contraire, il a confirmé ce que – par la grâce de Dieu – nous pratiquions et enseignions depuis tant d'années. La caractéristique principale de l'Opus Dei, ce n'est pas d'être une technique ou une méthode d'apostolat, ni une structure déterminée, mais un esprit qui porte précisément à sanctifier le travail ordinaire.

Les erreurs et les misères personnelles, je le répète, nous y sommes tous sujets. Et nous avons tous à nous examiner sérieusement en présence de Dieu et à confronter notre propre vie avec ce que le Seigneur exige de nous. Mais sans oublier le plus important: si scires donum Dei! (Jn 4, 10), si vous reconnaissiez le don de Dieu! dit Jésus à la Samaritaine. Et saint Paul ajoute: Ce trésor, nous le portons en des vases d'argile, pour qu'on voie bien que cette extraordinaire puissance appartient à Dieu et ne vient pas de nous (2Co 4, 7).

L'humilité, l'examen chrétien consistent d'abord à reconnaître le don de Dieu. Il s'agit de bien autre chose que de se contracter devant le cours que prennent les événements, que de se sentir inférieurs ou découragés devant l'histoire. Dans la vie personnelle, et parfois aussi dans la vie des associations ou des institutions, il peut y avoir des choses à modifier, et même beaucoup; mais l'attitude à prendre, pour un chrétien, au moment d'affronter ces problèmes doit être avant tout de s'émerveiller devant la grandeur des œuvres de Dieu comparées avec la petitesse humaine.

L'aggiornamento doit se faire, avant tout, dans la vie personnelle, de manière à la rendre conforme à cette vieille nouveauté qu'est l'Évangile. Être à jour, cela signifie s'identifier au Christ, qui n'est pas un personnage passé de mode: le Christ vit et vivra toujours: hier et aujourd'hui, éternellement (Hb 13, 8).

Quant à l'Opus Dei considéré dans son ensemble, on peut bien dire, sans aucune espèce d'arrogance, et par reconnaissance pour la bonté de Dieu, qu'il n'y aura jamais pour lui aucun problème d'adaptation au monde: jamais il ne se trouvera dans la nécessité de se mettre à jour. Dieu notre Seigneur a mis l'Œuvre à jour une fois pour toutes, en lui donnant ces caractéristiques particulières, laïques; et elle n'aura jamais besoin de s'adapter au monde, parce que tous ses membres sont du monde; elle ne sera jamais à la remorque du progrès humain, puisque tous les membres de l'Œuvre, à côté des autres hommes qui vivent dans le monde, créent eux-mêmes ce progrès par leur travail ordinaire.

 «    L'UNIVERSITE AU SERVICE DE LA SOCIETE ACTUELLE    » 

73 Monseigneur, nous souhaiterions que vous nous disiez quels sont, à votre avis, les buts essentiels de l'Université et en quels termes vous situez l'enseignement de la religion dans les études universitaires?

– L'Université – vous le savez parce que vous êtes en train de vivre cette réalité, ou du moins vous désirez la vivre – doit, de la position de première importance qui est la sienne, contribuer au progrès humain. Comme les problèmes qui se posent dans la vie des peuples sont multiples et complexes – spirituels, culturels, sociaux, économiques, etc. –, la formation que doit donner l'Université doit embrasser tous ces aspects.

Il ne suffit pas de désirer travailler au bien commun; pour que ce désir soit efficace, il faudra former des hommes et des femmes capables d'acquérir une bonne préparation et capables, ensuite, de faire participer les autres aux fruits de cette plénitude à laquelle ils sont arrivés.

La religion est la plus grande révolte de l'homme qui ne veut pas vivre comme une bête, qui ne se conforme à sa fin ni ne s'apaise que s'il fréquente et connaît le Créateur: l'étude de la religion est une nécessité fondamentale. Un homme qui n'aurait pas de formation religieuse serait incomplètement formé. Voilà pourquoi la religion doit être présente dans l'Université; et son enseignement doit se situer à un niveau supérieur, scientifique, à un niveau de bonne théologie. Une Université où la religion est absente est une Université incomplète: elle ignore en effet une dimension fondamentale de la personne humaine qui n'exclut pas les autres dimensions mais, au contraire, les exige.

Par ailleurs, personne n'a le droit de violer la liberté des consciences: l'enseignement de la religion doit être libre, ce qui n'empêche pas le chrétien de savoir que, s'il veut être d'accord avec sa foi, il a la grave obligation de bien se former en cette matière et, par conséquent, d'avoir une culture religieuse, la doctrine nécessaire pour vivre selon la foi et pouvoir être témoin du Christ par l'exemple et la parole.

74 L'étape historique dans laquelle nous nous trouvons manifeste une préoccupation toute spéciale pour la démocratisation de l'enseignement: son accessibilité à toutes les classes sociales. On ne conçoit pas que l'institution universitaire n'ait point de répercussion ni de fonction sociale. Quel sens donnez-vous à cette démocratisation et comment l'Université peut-elle remplir sa fonction sociale?

– Il faut que l'Université forme les étudiants dans un esprit de service: service de la société, promotion du bien commun grâce leur travail professionnel et à leur action civique. Les étudiants doivent être responsables, manifester une saine inquiétude pour les problèmes d'autrui et un esprit généreux qui les pousse à affronter ces problèmes et à tâcher de leur trouver la meilleure solution possible. Offrir tout cela à l'étudiant, telle est la tâche de l'Université.

Tous ceux qui en sont capables doivent avoir accès aux études supérieures, quels que soient leur origine sociale, leurs moyens financiers, leur race ou leur religion. Aussi longtemps qu'il y aura des barrières dans ce domaine, la démocratisation de l'enseignement ne sera qu'un vain mot.

Bref, l'Université doit être ouverte à tous et, d'autre part, elle doit former ses étudiants de telle manière que leur futur travail professionnel puisse être mis au service de tous.

75 Beaucoup d'étudiants se sentent solidaires et désirent adopter une attitude active devant le spectacle qu'ils observent dans le monde entier de tant de personnes qui souffrent physiquement et moralement, ou qui vivent dans l'indigence. Quels idéaux sociaux offririez-vous à la jeunesse intellectuelle d'aujourd'hui?

– L'idéal consiste surtout en la réalité d'un travail bien fait, en la préparation scientifique appropriée tout au long des années d'Université. Ceci dit, il y a des milliers d'endroits dans le monde où l'on a besoin de bras, où l'on attend une activité personnelle forte et fondée sur l'esprit de sacrifice. L'Université ne doit pas former des hommes qui, par la suite, se réservent avec égoïsme les bénéfices acquis au cours de leurs études. Elle doit, au contraire, les préparer à une activité faite d'aide généreuse envers le prochain et de fraternité chrétienne.

Bien souvent cette solidarité se limite à des manifestations orales ou écrites, quand ce ne sont pas des algarades stériles ou nuisibles. Personnellement, je mesure la solidarité aux actes de service; et je connais des milliers de cas d'étudiants espagnols et d'autres pays qui ont renoncé à construire leur petit monde à eux et qui se donnent aux autres, au moyen d'un travail professionnel qu'ils essaient de réaliser avec la plus grande perfection humaine possible dans l'enseignement, l'assistance, les œuvres sociales, etc., le tout avec un esprit toujours jeune et débordant de joie.

76 À propos de l'actualité politico-sociale de notre pays et des autres, à propos de la guerre, de l'injustice et de l'oppression, quelles responsabilités attribuez-vous à l'Université, en tant qu'association à vocation enseignante, aux professeurs et aux étudiants? L'Université peut-elle normalement admettre dans son enceinte une activité politique de la part des étudiants et des professeurs?

– Avant tout je tiens à dire que, dans cette conversation, je suis en train d'exprimer une opinion, la mienne, c'est-à-dire celle d'une personne qui, depuis sa seizième année – et j'en ai maintenant soixante-cinq – n'a pas perdu le contact avec l'Université. J'expose ma manière personnelle d'envisager cette question et non celle de l'Opus Dei qui, dans tout ce qui est temporel et de libre opinion, ne veut ni ne peut manifester aucun choix – chacun des membres de l'Œuvre, en effet, a et exprime librement un avis personnel dont il se rend aussi personnellement responsable –, étant donné que le but poursuivi par l'Opus Dei est exclusivement spirituel.

Pour en revenir à votre question, il me semble qu'il faudrait avant tout se mettre d'accord sur la signification du terme « politique ». Si par « politique » on entend s'intéresser et travailler à la paix, à la justice sociale, à la liberté de tous, en ce cas chacun à l'Université, et l'Université en tant qu'association à vocation enseignante, est dans l'obligation de faire siens ces idéaux et de favoriser la préoccupation qui permet de résoudre les grands problèmes de la vie humaine.

Si au contraire on entend par politique, la solution concrète d'un problème donné à côté d'autres solutions légitimes et possibles, ainsi s'opposant à ceux qui soutiennent le contraire, j'estime alors que l'Université n'est pas l'endroit où il faut décider de ce genre de choses.

L'Université est un endroit où l'on se prépare à donner des solutions à ce problème; c'est une maison commune, un centre d'études et d'amitié; c'est un foyer où se rassemblent dans un esprit de collaboration et de paix des personnes de tendances diverses qui incarnent, en toutes périodes, l'expression du pluralisme légitime qui se manifeste dans la société.

77 Si les circonstances politiques d'un pays en arrivaient à une situation telle qu'un universitaire, professeur ou étudiant, estime en conscience qu'il devient préférable de politiser l'Université parce qu'il n'a pas en son pouvoir les moyens licites d'éviter la dégradation générale de la nation, pourrait-il agir de la sorte en faisant ainsi usage de sa liberté?

– S'il n'existait, dans un pays donné, absolument aucune liberté politique, il se produirait peut-être une dénaturalisation de l'Université. Celle-ci, cessant d'être la maison commune, se convertirait en un champ de bataille où s'opposeraient des factions rivales.

J'estime cependant qu'il serait préférable de consacrer ces années à une préparation sérieuse, à la formation d'une mentalité sociale afin que ceux qui demain dirigeront et qui aujourd'hui étudient ne tombent point dans cette aversion de la liberté personnelle qui est quelque chose de vraiment pathologique. Si l'Université devient l'endroit où l'on débat et résout des problèmes politiques il s'ensuivra aisément la perte de la sérénité académique et un esprit de parti pris dans la formation des étudiants; de cette manière-là, l'Université et le pays traîneront toujours derrière eux le mal chronique du totalitarisme, de quelque obédience qu'il soit.

Il doit être cependant clair qu'en disant que l'Université n'est pas un lieu approprié à la politique, je n'exclus pas – je le souhaite au contraire – que les aspirations de tous les citoyens suivent leurs cours normal. Bien que, sur ce point, mon opinion soit des plus concrètes, je ne veux rien ajouter parce que ma mission n'est pas politique mais sacerdotale. Ce que je vous dis, c'est en tant qu'universitaire que je vous le dis; et tout ce qui regarde l'Université me passionne. Je ne fais pas de politique, ni ne veux ni ne peux en faire; mais ma mentalité de juriste et de théologien – ma foi chrétienne aussi – me poussent à être toujours du côté de la liberté légitime de tous les hommes. Personne ne peut prétendre imposer, dans les questions temporelles, des dogmes qui, de fait, n'existent point. Devant n'importe quel problème concret, la solution consiste à bien l'étudier et ensuite à agir en conscience, avec une liberté personnelle et avec une responsabilité elle aussi personnelle.

78 Quelles sont, à votre avis, les fonctions des associations ou des syndicats d'étudiants? Comment doit-on envisager leurs relations avec les autorités académiques?

– Vous me demandez d'exprimer un jugement sur une question bien vaste. Je ne vais donc pas descendre jusqu'aux plus petits détails; je me contenterai de quelques idées générales. J'estime que les associations d'étudiants doivent intervenir dans les questions spécifiquement universitaires. Il faut qu'il y ait des représentants élus librement par leurs camarades, qui entretiennent des relations avec les autorités académiques, conscients de ce qu'ils doivent travailler à l'unisson dans une tâche commune: il y a là une nouvelle et excellente occasion de rendre vraiment service.

Ici s'impose un statut qui règle les moyens de réaliser cette tâche avec efficacité, avec justice et de manière rationnelle: les questions doivent être bien travaillées et bien pensées. Si les solutions proposées sont étudiées à fond, issues d'un désir de construire et non de fomenter des oppositions, elles acquerront une autorité intrinsèque qui les fera s'imposer d'elles-mêmes.

Voilà pourquoi il est nécessaire que les représentants des associations jouissent d'une sérieuse formation: qu'ils aiment en premier lieu la liberté des autres ainsi que leur propre liberté et la responsabilité qui en découle; et ils ne cherchent pas à briller ni à s'attribuer par la suite des pouvoirs qu'ils ne possèdent point; qu'ils cherchent, au contraire, le bien de l'Université, c'est-à-dire celui de leurs compagnons d'études. Il faut, de même, que les électeurs choisissent leurs représentants eu égard à ces qualités et non pour des motifs étrangers à l'efficacité de leur Alma Mater: ce n'est qu'ainsi que l'Université devient un foyer rayonnant de paix, un creuset, débordant d'une inquiétude sereine et noble, conditions qui faciliteront l'étude et la formation de chacun.

79 Quel sens donnez-vous à la liberté d'enseignement et dans quelles conditions la jugez-vous nécessaire? En ce sens quelles sont les attributions qu'il faut réserver à l'État dans le domaine de l'enseignement supérieur? Estimez-vous que l'autonomie soit un principe fondamental dans l'organisation de l'Université? Pourriez-vous nous donner les grandes lignes sur lesquelles se fonde le système de l'autonomie?

– La liberté d'enseignement n'est qu'un aspect de la liberté en général. Je considère que la liberté personnelle est nécessaire à tous les hommes pour tout ce qui, est moralement licite. Liberté d'enseignement donc, à tous les niveaux et pour toutes les personnes. Ce qui revient à dire que toute personne ou association reconnues capables de fonder des centres d'enseignement doivent pouvoir le faire à conditions égales et sans entraves inutiles.

La fonction de l'État varie selon la situation sociale: elle est différente en Allemagne ou en Angleterre, au,Japon ou aux États-Unis, pour parler de pays dont les structures quant à l'éducation sont fort diverses. L'État a des fonctions évidentes de promotion, de contrôle et de surveillance. Et cela exige des chances égales entre l'initiative privée et celle de l'État: surveiller ne signifie pas élever des obstacles ni empêcher ou limiter l'exercice de la liberté.

Voilà pourquoi Je considère que l'autonomie de l'enseignement est nécessaire; et « autonomie » revient à dire liberté d'enseignement. L'Université en tant qu'association à vocation enseignante doit jouir d'une indépendance analogue à celle de l'organe dans le corps vivant: liberté, dans sa tâche spécifique en vue du bien commun.

Voici quelques manifestations possibles de la réalisation effective de cette autonomie: liberté dans le choix des professeurs et des administrateurs; liberté dans l'établissement des programmes d'étude; possibilité de constituer un patrimoine propre et de l'administrer; en un mot, toutes les conditions requises pour que l'Université puisse jouir d'une vie propre. Et lorsqu'elle aura sa propre vie, elle saura se donner au bien de la société tout entière.

80 L'on perçoit, dans l'opinion étudiante, une critique de plus en plus vive à l'égard de la chaire à vie. Ce courant d'opinion vous semble-t-il opportun?

– Oui. Tout en reconnaissant que le niveau scientifique et humain du corps professoral espagnol est élevé, je préfère le système du contrat renouvelable. J'estime que celui-ci ne constitue pas un préjudice économique pour le professeur et qu'il le stimule à ne pas abandonner la recherche et à se perfectionner dans sa spécialisation. De cette manière, l'on évitera aussi de considérer les chaires comme des fiefs plutôt que comme une position d'où l'on peut mieux servir les autres.

Je n'exclus pas que le système des chaires à vie puisse donner de bons résultats dans certains pays, ni non plus que grâce à ce système il y ait des cas de professeurs très compétents qui, de leur chaire, rendent de véritables services de type universitaire. Mais j'estime que le système du contrat renouvelable contribue à augmenter le nombre de ces cas, ce qui permet d'arriver à l'idéal où pratiquement tous les professeurs réunissent ces conditions.

81 Ne pensez-vous pas qu'après le concile Vatican II, des expressions comme « collèges de l'Église », « collèges catholiques », « Universités de 1'Église », etc., sont dépassées? Ne pensez-vous pas que de telles expressions compromettent indûment l'Église ou font penser à des privilèges?

– Non, ce n'est pas mon avis, du moins si par « collèges de l'Église », « collèges catholiques », etc. on se réfère à l'application du droit qu'a l'Église, ainsi que les ordres et les congrégations religieuses, de créer des centres d'enseignement. Fonder un collège ou une Université ne constitue pas un privilège mais plutôt une charge lorsqu'on veille à ce qu'ils soient des centres ouverts à tout le monde, et pas simplement à ceux qui disposent de revenus suffisamment élevés.

Le Concile n'a pas voulu qualifier de dépassées les institutions d'enseignement confessionnel; il a seulement voulu faire remarquer qu'il y a un autre mode de présence chrétienne dans l'enseignement – un mode plus nécessaire même et plus universel, mode que les membres de l'Opus Dei vivent depuis tant d'années – et qui consiste en l'initiative libre de citoyens dont le travail professionnel est l'éducation au sein des centres érigés par l'État et hors de ceux-ci. Il s'agit d'une nouvelle preuve de ce que l'Église a actuellement une pleine conscience de la fécondité de l'apostolat des laïcs.

Mais je dois aussi avouer que je n'ai guère de sympathie pour des expressions telles que école catholique, collège de l'Église, etc., tout en respectant l'opinion de ceux qui pensent le contraire. Je préfère que les réalités se distinguent à leurs fruits, plutôt qu'à leur nom. Un collège sera effectivement chrétien si, tout en étant comme les autres et en s'appliquant à se surpasser, il réalise une tâche de formation complète – chrétienne y compris – dans un climat de liberté personnelle et dans le souci d'une justice sociale d'ailleurs impérieuse. S'il fait réellement tout cela, la question du nom aura perdu de son importance. Personnellement, je le répète, je préfère éviter ces adjectifs.

82 En tant que grand chancelier de l'université de Navarre, nous aimerions que vous nous parliez des principes dont vous vous êtes inspiré en la fondant et de la signification qu'elle a actuellement dans le panorama universitaire espagnol.

– L'université de Navarre a fait son apparition en 1952 – après des années de prière, j'éprouve de la joie à le dire –; elle est née de l'espoir de faire surgir une institution universitaire où se réaliseraient les idéaux culturels et apostoliques d'un groupe de professeurs qui avaient profondément pris conscience de l'importance de la fonction enseignante. Cette institution aspirait alors – elle aspire aujourd'hui – à contribuer, coude à coude avec les autres universités, à la recherche d'une solution à un grave problème de l'éducation: l'Espagne et beaucoup d'autres pays ont besoin d'hommes bien préparés pour construire une société plus juste.

Au moment de sa fondation, ceux qui l'ont commencée n'étaient pas étrangers à l'Université espagnole: c'étaient des professeurs formés et ayant enseigné à Madrid, Barcelone, Séville, Saint-Jacques de Compostelle, Grenade et d'autres universités similaires. Cette étroite collaboration – j'oserai dire qu'il s'agit d'une collaboration plus étroite que celle qu'ont entre elles d'autres universités, même voisines – n'a pas cessé de se manifester par des échanges et des visites fréquentes entre professeurs, des congrès internationaux où l'on travaille à l'unisson. Un contact semblable a existé et existe avec les meilleures universités d'autres pays; ce fait vient d'être confirmé par la toute récente promotion, au titre de docteurs honoris causa, de professeurs de la Sorbonne, de Harvard, de Coïmbra, de Munich et de Louvain.

L'université de Navarre a également permis de canaliser l'aide de tant de personnes qui se rendent compte de ce que les études universitaires constituent une base fondamentale pour le progrès du pays, lorsqu'elles sont ouvertes à tous ceux qui méritent d'étudier, quelles que soient leurs ressources. L'Association des amis de l'université de Navarre est une réalité; grâce à son aide généreuse, elle est déjà parvenue à distribuer un grand nombre de bourses d'études. Ce nombre augmentera de plus en plus, tout comme le nombre d'étudiants afro-asiatiques et latino-américains.

83 Certains ont écrit que l'université de Navarre est une université de riches et qu'en outre elle reçoit une abondante subvention de l'État. En ce qui concerne le premier point, nous savons qu'il n'en est pas ainsi parce que nous sommes aussi étudiants et que nous connaissons nos camarades. Mais qu'en est-il au juste des subventions de l'État?

– Il existe à ce sujet des données concrètes dont tout le monde peut prendre connaissance parce qu'elles ont été diffusées par la presse. Elles montrent que, les frais étant approximativement les mêmes que ceux des autres universités, il y a un nombre plus élevé que dans n'importe quelle autre université du pays, d'étudiants qui bénéficient d'une aide financière pour leurs études à l'université de Navarre. Je puis vous dire que ce nombre va encore augmenter pour arriver à un pourcentage supérieur ou au moins similaire à celui de l'Université non espagnole qui se distingue le plus par ses efforts en matière de promotion sociale.

Je comprends que l'attention soit attirée lorsqu'on voit l'université de Navarre, organisme vivant qui fonctionne de manière admirable, et que cela fasse supposer d'énormes moyens financiers. Mais en considérant les choses de cette façon, on ne tient pas compte de ce que les ressources matérielles ne sont pas suffisantes pour qu'une entreprise aille de l'avant avec bonheur. La vie de ce centre universitaire, en effet, doit beaucoup au dévouement, à l'enthousiasme serein et au travail qu'ont consacrés à l'université les professeurs, les étudiants, les employés, les appariteurs et ces excellentes et bien-aimées femmes de Navarre qui font le ménage, tous en un mot. S'il en eût été autrement, l'Université n'aurait pu acquérir de fondements durables.

Économiquement, l'université est financée par des subventions. Tout d'abord celles de la Diputación de Navarra pour les dépenses de fonctionnement. Il faut également signaler que la commune de Pampelune a cédé des terrains sur lesquels sont et seront construits les édifices, suivant en cela la coutume des municipalités de tant de pays. Vous connaissez par expérience l'intérêt moral et économique que suppose, pour une région comme celle de la Navarre et particulièrement pour Pampelune, le fait de pouvoir compter sur une université moderne qui donne à tous la possibilité de recevoir un enseignement supérieur solide.

Vous m'interrogez sur les subventions de l'État. L'État espagnol ne donne aucune aide pour les dépenses de fonctionnement de l'université de Navarre. Il a fait parvenir quelques subventions pour la création de nouveaux postes d'enseignement, qui allègent le grand effort économique que demandent les nouvelles installations.

Une autre source de revenus, en particulier pour l'École technique supérieure d'ingénieurs industriels, est constituée par les Corporations du Guipuzcoa, et, notamment la Caisse d'Épargne provinciale du Guipuzcoa.

L'aide de fondations espagnoles ou étrangères, nationales et privées, a occupé une place de premier plan dès les débuts de l'université: ainsi, une importante dotation officielle des États-Unis a permis de monter le matériel scientifique de l'Ecole des ingénieurs industriels. L'œuvre d'assistance allemande Misereor a contribué à la mise en œuvre des nouveaux édifices; il faut signaler aussi l'aide de la Fondation Huarte pour les recherches sur le cancer, les contributions de la fondation Gulbenkian, etc.

Il y a ensuite l'aide à laquelle nous sommes le plus sensibles: celle de milliers de personnes, de toutes les classes sociales, dont beaucoup ont de modiques revenus, qui, en Espagne et hors d'Espagne, collaborent dans la mesure de leurs moyens au soutien de l'université.

Enfin, on ne peut oublier les entreprises qui accordent leur intérêt et leur coopération aux efforts de recherche scientifique de l'université ou l'aident autrement.

Vous pensez peut-être qu'avec tout cela il y a trop d'argent. Eh bien, non! L'université de Navarre est encore et toujours en déficit. Je souhaiterais que davantage encore de personnes et de fondations nous aident à pouvoir continuer avec une plus large extension ce travail de service et de promotion sociale.

84 Comme fondateur de l'Opus Dei et promoteur, indirectement, d'une large gamme d'institutions universitaires dans le monde entier pourriez-vous nous dire quels motifs ont poussé l'Opus Dei à les créer et, d'autre part, quelles sont les caractéristiques principales de l'apport de l'Opus Dei à l'enseignement supérieur?

– Le but que poursuit l'Opus Dei est de faire en sorte que, dans le monde entier, un grand nombre de personnes sachent théoriquement et pratiquement que sanctifier le travail de tous les jours est chose possible. Que l'on peut aussi chercher la sainteté chrétienne au milieu de la rue, sans abandonner la tâche à laquelle le Seigneur a voulu nous appeler. Voilà pourquoi l'apostolat le plus important de l'Opus Dei est celui que réalisent individuellement ses membres au moyen d'un travail professionnel fait avec la plus grande perfection humaine possible – malgré mes erreurs personnelles et celles que chacun peut commettre – dans tous les milieux et tous les pays, car des personnes de quelque quatre-vingts nations, de toutes races et de toutes conditions sociales, appartiennent à l'Opus Dei.

Par ailleurs l'Opus Dei en tant qu'Association érige, avec le concours d'un grand nombre de personnes qui ne sont pas membres de l'Œuvre – et qui, souvent, ne sont pas chrétiennes –, des entreprises collectives au moyen desquelles l'Œuvre tâche de contribuer à la solution de tant de problèmes qui se posent dans le monde actuel. Ce sont des centres d'éducation, d'assistance, de promotion et de formation professionnelle, etc.

Les institutions dont vous me parlez ne constituent qu'un aspect de ces différentes activités. L'on peut résumer ainsi leurs caractéristiques: éducation fondée sur la liberté personnelle et sur la responsabilité, elle aussi personnelle. Avec la liberté et la responsabilité, l'on travaille volontiers et bien, et les contrôles, la surveillance deviennent inutiles: chacun, en effet, se sent chez lui et un simple horaire suffit. Il y a aussi l'esprit de coexistence sans aucune discrimination. C'est dans la coexistence que se forme la personne: chacun apprend alors que, pour pouvoir exiger que sa liberté soit respectée, il doit savoir respecter la liberté d'autrui. Enfin il y a l'esprit de fraternité humaine: les talents personnels doivent être mis au service des autres; sinon ils ne sont que de peu d'utilité. Les entreprises collectives qu'érige l'Opus Dei dans le monde entier sont toujours au service de tous parce qu'elles constituent un service chrétien.

85 En mai dernier, au cours d'une réunion que vous avez eue avec les étudiants de l'université de Navarre, vous avez promis un livre sur des thèmes estudiantins et universitaires. Pourriez-vous nous dire s'il paraîtra bientôt?

– Permettez une petite vanité à un vieil homme de plus de soixante ans: j'espère que ce livre sortira et qu'il rendra service aux professeurs et aux étudiants. Du moins y mettrai-je toute l'affection que j'ai pour 1'Université, une affection que je n'ai jamais perdue depuis mes premiers contacts avec celle-ci il y a si longtemps!

Le livre tardera peut-être encore un peu, mais il paraîtra. J'avais promis auparavant aux étudiants de Navarre une statue de la Vierge qui serait placée au milieu du Campus, pour qu'elle y bénisse l'amour pur et sain de votre jeunesse. Elle tarda un peu mais, au bout de quelque temps, la statue de Sainte Marie, Mère du Bel Amour, arrivait, spécialement bénie pour vous par le saint-père.

Pour ce qui est du livre, je dois vous prévenir de ne pas vous attendre à ce qu'il plaise à tout le monde. J'y exposerai mes opinions et j'espère qu'elles seront respectées par ceux qui pensent le contraire, tout comme je respecte toutes les opinions différentes de la mienne; tout comme je respecte ceux qui ont le cœur grand et généreux, même s'ils ne partagent pas ma foi dans le Christ. Je vous raconterai quelque chose qui m'est souvent arrivé, et la dernière fois c'était ici, à Pampelune. Un étudiant qui voulait me saluer s'approcha et me dit:

– Monseigneur, je ne suis pas chrétien, je suis musulman.

– Tu es fils de Dieu, comme moi, lui répondis-je. Et je l'ai embrassé de toute mon âme.

86 Enfin, pourriez-vous nous dire quelque chose, à nous qui travaillons dans la presse universitaire?

– C'est une grande chose que le journalisme, et le journalisme universitaire. Vous pouvez fortement contribuer à éveiller chez vos compagnons l'amour des nobles idéaux, le désir de surmonter l'égoïsme personnel, la sensibilité pour les activités collectives, la fraternité. Et maintenant je ne puis manquer, une fois de plus, de vous inviter à aimer la vérité.

Je ne vous cache pas que c'est pour moi une chose répugnante que la tendance au « sensationnalisme »de certains journalistes qui ne disent la vérité qu'à moitié. Informer ne consiste pas à rester à mi-chemin entre la vérité et le mensonge. Cela ne peut être appelé information, ce n'est pas moral. De même on ne peut appeler journalistes ceux qui mélangent à des demi-vérités beaucoup d'erreurs et même des calomnies préméditées. On ne peut les qualifier de journalistes parce qu'ils ne sont qu'une pièce dans l'engrenage – plus ou moins lubrifié – de n'importe quelle organisation qui propage des erreurs et qui sait qu'elles seront répétées à satiété, sans mauvaise foi mais par l'ignorance et la stupidité d'un grand nombre de personnes.

Je dois vous avouer que, pour ce qui me concerne, ces faux journalistes y gagnent: il ne se passe, en effet, pas un seul jour sans que je ne prie affectueusement le Seigneur pour eux, en lui demandant d'éclairer leur conscience.

Je vous demande donc de diffuser l'amour du bon journalisme, de celui qui ne se contente point de rumeurs non fondées, des on-dit inventés par des imaginations surchauffées. Informez avec des faits, des résultats, sans juger des intentions, plaçant les opinions légitimement diverses sur le même plan, sans vous abaisser à l'attaque personnelle. Il y aura bien difficilement une véritable coexistence là où fait défaut la véritable information, et l'information véritable est celle qui ne craint pas la vérité et qui ne se laisse pas emporter par des motifs d'opportunisme, de faux prestige, ou financiers.

 «    LA FEMME DANS LA VIE DU MONDE ET DE L'ÉGLISE    » 

87 Monseigneur, la présence de la femme se fait sentir de plus en plus dans la vie sociale, au-delà du cercle familial où elle se limitait, ou presque, jusqu'à présent. Que pensez-vous de cette évolution? Quelles sont à votre avis les conditions générales que doit réunir la femme pour accomplir la mission qui lui a été confiée?

– En premier lieu, il me semble opportun de ne pas opposer les deux mondes que vous venez de mentionner. De même que dans la vie de l'homme, mais avec des nuances très particulières, la famille et le foyer occuperont toujours dans la vie de la femme une place centrale; se consacrer aux tâches familiales constitue, c'est évident, une grande mission humaine et chrétienne. Toutefois, cela n'exclut pas la possibilité de se livrer à d'autres activités professionnelles – celle du foyer en est une également – dans les divers métiers et emplois dignes qui existent dans la société où l'on vit. On comprend, bien sûr, ce qu'on veut exprimer en posant le problème de la sorte; mais je pense qu'insister sur une opposition systématique – rien qu'en déplaçant l'accent – aboutirait facilement, du point de vue social, à une erreur pire que celle qu'on cherche à corriger, car il serait plus grave encore que la femme abandonnât la tâche qu'elle accomplit au profit des siens.

Sur le plan personnel, on ne peut davantage affirmer unilatéralement que la femme ne doive chercher sa plénitude qu'en dehors de son foyer, comme si le temps consacré à sa famille était un temps dérobé au développement et à l'épanouissement de sa personnalité. Le foyer – quel qu'il soit, car la femme non mariée doit aussi en avoir un – est un milieu particulièrement propice au développement de la personnalité. L'attention portée à la famille sera toujours pour la femme sa plus grande dignité: en prenant soin de son mari et de ses enfants ou, pour parler en termes généraux, en travaillant à créer autour d'elle cette ambiance accueillante et formatrice, la femme accomplit ce qu'il y a de plus irremplaçable dans sa mission et, par conséquent, elle peut atteindre là sa perfection personnelle.

Comme je viens de le dire, cela ne s'oppose pas à ce qu'elle participe à d'autres activités de la vie sociale, voire à la vie politique, par exemple. Dans ces secteurs aussi, la femme peut apporter une contribution précieuse, en tant que personne et toujours avec les particularités de sa condition féminine; et elle y parviendra dans la mesure où elle sera préparée sur le plan humain et professionnel. Il est clair que la famille autant que la société ont besoin de son apport particulier, qui n'est en rien secondaire.

Développement, maturité, émancipation de la femme, tout cela ne doit pas signifier une prétention d'égalité – d'uniformité –, par rapport à l'homme, une imitation du comportement masculin. Ce ne serait point là un succès, mais bien plutôt un recul pour la femme: non pas parce qu'elle vaut plus ou moins que l'homme mais parce qu'elle est différente.

Sur le plan de l'essentiel – qui doit comporter sa reconnaissance juridique, aussi bien en droit civil qu'en droit ecclésiastique – il est clair qu'on peut parler d'égalité des droits car la femme possède, exactement au même titre que l'homme, la dignité de personne et de fille de Dieu. Mais, à partir de cette égalité fondamentale, chacun doit réaliser en lui-même ce qui lui est propre; et sur ce plan, le mot émancipation revient à dire possibilité réelle de développer entièrement ses propres virtualités: celles qu'elle possède en tant qu'individu et celles qu'elle possède en tant que femme. L'égalité devant le droit, l'égalité quant aux chances devant la loi ne suppriment pas, mais supposent et favorisent cette diversité qui est richesse pour tous.

La femme est appelée à donner à la famille, à la société civile, à l'Église, ce qui lui est caractéristique, ce qui lui est propre et qu'elle est seule à pouvoir donner: sa tendresse délicate, sa générosité infatigable, son amour du concret, sa finesse d'esprit, sa faculté d'intuition, sa piété profonde et simple, sa ténacité La féminité n'est pas authentique, si la femme ne sait découvrir la beauté de cet apport irremplaçable et l'incorporer à sa propre vie.

Pour accomplir cette mission, la femme doit développer sa propre personnalité, sans se laisser séduire par un esprit d'imitation ingénu qui – en général – la situerait sur un plan d'infériorité et laisserait s'atrophier ses possibilités les plus originales. Si la femme reçoit une bonne formation, dans une recherche d'autonomie personnelle, d'authenticité, elle réalisera efficacement sa tâche, la mission à laquelle elle se sent appelée, quelle qu'elle soit: sa vie et son travail seront alors réellement constructifs et féconds, chargés de sens, aussi bien si elle passe la journée à s'occuper de son mari et de ses enfants que si, ayant renoncé au mariage pour un motif élevé, elle se consacre entièrement à d'autres tâches.

Chacune dans sa propre voie, en étant fidèle à sa vocation humaine et divine, peut atteindre et atteint en fait l'épanouissement de la personnalité féminine. N'oublions pas que la Vierge Marie, Mère de Dieu et Mère des hommes, n'est pas seulement un modèle, mais encore la preuve de la valeur transcendantale qu'une vie en apparence sans relief peut revêtir.

88 Il est des moments cependant où la femme n'est pas sûre de se trouver réellement à la place qui lui revient et à laquelle elle est appelée. Bien souvent quand elle travaille en dehors de chez elle, les exigences de son foyer pèsent sur elle; et lorsqu'elle s'occupe exclusivement de sa famille, elle se sent limitée dans ses possibilités. Que diriez-vous aux femmes qui ressentent ces contradictions?

– Ce sentiment, qui est très réel, provient fréquemment, plutôt que de limitations effectives – que nous subissons tous, étant des êtres humains – d'un manque d'idéaux précis, susceptibles d'orienter toute une vie, ou bien d'un orgueil inconscient: quelquefois nous souhaiterions être les meilleurs, à tous les égard et à tous les niveaux. Et comme cela n'est pas possible, il s'ensuit un état de désorientation et d'anxiété, et même de découragement et d'ennui: on ne peut pas s'occuper de tout, on ne sait pas de quoi s'occuper et on ne s'occupe de rien efficacement. Dans cette situation, l'âme s'expose à la jalousie, l'imagination s'emballe aisément et se réfugie dans la fantaisie qui, en nous éloignant de la réalité, finit par engourdir la volonté. C'est ce que bien souvent j'ai appelé la mystique du si, faite de vains rêves et de faux idéalismes: ah! si je ne m'étais pas marié! si je n'avais pas cette profession, si j'avais un peu plus de santé, ou plus de temps, ou si j'étais plus jeune!

Le remède – coûteux comme tout ce qui en vaut la peine – consiste à chercher le véritable centre de la vie humaine, ce qui peut donner une hiérarchie, un ordre et un sens à tout le reste: le commerce avec Dieu, grâce à une vie intérieure authentique. Si, vivant dans le Christ, nous faisons de Lui notre centre, nous découvrons le sens de la mission qui nous a été confiée, nous avons un idéal humain qui devient divin, de nouveaux horizons d'espérance s'ouvrent devant notre vie, et nous parvenons à sacrifier avec joie non plus tel ou tel aspect de notre activité, mais toute notre vie, en lui donnant ainsi, paradoxalement, l'accomplissement le plus profond.

Le problème que vous posez pour ce qui concerne la femme n'est pas extraordinaire: avec d'autres particularités, bien des hommes se trouvent dans une situation du même genre un jour ou l'autre. En général, la cause est identique: absence d'un idéal sérieux, qu'on ne découvre qu'à la lumière de Dieu.

De toute façon, il faut aussi appliquer de petits remèdes, qui semblent banals, mais qui ne le sont pas: quand on a beaucoup à faire, il faut établir un ordre, il faut s'organiser. Bien des difficultés proviennent du manque d'ordre, de l'absence de cette habitude. Il y a des femmes qui font mille choses, et qui les font bien, parce qu'elles se sont organisées, parce qu'elles ont imposé un ordre rigoureux à leur travail abondant. Elles ont su faire à chaque instant ce qu'elles avaient à faire, sans s'affoler en pensant à ce qui suivrait, ou à ce qu'elles auraient peut-être pu faire avant. D'autres, en revanche, sont effarées par l'abondant travail qu'elles ont à faire; et, effarées, elles ne font rien.

Il y aura certainement toujours beaucoup de femmes qui n'auront d'autre occupation que de gouverner leur foyer. Et je vous assure que c'est une grande occupation, qui en vaut la peine. À travers cette profession – car c'en est une, véritable et noble – les femmes exercent une influence positive non seulement au sein de leur famille, mais sur une multitude d'amis et connaissances, sur des personnes avec qui elles entrent en relation d'une façon ou d'une autre, et elles accomplissent ainsi une tâche bien plus vaste parfois que celle que l'on peut réaliser dans d'autres professions. Sans parler de ces femmes qui mettent leur expérience et leur science du foyer au service de centaines de personnes, dans des centres destinés à la formation de la femme, comme ceux que dirigent mes filles de l'Opus Dei, dans tous les pays du monde. Elles se transforment alors en professeurs du foyer, dont l'efficacité éducatrice est supérieure, dirais-je, à celle de bien des professeurs d'Université.

89 Pardonnez-moi d'insister sur le sujet: nous savons, par les lettres qui parviennent à la rédaction, que certaines mères de famille nombreuse se plaignent de se voir réduites à mettre au monde des enfants et éprouvent une grande insatisfaction de ne pas pouvoir consacrer leur vie à d'autres activités: travail professionnel, accès à la culture, projection d'ordre social Quels conseils donneriez-vous à ces personnes?

– Mais voyons un peu: qu'est-ce qu'une projection d'ordre social si ce n'est se donner aux autres dans un sens de dévouement et de service, et contribuer efficacement au bien de tous? Le travail de la femme chez elle n'est pas seulement en soi une fonction sociale, mais encore il peut aisément être la fonction sociale de plus grande envergure.

Supposons que cette famille soit nombreuse, le travail de la mère est alors comparable – et, dans bien des cas, elle gagne à cette comparaison – à celui des éducateurs et pédagogues professionnels. Un professeur, au long de toute une vie peut-être, parvient à former plus ou moins un certain nombre de garçons ou de filles. Une mère peut former ses enfants en profondeur, sur les points essentiels, et elle peut faire d'eux à leur tour d'autres éducateurs, en sorte qu'il se crée une suite ininterrompue de responsabilité et de vertus.

Il est également facile en ces matières de se laisser séduire par des critères d'ordre purement quantitatif et de penser que le travail d'un professeur vaut davantage, puisqu'il voit défiler, dans ses classes, des milliers d'élèves, ou encore le travail d'un écrivain qui s'adresse à des milliers de lecteurs. Bien, mais ce professeur ou cet écrivain, combien d'êtres ont-ils vraiment formés? Une mère a la charge de trois, cinq, dix enfants ou plus; et elle peut faire d'eux une véritable œuvre d'art, une merveille d'éducation, d'équilibre, de compréhension, de sens chrétien de la vie, en sorte qu'ils soient heureux et parviennent à être vraiment utiles aux autres.

D'un autre côté, il est normal que les fils et les filles aident leur mère dans les travaux de la maison: une mère qui sait bien élever ses enfants peut l'obtenir et disposer ainsi de loisirs, d'un temps qui – bien mis à profit – lui permettra de cultiver ses goûts et ses talents personnels et d'enrichir sa culture. Heureusement, de nos jours, il ne manque pas de moyens techniques, qui épargnent, comme vous le savez, beaucoup de travail, si on sait les employer convenablement et en tirer tout le parti possible. En cela, comme en tout, les conditions personnelles sont déterminantes: il y a des femmes qui ont le dernier modèle de machine à laver et qui passent plus de temps à leur lessive – et la font moins bien – que lorsqu'elles la faisaient à la main. Les instruments ne sont utiles que si l'on sait s'en servir.

Je connais beaucoup de femmes mariées, avec nombre d'enfants, qui mènent bien leur maison et trouvent en plus le temps de collaborer à des travaux d'apostolat, comme le faisait ce ménage de la chrétienté primitive: Aquila et Priscille. Tous deux exerçaient chez eux leur métier, et ils furent de magnifiques collaborateurs de saint Paul; grâce à leur exemple et à leur parole, ils ramenèrent à la foi de Jésus-Christ Apollos qui fut, plus tard, un grand prédicateur de l'Église naissante. Comme je l'ai déjà dit, une grande partie des limitations peuvent être surmontées, si on le veut vraiment, sans pour autant négliger aucun devoir. En réalité, il y a du temps pour faire beaucoup de choses: pour faire marcher sa maison dans un sens professionnel, pour se donner aux autres sans arrêt, pour améliorer sa propre culture et enrichir celle des autres, pour réaliser nombre de travaux efficaces.

90 Vous avez fait allusion à la présence de la femme dans la vie publique, dans la vie politique. Actuellement l'évolution en ce sens se fait à grands pas. Quelle est, à votre vis, la tâche spécifique que doit réaliser la femme en ce domaine?

La présence de la femme dans l'ensemble de la vie sociale est un phénomène logique et tout à fait positif et qui fait partie de cet autre phénomène, plus ample, auquel je me référais antérieurement. Une société moderne, démocratique, doit reconnaître à la femme le droit de prendre part activement à la vie politique et doit créer les conditions favorables pour que toutes celles qui le souhaitent puissent exercer ce droit.

La femme qui veut se livrer activement à la direction des affaires publiques est dans l'obligation de s'y préparer de façon adéquate, afin que son action dans la vie de la communauté soit consciente et positive. Tout travail professionnel exige une formation préalable et ensuite un effort constant en vue d'améliorer cette préparation et de l'adapter aux circonstances nouvelles qui surgissent. Cette exigence constitue un devoir très particulier pour ceux qui aspirent aux postes dirigeants dans la société, puisqu'ils sont appelés à un service très important, dont dépend le bien-être de tous.

Pour une femme, qui a reçu la préparation adéquate, la vie publique doit être totalement ouverte à tous les niveaux. En ce sens on ne peut pas délimiter des tâches spéciales qui n'incomberaient qu'aux femmes. Comme je le disais précédemment, dans ce domaine, le caractère spécifique ne vient pas tant de la tâche ou du poste que de la façon d'exercer la fonction, des nuances que la condition féminine fera découvrir pour résoudre les problèmes auxquels la femme devra faire face, et même de la découverte des problèmes et de la façon de les poser.

En vertu des dons naturels qui lui sont propres, la femme peut grandement enrichir la vie sociale. Cela saute aux yeux, quand on pense au vaste domaine de la législation familiale ou sociale. Les qualités féminines assurent la meilleure garantie en ce qui concerne le respect des valeurs authentiquement humaines et chrétiennes, à l'heure de prendre des mesures qui affectent d'une façon on d'une autre la vie de famille, le milieu éducatif, l'avenir des jeunes.

Je viens de mentionner l'importance des valeurs chrétiennes dans la solution des problèmes sociaux et familiaux, et je voudrais souligner ici leur importance dans la vie publique tout entière. Il en va pour la femme comme pour l'homme: lorsqu'elle est amenée à participer à l'activité politique, sa foi chrétienne lui confère la responsabilité d'accomplir un véritable apostolat, c'est-à-dire de rendre un service chrétien à toute la société. Il ne s'agit pas de représenter officiellement ou officieusement l'Église dans la vie publique, et encore moins de se servir de l'Église pour sa carrière personnelle ou pour les intérêts de son parti. Au contraire, il s'agit de former, en toute liberté, ses propres opinions sur tous les sujets temporels qui sont laissés à la liberté des chrétiens et d'assumer ses responsabilités personnelles en matière de pensée et d'action, en restant conséquent avec la foi qu'on professe.

91 Dans l'homélie que vous avez prononcée à Pampelune, en octobre dernier, pendant la messe célébrée à l'occasion de l'assemblée des amis de l'université de Navarre, vous avez parlé de l'amour humain en des termes qui nous ont émus. Beaucoup de lectrices nous ont écrit pour nous dire combien elles avaient été frappées de vous entendre parler ainsi. Pourriez-vous nous dire quelles sont les valeurs les plus importantes du mariage chrétien?

– Je parlerai d'une chose que je connais bien et qui relève de mon expérience sacerdotale, depuis bien des années déjà, et dans bien des pays. La plupart des membres de l'Opus Dei sont des gens mariés et, pour eux, l'amour humain et les devoirs conjugaux font partie de leur vocation divine. L'Opus Dei a fait du mariage un chemin divin, une vocation, ce qui entraîne de nombreuses conséquences pour la sanctification personnelle et pour l'apostolat. Voilà près de quarante ans que je prêche le sens du mariage en tant que vocation. Plus d'une fois, j'ai vu des hommes et des femmes, dont les yeux s'illuminaient à m'entendre dire que le mariage est un chemin divin sur la terre, alors qu'il croyaient incompatibles, dans leur vie, le don de soi à Dieu et un amour humain, noble et pur.

Le mariage est fait pour permettre à ceux qui le contractent de s'y sanctifier et de sanctifier les autres à travers lui: pour cela les conjoints reçoivent une grâce spéciale que confère le sacrement institué par Jésus-Christ. Celui qui est appelé au mariage trouve dans cet état – avec la grâce de Dieu – tout ce qui est nécessaire pour se sanctifier, pour s'identifier tous les jours davantage à Jésus-Christ et pour amener au Seigneur les personnes avec lesquelles il vit.

C'est pourquoi je pense toujours avec espoir et affection aux foyers chrétiens, à toutes les familles qui sont issues du sacrement du mariage, qui sont des témoignages lumineux de ce grand mystère divin – sacramentum magnum! (Ef 5, 32), un grand sacrement – de l'union et de l'amour entre Jésus-Christ et son Église. Nous devons travailler à ce que ces cellules chrétiennes de la société naissent et se développent dans un désir de sainteté, dans la conscience que le sacrement initial – le baptême – confère à tous les chrétiens une mission divine, que chacun doit remplir dans sa propre vie.

Les époux chrétiens doivent être conscients qu'ils sont appelés à se sanctifier en sanctifiant les autres, qu'ils sont appelés à être des apôtres, et que leur premier apostolat est au foyer. Ils doivent comprendre l'œuvre surnaturelle qu'impliquent la fondation d'une famille, l'éducation des enfants, le rayonnement chrétien dans la société. De cette conscience qu'ils ont de leur propre mission dépendent en grande partie l'efficacité et le succès de leur vie: leur bonheur.

Mais qu'ils n'oublient pas que le secret du bonheur conjugal est dans la vie quotidienne, et non pas dans les rêves, que le bonheur consiste à découvrir la joie que procure la rentrée au foyer; qu'il est dans les rapports affectueux avec les enfants; dans le travail de tous les jours, où la famille entière collabore; dans la bonne humeur, lorsqu'il y a des difficultés qu'il faut affronter avec un esprit sportif; et aussi dans l'utilisation de tous les progrès que nous offre la civilisation pour rendre la maison agréable, la vie plus simple, la formation plus efficace.

Je dis constamment à ceux qui ont été appelés par Dieu à fonder un foyer, de s'aimer toujours, de s'aimer de cet amour plein d'enthousiasme qu'ils se portaient lorsqu'ils étaient fiancés. Celui qui pense que l'amour finit quand commencent les peines et les contretemps que comporte toujours la vie, a une bien pauvre conception du mariage – qui est un sacrement, un idéal et une vocation.C'est alors que l'affection se fortifie. L'avalanche des peines et des contrariétés n'est pas capable d'étouffer l'amour véritable: le sacrifice joyeusement partagé unit davantage. Comme dit l'Écriture aquae multae – les nombreuses difficultés, physiques et morales – non potuerunt extinguere caritatem (Ct 8, 7), ne pourront éteindre l'amour.

92 Nous savons que cette doctrine sur le mariage conçu comme un chemin de sainteté n'est pas chose nouvelle dans votre prédication. Dès 1934 déjà, lorsque vous avez écrit Considérations spirituelles, vous insistiez sur le fait qu'il fallait considérer le mariage comme une vocation. Mais dans ce livre, et ensuite dans Chemin, vous écriviez aussi que le mariage est pour la troupe et non pour l'état-major du Christ. Pourriez-vous nous expliquer comment se concilient ces deux aspects?

– Rien, dans l'esprit et dans la vie de l'Opus Dei, n'a jamais empêché de concilier ces deux aspects. D'autre part, il convient de rappeler que l'excellence majeure du célibat – pour des motifs spirituels – n'est pas une opinion théologique personnelle, mais une doctrine de foi dans l'Église.

Quand j'écrivais cela aux environs des années trente, dans l'ambiance catholique d'alors – concrètement dans la vie pastorale –, on tendait à promouvoir la recherche de la perfection chrétienne parmi les jeunes en mettant l'accent sur la valeur surnaturelle de la virginité et en laissant dans l'ombre la valeur du mariage chrétien comme autre voie de sainteté.

D'ordinaire, dans les centres d'enseignement, on ne préparait pas la jeunesse à apprécier, comme il se doit, la dignité du mariage. Aujourd'hui, encore, il est fréquent dans certains pays que les retraites qui sont données aux élèves dans les dernières années d'études secondaires insistent sur les éléments qui leur permettent d'envisager une éventuelle vocation religieuse plutôt qu'une orientation vers le mariage non moins éventuelle. Et il ne manque pas de gens – encore qu'ils soient chaque jour moins nombreux – qui mésestiment la vie conjugale et la présentent aux jeunes comme une chose que l'Église tolère simplement; comme si la formation d'un foyer ne permettait pas d'aspirer sérieusement à la sainteté.

Dans l'Opus Dei nous avons toujours procédé d'une autre façon et – tout en mettant bien en vue la raison d'être et l'excellence du célibat apostolique – nous avons signalé le mariage comme un « chemin » divin sur la terre.

Quant à moi, l'amour humain ne m'effraie pas, le saint amour de mes parents, dont le Seigneur s'est servi pour me donner la vie. Cet amour-là, je le bénis de mes deux mains. Les époux sont les ministres et la matière même du sacrement du mariage, comme le pain et le vin sont la matière de l'Eucharistie. C'est pourquoi j'aime toutes les chansons d'amour limpide, qui sont pour moi des couplets d'amour humain à la manière divine. Et je ne manque jamais de dire, en même temps, que ceux qui suivent, par vocation, la voie du célibat apostolique, ne sont pas des vieux garçons qui ne comprennent rien à l'amour ou n'y attachent aucun prix; leurs vies s'expliquent, au contraire, par la réalité de cet Amour divin – j'aime l'écrire avec une majuscule – qui est l'essence même de toute vocation chrétienne.

Il n'y a aucune contradiction entre faire cas de la vocation au mariage et comprendre l'excellence majeure de la vocation au célibat apostolique propter regnum coelorum (Mt 19, 12), pour le Royaume des cieux. Je suis convaincu que n'importe quel chrétien comprend parfaitement que ces deux choses sont compatibles, s'il s'efforce de connaître, d'accepter et d'aimer l'enseignement de l'Église; et, s'il tâche aussi de connaître, d'accepter et d'aimer sa vocation personnelle. C'est-à-dire, s'il a la foi et s'il vit de foi.

Quand j'écrivais que le mariage était bon pour la troupe, je ne faisais que décrire ce qui s'est toujours passé dans l'Église. Vous savez que les évêques – qui forment le Collège épiscopal dont le pape est la tête, et qui gouvernent avec lui toute l'Église – sont choisis parmi ceux qui vivent dans le célibat: il en est de même dans les Églises orientales, où sont admis les prêtres mariés. Il est, de plus, facile de comprendre et de vérifier que les célibataires ont, en fait, plus de liberté de cœur et de mouvement pour se dédier de façon stable à diriger et à soutenir les entreprises d'apostolat, jusque dans l'apostolat laïc. Cela ne veut pas dire que les autres laïcs ne puissent pas accomplir ou n'accomplissent pas, en fait, un apostolat splendide et de première importance: cela veut dire simplement qu'il y a diversité de fonctions, et de façons de se consacrer à des rôles de responsabilité diverse.

Dans une armée – et c'est là seulement ce que voulait exprimer la comparaison – la troupe est aussi nécessaire que l'état-major, et elle peut être plus héroïque et se couvrir de plus de gloire. En définitive: il y a des tâches différentes, et toutes sont importantes et dignes. Ce qui compte par-dessus tout, c'est que chacun réponde à sa propre vocation: et pour chacun, le plus parfait est de faire – toujours et seulement – la volonté de Dieu.

Un chrétien qui cherche à se sanctifier dans son état d'homme marié, et qui est conscient de la grandeur de sa propre vocation, ressent donc spontanément une vénération spéciale et une affection profonde envers ceux qui sont appelés au célibat apostolique; et quand un de ses enfants entre dans cette voie par la grâce du Seigneur, il se réjouit sincèrement. Et il en arrive à aimer davantage encore la vocation matrimoniale qui lui a permis d'offrir à Jésus-Christ – le grand Amour de tous, célibataires et mariés – les fruits de l'amour humain.

93 Bien des ménages sont désorientés, sur la question du nombre des enfants, par les conseils qu'ils reçoivent, même de certains prêtres. Que conseilleriez-vous à ces ménages, devant une telle confusion?

– Ceux qui sèment le trouble dans les consciences de cette manière oublient que la vie est sacrée, et ils encourent les durs reproches que le Seigneur adresse aux aveugles qui guident d'autres aveugles, à ceux qui ne veulent pas entrer dans le Royaume des cieux et n'y laissent pas non plus entrer les autres. Je ne juge pas leurs intentions et même je suis certain que beaucoup d'entre eux donnent ces conseils guidés par la compassion et par le désir de résoudre des situations difficiles; mais je ne puis cacher la grande peine que me cause le travail destructeur – diabolique dans bien des cas – de ceux qui non seulement ne répandent pas la saine doctrine, mais la corrompent.

Que les époux n'oublient pas, en écoutant les conseils et recommandations sur cette matière, qu'il s'agit avant tout de savoir ce que Dieu veut. Quand il y a sincérité – la rectitude – et un minimum de formation chrétienne, la conscience sait découvrir la volonté de Dieu, en cela comme en tout. Car il arrive que l'on cherche un conseil qui favorise l'égoïsme, et fasse taire, précisément par sa prétendue autorité, la clameur de l'âme; et même que l'on change de conseiller jusqu'à trouver le plus indulgent. Entre autres choses, il s'agit là d'une attitude pharisaïque, indigne d'un fils de Dieu.

Le conseil d'un autre chrétien et spécialement celui d'un prêtre – en matière de foi ou de morale – est une aide puissante pour reconnaître ce que Dieu attend de nous dans une circonstance déterminée; mais le conseil n'élimine pas la responsabilité personnelle. C'est à nous, à chacun d'entre nous, qu'il appartient de décider finalement, et nous aurons à rendre compte personnellement à Dieu de nos décisions.

Par-dessus les conseils privés, il y a la loi de Dieu, qui est contenue dans la Sainte Écriture et que le magistère de l'Église – assistée par l'Esprit Saint – conserve et nous propose. Lorsque les conseils particuliers contredisent la parole de Dieu telle que nous l'enseigne le magistère, il faut s'écarter fermement de ces opinions erronées. Celui qui agit avec cette rectitude, Dieu l'aidera de sa grâce, en lui inspirant ce qu'il doit faire et, quand il en aura besoin, Il lui fera rencontrer un prêtre qui saura mener son âme par les chemins droits et francs, bien que souvent difficiles.

La direction spirituelle n'a pas pour tâche de fabriquer des créatures dépourvues de jugement propre et qui se limitent à exécuter matériellement ce qu'un autre leur dit; au contraire, la direction spirituelle doit tendre à former des personnes au jugement sain. Et le jugement suppose de la maturité, des convictions fermes, une connaissance suffisante de la doctrine, un esprit plein de délicatesse, l'éducation de la volonté.

Il est important que les époux prennent clairement conscience de la dignité de leur vocation, et sachent qu'ils ont été appelés par Dieu à atteindre aussi l'amour divin à travers l'amour humain; qu'ils ont été élus, de toute éternité, pour coopérer au pouvoir créateur de Dieu par la procréation et ensuite par l'éducation des enfants; que le Seigneur leur demande de faire de leur foyer et de leur vie familiale tout entière un témoignage de toutes les vertus chrétiennes.

Le mariage – je ne me lasserai jamais de le répéter – est un chemin divin, grand et merveilleux, et, comme tout ce qui est divin en nous, il comporte des manifestations concrètes de réponse à la grâce, de générosité, de don de soi, de service. L'égoïsme, sous quelque forme que ce soit, s'oppose à cet amour de Dieu qui doit régner dans notre vie.

C'est là un point capital qu'il faut avoir présent à l'esprit au sujet du mariage et du nombre des enfants.

94 Il y a des femmes qui, déjà mères de nombreux enfants, n'osent pas annoncer à leurs parents et amis l'arrivée d'un nouveau bébé. Elles craignent les critiques de ceux qui pensent qu'étant donné l'existence de la pilule, la famille nombreuse est une manifestation rétrograde. Évidemment, dans les circonstances actuelles, il peut être difficile de bien élever une famille nombreuse. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet?

– Je bénis les parents qui accueillent avec joie la mission que Dieu leur a confiée et ont beaucoup d'enfants. Et j'invite les couples à ne pas tarir les sources de la vie, à avoir le sens du surnaturel et le courage qu'il faut pour bien élever une nombreuse famille, si Dieu la leur envoie.

Lorsque je loue la famille nombreuse, je ne me réfère pas à celle qui est la conséquence de relations purement physiologiques, mais à celle qui naît de l'exercice des vertus chrétiennes, à celle qui possède un sens élevé de la dignité de la personne, à celle qui sait que donner des enfants à Dieu ne consiste pas seulement à les engendrer à la vie naturelle, mais exige aussi toute une longue tâche d'éducation: leur donner la vie est le premier pas, mais ce n'est pas tout.

Il peut y avoir des cas concrets où la volonté de Dieu – manifestée par des moyens ordinaires – réside précisément en ce que la famille soit peu nombreuse. Mais les théories qui font de la limitation des naissances un idéal ou un devoir universel ou simplement général, sont criminelles, antichrétiennes et infrahumaines.

Ce serait adultérer et pervertir la doctrine chrétienne que de s'appuyer sur un prétendu esprit postconciliaire pour s'élever contre la famille nombreuse. Le concile Vatican II a proclamé que parmi ceux qui remplissaient ainsi la tâche que Dieu leur a confiée, il faut accorder une mention spéciale à ceux qui, d'un commun accord, et d'une manière réfléchie, acceptent de grand cœur d'élever dignement même un plus grand nombre d'enfants. (Const. past. Gaudium et spes, n. 50.) Et Paul VI, dans une allocution prononcée le 11 février 1966, commentait: Que le deuxième concile du Vatican qui vient de se terminer répande parmi les époux chrétiens cet esprit de générosité pour faire grandir le nouveau peuple de Dieu Rappelons-nous toujours que l'extension du Royaume de Dieu et la possibilité pour l'Église de pénétrer dans l'humanité pour la sauver sont également confiées à leur générosité.

Le nombre d'enfants n'est pas à lui seul décisif: avoir beaucoup ou peu d'enfants ne suffit pas pour qu'une famille soit plus ou moins chrétienne. L'important, c'est la droiture avec laquelle on vit la vie conjugale. Le véritable amour mutuel dépasse la communauté du mari et de la femme et s'étend à ses fruits naturels: les enfants. L'égoïsme, au contraire, finit par rabaisser cet amour à la simple satisfaction de l'instinct et détruit la relation qui unit parents et enfants. Il est difficile de se sentir bon fils – vrai fils – de ses parents si l'on peut se dire qu'on est venu au monde contre leur volonté: qu'on n'est pas né d'un amour limpide, mais d'une inattention ou d'une erreur de calcul.

Je disais qu'à lui seul, le nombre d'enfants n'est pas déterminant. Toutefois, je vois clairement que les attaques contre les familles nombreuses viennent d'un manque de foi: elles sont le fruit d'un climat social incapable de comprendre la générosité et qui prétend masquer l'égoïsme et certaines pratiques inavouables sous des motifs apparemment altruistes. On en arrive à ce paradoxe que les pays où l'on fait le plus de propagande en faveur du contrôle des naissances – et d'où l'on impose cette pratique à d'autres pays – sont précisément ceux qui ont atteint le niveau de vie le plus élevé. Peut-être pourrait-on considérer sérieusement les arguments de caractère économique et social qu'ils invoquent, si ces mêmes arguments les poussaient à renoncer à une partie de l'opulence dont ils jouissent, en faveur de ceux qui sont dans le besoin. En attendant, il est difficile de ne pas penser qu'en réalité, ces arguments s'inspirent de l'hédonisme et d'une ambition de domination politique, de néocolonialisme démographique.

Je n'ignore pas les grands problèmes qui affligent l'humanité, ni les difficultés concrètes auxquelles peut se heurter une famille déterminée: j'y pense fréquemment, et le cœur de père que je suis forcé d'avoir en tant que chrétien et que prêtre se remplit de compassion. Mais il n'est pas licite de chercher la solution dans ces directions-là.

95 Je ne comprends pas ces catholiques – et moins encore ces prêtres – qui, depuis des années, la conscience tranquille, conseillent l'emploi de la pilule pour éviter la conception: car on ne saurait, sans triste désinvolture, ignorer l'enseignement pontifical. Ils ne peuvent non plus alléguer – comme ils le font, avec une légèreté incroyable – que le pape, lorsqu'il ne parle pas ex cathedra, est un simple docteur privé sujet à l'erreur. Juger que le pape se trompe et pas eux, cela suppose déjà une arrogance démesurés.

Ils oublient, au surplus, que le souverain pontife n'est pas seulement un docteur – infaillible, quand il le dit expressément – mais encore le suprême législateur. Et dans le cas présent, ce que l'actuel pontife Paul VI a disposé, d'une manière qui ne permet aucune équivoque, c'est qu'il faut suivre en cette matière si délicate – car elles sont toujours en vigueur – toutes les dispositions du saint pontife Pie XII, de vénérée mémoire: et Pie XII a seulement permis quelques procédés naturels – non pas la pilule – pour éviter la conception dans des cas isolés et difficiles. Conseiller le contraire est, par conséquent, désobéir gravement au saint-père en matière grave.

Je pourrais écrire un gros volume sur les conséquences malheureuses qu'entraîne, dans tous les ordres, l'emploi de ces moyens, ou d'autres, contre la conception: destruction de l'amour conjugal – le mari et la femme ne se regardent plus comme des époux, ils se regardent comme des complices –, malheur, infidélité, déséquilibres spirituels et mentaux, maux incalculables pour les enfants, perte de la paix dans le ménage Mais je ne l'estime pas nécessaire, je préfère me limiter à obéir au pape. Si, un jour, le souverain pontife décidait que l'emploi d'un médicament déterminé pour éviter la conception est licite, je me conformerais aux instructions du saint-père; et, m'en tenant aux normes pontificales et à celles de la théologie morale, examinant dans chaque cas les dangers évidents auxquels je viens de faire allusion, je donnerais à chacun, en conscience, mon conseil.

Et je tiendrai toujours compte du fait que ceux qui sauveront notre monde d'aujourd'hui, ce ne sont pas ceux qui prétendent anesthésier la vie de l'esprit et tout réduire à des questions économiques ou de bien-être matériel, mais ceux qui savent que la norme morale est en fonction du destin éternel de l'homme: ceux qui ont foi en Dieu, affrontent généreusement les exigences de cette foi et propagent chez ceux qui les entourent le sens transcendant de notre vie sur la terre.

C'est cette certitude qui doit conduire, non pas à encourager l'évasion, mais à tout mettre en œuvre, efficacement, pour que chacun ait les moyens matériels nécessaires, pour qu'il y ait du travail pour tous, et que personne ne se trouve injustement limité dans sa vie familiale et sociale.

96 La stérilité d'un couple – en ce qu'elle peut supposer de frustration – est source, parfois, de discorde et d'incompréhension. Quel est, à votre avis, le sens que doivent donner à leur mariage les époux chrétiens qui n'ont pas d'enfants?

– En premier lieu, je leur dirai qu'ils ne doivent pas trop aisément se déclarer vaincus: d'abord, qu'ils demandent à Dieu de leur accorder une descendance, de les bénir – si c'est sa volonté – comme Il a béni les Patriarches de l'Ancien Testament; et ensuite, qu'ils consultent un bon médecin, tant le mari que la femme. Si malgré tout, le Seigneur ne leur donne pas d'enfants, qu'ils n'en conçoivent aucune frustration; qu'ils soient contents et découvrent dans ce fait précisément la volonté de Dieu à leur égard. Bien souvent le Seigneur ne donne pas d'enfants, parce qu'Il demande davantage. Il demande qu'on accomplisse le même effort et le même don de soi, plein de délicatesse, à aider le prochain, sans cette joie humaine, limpide, d'avoir eu des enfants; il n'y a donc pas lieu de croire à un échec ni de s'abandonner à la tristesse.

Si les époux ont une vie intérieure, ils comprendront que Dieu les presse, et les pousse à faire de leur vie un service chrétien généreux, un apostolat différent de celui qu'ils auraient réalisé avec leurs enfants, mais tout aussi merveilleux.

Qu'ils regardent autour d'eux et ils découvriront tout de suite des personnes qui ont besoin d'aide, de charité et d'affection. Il y a, au surplus, beaucoup d'œuvres apostoliques, auxquelles ils peuvent s'atteler. Et s'ils savent mettre leur cœur dans cette tâche, s'ils savent se donner généreusement aux autres et s'oublier eux-mêmes, ils jouiront d'une fécondité merveilleuse, d'une paternité spirituelle qui remplira leur âme de véritable paix.

Les solutions concrètes peuvent être différentes dans chaque cas, mais au fond elles se réduisent toutes à s'occuper des autres dans la soif de servir, avec amour. Dieu récompense toujours ceux qui ont l'humble générosité de ne pas penser à eux-mêmes et donne à leur âme une profonde joie.

97 Certaines femmes – pour quelque raison que ce soit – se trouvent séparées de leur mari, et vivent dans des situations dégradantes et intolérables. En pareils cas, il leur est difficile d'accepter l'indissolubilité du lien matrimonial. Ces femmes, séparées de leur mari, se plaignent qu'on leur refuse la possibilité de construire un nouveau foyer. Quelle solution donneriez-vous à ces problèmes?

– Je dirais à ces femmes, dont je comprends la souffrance, qu'elles peuvent aussi voir dans cette situation la volonté de Dieu, qui n'est jamais cruel, car Dieu est un Père aimant. Il est possible que, pendant un certain temps, la situation soit particulièrement difficile, mais, si ces femmes ont recours au Seigneur et à sa Mère bénie, l'aide de la grâce ne leur manquera pas.

L'indissolubilité du mariage n'est pas un caprice de l'Église, ni même une simple loi positive ecclésiastique: elle relève de la loi naturelle, du droit divin, et répond parfaitement à notre nature et à l'ordre surnaturel de la grâce. C'est pourquoi, dans l'immense majorité des cas, elle est la condition indispensable du bonheur des conjoints, et de la sécurité spirituelle des enfants. Et toujours – même dans les cas douloureux dont nous parlons – l'acceptation totale de la volonté de Dieu comporte une profonde satisfaction que rien ne peut substituer. Il ne s'agit pas d'une sorte de recours, d'une sorte de consolation: c'est l'essence même de la vie chrétienne.

Si ces femmes ont déjà des enfants à charge, elles doivent y voir une exigence continue du don de soi, par amour maternel, d'autant plus nécessaire alors qu'elles doivent suppléer, auprès de ces âmes, aux déficiences d'un foyer divisé. Et elles doivent comprendre généreusement que cette indissolubilité, qui implique pour elles un sacrifice, est pour la plupart des familles une défense de leur intégrité, une chose qui ennoblit l'amour des époux et empêche l'abandon des enfants.

Cet étonnement devant la dureté apparente du précepte chrétien de l'indissolubilité n'a rien de nouveau: les apôtres s'étonnèrent lorsque Jésus le confirma. Cela peut sembler un fardeau, un joug; mais le Christ lui-même a dit que son joug était doux et son fardeau léger.

D'un autre côté, même en reconnaissant la dureté inévitable de certaines situations – qui, dans bien des cas, auraient pu et dû être évitées –, il convient de ne pas dramatiser exagérément. La vie d'une femme dans ces conditions est-elle réellement plus dure que celle d'une autre femme maltraitée ou de celle qui subit une de ces grandes souffrances physiques on morales que l'existence apporte?

Ce qui rend vraiment malheureuse une personne – et même une société entière – c'est la recherche anxieuse du bien-être, la tentative inconditionnelle d'éliminer tout ce qui contrarie. La vie présente mille facettes, des situations extrêmement diverses, dont certaines sont âpres, et d'autres aisées, en apparence peut-être. Chacune d'elles comporte sa grâce d'état, est un appel original de Dieu: une occasion inédite de travailler, de donner le témoignage divin de la charité. À celui qui se sent accablé par une situation difficile, je conseillerais de chercher également à oublier un peu ses propres problèmes, pour s'occuper de ceux des autres; en agissant de la sorte, il trouvera plus de paix, et, surtout, il se sanctifiera.

98 Un des biens fondamentaux de la famille est de jouir d'une paix familiale stable. Toutefois, il n'est pas rare, malheureusement, que pour des motifs de caractère politique ou social, une famille soit divisée. Comment pensez-vous que l'on puisse surmonter ces conflits?

– Ma réponse ne peut être que celle-ci: vivre en bonne entente, comprendre, pardonner. Le fait que quelqu'un pense autrement que moi – surtout lorsqu'il s'agit de choses qui font l'objet de la liberté d'opinion – ne justifie en aucune façon une attitude d'inimitié personnelle, ni même de froideur ou d'indifférence. Ma foi chrétienne me dit que la charité, il faut l'exercer envers tous, et aussi bien envers ceux qui n'ont pas la grâce de croire en Jésus-Christ. À fortiori faut-il l'exercer envers ceux auxquels on est uni par le sang et la foi, lorsque surgissent des divergences dans des questions d'opinion! Je dirai plus: comme dans ces domaines-là, personne ne peut prétendre détenir la vérité absolue, le commerce mutuel, affectueux, est le moyen d'apprendre des autres ce qu'ils peuvent nous enseigner; et pour les autres d'apprendre, s'ils le veulent, ce que chacun de ceux qui vivent avec eux peut leur apprendre: c'est toujours quelque chose.

Il n'est pas chrétien ni même humain qu'une famille se divise sur de telles questions. Lorsqu'on comprend à fond la valeur de la liberté, lorsqu'on aime passionnément ce don divin de l'âme, on aime le pluralisme que la liberté implique.

Je vais vous donner un exemple de la façon dont on vit dans l'Opus Dei, qui est une grande famille de personnes unies par un même but spirituel. Pour ce qui ne touche pas à la foi, chacun pense et agit comme il l'entend, dans la plus complète liberté et sous sa responsabilité personnelle. Et le pluralisme qui, logiquement et sociologiquement, découle de ce fait, ne constitue pour l'Œuvre aucun problème; mieux encore, ce pluralisme est une manifestation de bon esprit. Précisément parce que le pluralisme n'est pas redouté, mais aimé comme la conséquence légitime de la liberté personnelle, les diverses opinions des membres n'empêchent pas dans l'Opus Dei la plus grande charité dans les rapports, la compréhension mutuelle. Liberté et charité: nous parlons toujours de la même chose. Mais ce sont là des conditions essentielles: vivre de la liberté que Jésus-Christ nous a conquise et exercer la charité qu'Il nous a donnée à titre de commandement nouveau.

99 Vous venez de parler de l'unité familiale comme d'une grande valeur. Cela peut donner lieu à la question suivante: comment se fait-il que l'Opus Dei n'organise pas d'activités de formation spirituelle auxquelles participent ensemble mari et femme?

– En cela, comme en beaucoup d'autres choses, nous avons, nous chrétiens, la possibilité de choisir entre diverses solutions selon nos préférences ou opinions personnelles, sans que personne puisse prétendre nous imposer un système unique. Il faut fuir comme la peste ces façons de concevoir la pastorale, et en général l'apostolat, qui ressemblent à une nouvelle édition, revue et augmentée, du parti unique dans la vie religieuse.

Je sais qu'il y a des groupes de catholiques qui organisent des retraites spirituelles et autres activités formatrices pour les ménages. Il me paraît très bien que, dans l'usage de leur liberté, ils fassent ce qu'ils jugent opportun; et aussi que ceux qui y trouvent le moyen de mieux vivre la vocation chrétienne participent à ces activités. Mais je considère que ce n'est pas l'unique possibilité, et il n'est pas évident non plus que ce soit la meilleure.

Il y a beaucoup de formes de la vie ecclésiale que les couples et même toute la famille peuvent et doivent quelquefois pratiquer ensemble, telle que la participation au sacrifice eucharistique et à d'autres actes du culte. Je pense, cependant, que certaines activités déterminées de formation spirituelle sont plus efficaces si le mari et la femme s'y adonnent séparément. D'une part, on souligne ainsi le caractère fondamentalement personnel de la sanctification, de la lutte ascétique, de l'union avec Dieu, qui, plus tard, se répandent sur les autres, mais, où la conscience de chacun ne peut être substituée. D'autre part, il est ainsi plus facile d'adapter la formation aux exigences et aux besoins personnels et même à la psychologie de chacun. Cela ne veut pas dire que, dans ces activités, on fasse abstraction du fait que les assistants sont mariés: rien n'est plus loin de l'esprit de l'Opus Dei.

Voilà quarante ans que je dis et écris que chaque homme, chaque femme doit se sanctifier dans sa vie ordinaire, dans les conditions concrètes de son existence quotidienne; que les époux par conséquent doivent se sanctifier en accomplissant parfaitement leurs obligations familiales. Dans les retraites spirituelles et autres moyens de formation que l'Opus Dei organise et auxquels assistent des personnes mariées, on fait toujours en sorte que les époux prennent conscience de la dignité de leur vocation matrimoniale et que, avec l'aide de Dieu, ils se préparent à mieux la vivre.

À bien des égard, les exigences et les manifestations pratiques de l'amour conjugal sont différentes chez l'homme et chez la femme. Avec des moyens spécifiques de formation on peut les aider efficacement à découvrir ces valeurs dans la réalité de leur vie; en sorte que cette séparation de quelques heures, de quelques jours, les rendra plus unis et les fera s'aimer mieux et davantage au fil des années, d'un amour plein aussi de respect.

Je répète qu'en cela nous ne prétendons pas non plus que notre façon d'agir soit la seule bonne, ou que tout le monde doive l'adopter. Il me semble simplement qu'elle donne de bons résultats et qu'il y a de fortes raisons – en plus d'une longue expérience – pour agir ainsi, mais je ne critique pas l'opinion inverse.

En plus, je dois dire que, si à l'Opus Dei nous suivons ce critère pour certaines initiatives de formation spirituelle, cependant, pour d'autres genres d'activités très variées, les ménages y participent et collaborent comme tels. Je songe, par exemple, au travail qu'on accomplit avec les parents des élèves dans les écoles dirigées par des membres de l'Opus Dei; Je songe également aux réunions, conférences, etc., qui sont spécialement consacrées aux parents des étudiants qui vivent dans les résidences dirigées par l'Œuvre.

Voyez-vous, lorsque la nature de l'activité exige la présence des ménages, le mari et la femme participent à ces activités. Mais ce genre de réunions et d'initiatives est différent des activités qui sont directement axées sur la formation spirituelle personnelle.

100 Pour ne pas sortir de la vie familiale, Je voudrais maintenant centrer ma question sur l'éducation des enfants et les relations entre parents et enfants. Le changement de la situation familiale, de nos jours, complique parfois la bonne intelligence entre eux, et conduit même à l'incompréhension, donnant ainsi lieu à ce qu'on a nommé conflit de générations. Comment faire pour surmonter cela?

– Le problème est ancien, bien qu'il puisse peut-être se poser aujourd'hui plus fréquemment ou d'une façon plus aiguë en raison de la rapide évolution qui caractérise la société actuelle. Il est parfaitement compréhensible et normal que les jeunes et les adultes voient les choses d'une manière différente; il en a toujours été ainsi. L'étonnant serait qu'un adolescent pensât de la même façon qu'une personne mûre. Nous avons tous éprouvé des mouvements de révolte envers nos aînés, lorsque nous commencions à nous former un jugement autonome; et tous, au cours des années, nous avons également compris que nos parents avaient raison en bien des points qui étaient le fruit de leur expérience et de leur amour. Il appartient donc en premier lieu aux parents – qui ont fait cette expérience – de faciliter la compréhension avec souplesse, dans un esprit joyeux, et d'éviter par un amour intelligent ces conflits possibles.

Je conseille toujours aux parents de s'efforcer de devenir les amis de leurs enfants. On peut parfaitement harmoniser l'autorité paternelle, que l'éducation même requiert, avec un sentiment d'amitié qui exige de se mettre, d'une façon ou d'une autre, au niveau des enfants. Les jeunes – y compris ceux qui semblent les plus rebelles et les plus insociables – désirent toujours ce rapprochement, cette fraternité avec leurs parents. Le secret réside en général dans la confiance: que les parents sachent élever les enfants dans un climat de familiarité, qu'ils ne leur donnent jamais l'impression de se méfier, qu'ils leur accordent des libertés et qu'ils leur apprennent à en user sous leur responsabilité personnelle. Il vaut mieux se laisser duper quelquefois: la confiance qu'on met dans les enfants fait qu'ils ont eux-mêmes honte d'avoir abusé et qu'ils se corrigent; au contraire, si on ne leur laisse aucune liberté, s'ils voient qu'on n'a pas confiance en eux, ils se sentiront poussés à toujours tromper.

Cette amitié dont je parle, cette façon de se mettre au niveau des enfants et d'obtenir qu'ils parlent en confiance de leurs petits problèmes, voilà qui rend possible une chose qui me semble très importante: que les parents fassent eux-mêmes connaître à leurs enfants l'origine de la vie, qu'ils s'adaptent graduellement à leur mentalité et à leur faculté de compréhension, et devancent légèrement leur curiosité naturelle. Il faut éviter que les enfants n'entourent de malice ce sujet, qu'ils n'apprennent une chose – qui est noble et sainte en soi – par la malsaine confidence d'un ami ou d'une amie. C'est d'ordinaire un pas important dans la consolidation de l'amitié entre parents et enfants et qui empêche une séparation au moment même où s'éveille la vie morale.

101 D'autre part, les parents doivent s'efforcer aussi de conserver un cœur jeune pour qu'il leur soit plus facile d'accueillir avec sympathie les aspirations nobles et même les extravagances de leurs enfants. La vie change et il se peut que bien de nouvelles choses ne nous plaisent pas – il est même possible qu'elles ne soient pas objectivement meilleures que les précédentes – mais elle n'en sont pas mauvaises pour autant: ce sont simplement d'autres modes de vie, sans plus. Dans pas mal de cas, les conflits surgissent parce qu'on donne de l'importance à des choses insignifiantes, qu'on peut surmonter avec un peu de recul et d'humour.

Mais tout ne dépend pas des parents. Les enfants doivent aussi mettre un peu du leur. La jeunesse a toujours su s'enthousiasmer pour les grandes choses, pour des idéaux élevés, pour tout ce qui est authentique. Il s'agit d'aider les enfants à comprendre la beauté simple – peut-être bien cachée, et toujours empreinte de naturel – qu'il y a dans la vie de leurs parents; à se rendre compte, sans que cela leur pèse, du sacrifice qu'on fait pour eux, de l'abnégation – souvent héroïque – qu'il faut pour bien élever la famille. Et que les enfants apprennent aussi à ne pas dramatiser, à ne pas jouer le rôle d'incompris; qu'ils n'oublient pas qu'ils seront toujours débiteurs de leurs parents et que leur gratitude doit être faite de vénération, d'amour reconnaissant, filial; ils ne pourront jamais payer ce qu'ils doivent.

Soyons sincères: la famille unie, c'est ce qu'il y a de plus normal. Il y a des frictions, des différends mais ce sont là choses courantes, qui, jusqu'à un certain point, contribuent même à donner du piquant à nos jours. Ce sont des choses insignifiantes que le temps aplanit toujours: il ne subsiste que le stable, c'est-à-dire l'amour, un amour véritable – fait de sacrifice – et jamais feint, qui conduit à se préoccuper les uns des autres, à deviner le petit problème, à lui trouver la solution la plus délicate. Et parce que tout cela est normal, l'immense majorité des gens m'ont très bien compris, quand ils m'ont entendu qualifier de très doux précepte – comme je le fais depuis les années vingt – le quatrième des dix commandements.

102 Peut-être par réaction contre une éducation religieuse imposée par la contrainte, réduite parfois à un petit nombre de pratiques routinières et sentimentales, une partie de la jeunesse d'aujourd'hui délaisse presque entièrement la piété chrétienne qu'elle interprète comme bigoterie. Quelle est, à votre avis, la solution à ce problème?

– La solution est impliquée dans la question: enseigner – par l'exemple d'abord et la parole ensuite – en quoi consiste la véritable piété. La bigoterie n'est qu'une triste caricature pseudo-spirituelle, généralement fruit d'un manque de doctrine et aussi d'une certaine déformation sur le plan humain; il est donc logique qu'elle répugne à ceux qui aiment la sincérité et l'authenticité.

J'ai vu avec joie de quelle façon la piété chrétienne prend racine dans la jeunesse, celle d'aujourd'hui comme celle d'il y a quarante ans:

– lorsqu'elle est faite de vie sincère;

– lorsque la jeunesse comprend que prier c'est parler avec Dieu, comme l'on parle avec un père, avec un ami: sans anonymat, dans une rencontre personnelle, dans une conversation en tête à tête;

– lorsqu'on s'efforce de faire entendre à l'âme des jeunes les paroles de Jésus-Christ qui sont une invitation à la rencontre confiante: vos autem dixi amicos (Jn 15, 15), je vous ai appelés amis;

– lorsqu'on fait appel, vigoureusement, à leur foi de manière qu'ils voient que le Seigneur est le même hier et aujourd'hui et toujours (Hb 13, 8).

D'autre part, il est indispensable que les jeunes voient que cette piété simple et cordiale exige aussi l'exercice des vertus humaines et qu'on ne peut la réduire à quelques actes de dévotion hebdomadaires ou quotidiens; qu'elle doit pénétrer la vie entière, donner un sens au travail, au repos, à l'amitié, aux loisirs, à tout. Nous ne pouvons être les enfants de Dieu de temps à autre, bien qu'il y ait des moments spécialement réservés à cette considération, où nous nous pénétrons de cette filiation divine, qui est le cœur de la piété.

Je viens de dire que tout cela, la jeunesse le comprend. Et j'ajoute que celui qui cherche à la vivre se sent perpétuellement jeune. Le chrétien, fût-il âgé de quatre-vingts ans, lorsqu'il vit l'union avec Jésus-Christ, peut savourer en toute vérité les paroles qui se récitent au pied de l'autel: J'irai vers l'autel de Dieu, vers Dieu qui réjouit ma jeunesse (Sal 43, 4).

103 Jugez-vous donc important d'élever les enfants dans une vie de piété dès qu'ils sont petits? Pensez-vous qu'on doive faire en famille certains actes de piété?

– Je considère que c'est précisément la meilleure façon de donner une formation chrétienne authentique aux enfants. La Sainte Écriture nous parle des familles des premiers chrétiens – L'Église qui est dans leur maison, dit saint Paul (1Co 16, 19) – auxquelles la lumière de l'Évangile donnait un nouvel élan et une vie nouvelle.

Dans tous les milieux chrétiens on sait, par expérience, les bons résultats que donne cette initiation à la vie de piété, initiation naturelle et surnaturelle, faite dans la chaleur du foyer. L'enfant apprend à placer le Seigneur au niveau de ses premières affections, les affections fondamentales; il apprend à traiter Dieu en Père et la Vierge en Mère; il apprend à prier, en suivant l'exemple de ses parents. Lorsque l'on comprend cela, on voit la grande tâche apostolique que peuvent accomplir les parents, et combien ils sont obligés d'être sincèrement pieux, pour pouvoir transmettre – plutôt qu'enseigner – cette piété aux enfants.

Et les moyens? Il y a des pratiques de piété – peu nombreuses, brèves et habituelles – qu'on a toujours suivies dans les familles chrétiennes et que je trouve merveilleuses: le bénédicité, le chapelet en commun – bien qu'il ne manque pas, à notre époque, de gens qui attaquent cette dévotion très solide à la Vierge –, les prières personnelles au moment de se lever et de se coucher. Sans doute s'agit-il de différentes coutumes, selon les endroits; mais je pense que l'on doit encourager les membres de sa famille à faire ensemble quelque acte de piété, d'une façon simple et naturelle, sans bigoterie.

Nous obtiendrons de la sorte que Dieu ne soit pas considéré comme un étranger, que l'on va voir une fois par semaine, le dimanche, à l'église; que Dieu soit regardé et traité tel qu'il est en réalité: et ceci, également au sein du foyer, car, comme l'a dit le Seigneur, que deux ou trois, en effet, soient réunis en mon Nom, je suis là au milieu d'eux (Mt 18, 20).

Je le dis avec la reconnaissance et la fierté d'un fils: je continue à réciter – matin et soir, à haute voix – les prières que j'ai apprises, étant enfant, des lèvres de ma mère. Elles me conduisent à Dieu; elles me font éprouver la tendresse avec laquelle on m'a enseigné à faire mes premiers pas de chrétien; et, en offrant au Seigneur la journée qui commence ou en lui rendant grâces pour celle qui se termine, je demande à Dieu d'accroître, dans la gloire, le bonheur de ceux que j'aime spécialement, et de nous garder ensuite unis dans le ciel, pour toujours.

104 Revenons, si vous me le permettez, à la jeunesse. Grâce à la partie consacrée à la jeunesse dans notre revue, nous sommes au courant de beaucoup de problèmes. Un problème très fréquent est la pression qu'exercent quelquefois les parents sur leurs enfants au moment de déterminer leur orientation. Cela arrive lorsqu'il s'agit de choisir une carrière ou un travail, ou encore un fiancé, et beaucoup plus souvent, lorsqu'un enfant prétend répondre à l'appel de Dieu pour se donner au service des âmes. Y a-t-il une justification quelconque à cette attitude des parents? N'est-ce pas là violer la liberté indispensable pour arriver à la maturité personnelle?

– En dernier ressort, il est évident que les décisions qui déterminent l'orientation d'une vie, doivent être prises par chacun personnellement, en pleine liberté, sans contrainte ni pression d'aucune espèce.

Cela ne veut pas dire qu'il faille, d'ordinaire, éviter l'intervention d'autres personnes. Précisément, parce qu'il s'agit de mesures décisives qui affectent la vie entière et parce que le bonheur dépend en grande partie de la façon dont elles sont prises, il est logique qu'on évite toute précipitation, qu'on y apporte du calme, de la responsabilité et de la prudence. Et un aspect de la prudence consiste justement à demander conseil: il serait présomptueux – et cela se paie cher, d'habitude – de croire que nous pouvons décider de nous-mêmes sans la grâce de Dieu et sans la chaleur et la lumière d'autres personnes et spécialement de nos parents.

Les parents peuvent et doivent prêter à leur enfants une aide précieuse: leur découvrir de nouveaux horizons, leur communiquer leur expérience, les faire réfléchir afin qu'ils ne se laissent pas entraîner par des états émotifs passagers, leur présenter un tableau réaliste des choses. Parfois ils prêteront cette aide sous forme de conseil personnel; d'autre fois, en encourageant leurs enfants à consulter d'autres personnes compétentes: un ami sincère et loyal, un prêtre sage et pieux, un expert en orientation professionnelle.

Mais le conseil ne supprime pas la liberté, il donne des éléments pour juger, ce qui élargit les possibilités de choix et fait que la décision n'est pas déterminée par des facteurs irrationnels. Après avoir écouté le point de vue des autres et tout bien pesé, le moment vient où il faut choisir; et alors personne n'a le droit de violenter la liberté. Les parents doivent résister à la tentation de se réaliser indûment eux-mêmes dans leurs enfants – de les modeler selon leurs propres préférences –, ils ont à respecter les inclinations et les aptitudes que Dieu donne à chacun. S'il y a un véritable amour, cela est facile, d'ordinaire. Même dans le cas extrême où l'enfant prend une décision que les parents ont de bons motifs de tenir pour une erreur, voire pour une source de malheur, la solution n'est pas dans la violence mais dans la compréhension et – plus d'une fois – il convient de rester aux côtés de l'enfant, de l'aider à surmonter les difficultés et, s'il est nécessaire, à tirer tout le bien possible de ce mal.

Les parents qui aiment vraiment, qui cherchent sincèrement le bien de leurs enfants, après avoir donné les conseils et les indications opportunes, doivent se retirer avec délicatesse pour que rien ne nuise au grand bien qu'est la liberté, qui rend l'homme capable d'aimer et de servir Dieu. Ils doivent se souvenir que Dieu Lui-même a voulu qu'on L'aime et qu'on Le serve en toute liberté, et qu'Il respecte toujours nos décisions personnelles. Dieu laissa l'homme – nous dit l'Écriture – aux mains de son libre arbitre (Si 15, 14).

Quelques mots encore, concernant le dernier des cas concrets que vous avez posé: la décision de se donner au service de l'Église et des âmes. Lorsque des parents catholiques ne comprennent pas cette vocation, je pense qu'ils ont échoué dans leur mission de fonder une famille chrétienne et qu'ils ne sont même pas conscients de la dignité que le christianisme donne à leur vocation matrimoniale. Du reste, l'expérience que j'ai tirée de l'Opus Dei est très positive. J'ai l'habitude de dire aux membres de l'Œuvre qu'ils doivent quatre-vingt-dix pour cent de leur vocation à leurs parents, parce qu'ils ont su les élever et leur ont appris à être généreux. Je puis assurer que dans l'immense majorité des cas – pratiquement dans la totalité – les parents non seulement respectent la décision de leurs enfants, mais encore qu'ils l'aiment et qu'ils considèrent tout de suite l'Œuvre comme une prolongation de leur famille. C'est une de mes grandes joies et une preuve de plus que pour être très divins, il faut être aussi très humains.

105 Il y a des gens qui soutiennent aujourd'hui que l'amour justifie tout et en concluent que les fiançailles sont comme un mariage à l'essai. Ils tiennent pour rétrograde et inauthentique de ne pas suivre ce qu'ils considèrent comme les impératifs de l'amour. Que pensez-vous de cette attitude?

– Je pense ce qu'une personne honnête, et spécialement un chrétien, doit penser; c'est là une attitude indigne de l'homme, et qui dégrade l'amour humain en le confondant avec l'égoïsme et le plaisir.

Ceux qui n'agissent ou ne pensent pas de cette façon sont-ils des rétrogrades? Rétrograde est plutôt celui qui retourne à la forêt vierge et ne reconnaît d'autre impulsion que l'instinct. Les fiançailles doivent être une occasion d'approfondir l'affection et la connaissance mutuelles. Et comme tout apprentissage d'amour, elles doivent être inspirées non par le désir de possession, mais par l'esprit de dévouement, de compréhension, de respect, de délicatesse. C'est pour cela qu'il y a un peu plus d'un an, j'ai voulu offrir à l'université de Navarre une statue de la Sainte Vierge, Mère du Bel Amour: pour que les garçons et les filles qui suivent les cours de ces facultés apprennent d'Elle la noblesse de l'amour, de l'amour humain aussi.

Mariage à l'essai? Ceux qui parlent ainsi connaissent bien peu l'amour! L'amour est une réalité plus sûre, plus réelle, plus humaine. Et qu'on ne peut traiter comme un produit commercial qu'on met à l'essai et qu'on accepte ensuite ou qu'on rejette selon son caprice, sa commodité ou son intérêt.

Ce défaut de jugement est si lamentable que je ne crois même pas nécessaire de condamner ceux qui pensent ou agissent de la sorte: ils se condamnent eux-mêmes à l'infécondité, à la tristesse, à une solitude désolante, dont ils souffriront, à peine quelques années plus tard. Je ne puis m'empêcher de prier beaucoup pour eux, de les aimer de toute mon âme et d'essayer de leur faire comprendre que le chemin du retour à Jésus-Christ leur est toujours ouvert; qu'ils pourront devenir des saints, des chrétiens intègres, s'ils s'y efforcent, car ni le pardon ni la grâce du Seigneur ne leur feront défaut. Alors seulement ils comprendront ce qu'est l'amour, l'Amour divin autant que le noble amour humain; et ils connaîtront la paix, la joie, la fécondité.

106 Un grand problème féminin est celui des femmes célibataires. Nous parlons de celles qui ont la vocation matrimoniale et n'arrivent pas à se marier. N'y parvenant pas, elles se demandent: « Pourquoi sommes-nous dans le monde? quel est notre rôle? » Que leur répondriez-vous?

– Pourquoi sommes-nous dans le monde? Pour aimer Dieu de tout notre cœur et de toute notre âme, et pour étendre cet amour à toutes les autres créatures. Cela vous semble-t-il peu de chose? Dieu n'abandonne aucune âme à un destin aveugle. Il a pour toutes un dessein, Il leur assigne à toutes une vocation tout à fait personnelle, sans transfert possible.

Le mariage est un chemin divin, c'est une vocation. Mais ce n'est pas l'unique chemin, ni l'unique vocation. Les plans de Dieu pour chaque femme ne sont pas nécessairement liés au mariage. Il arrive dans certains cas, qu'elles aient la vocation matrimoniale et ne parviennent pas à se marier. C'est peut-être alors, que l'égoïsme ou l'amour-propre ont empêché que cet appel de Dieu ne s'accomplisse; mais d'autres fois et même dans la plupart des cas, cela peut être le signe que le Seigneur ne leur a pas donné la véritable vocation matrimoniale. Oui, elles aiment les enfants; elles sentent qu'elles auraient été bonnes mères; qu'elles auraient donné fidèlement leur cœur à un mari et à leurs enfants. Mais cela est normal chez toutes les femmes, y compris celles qui, par vocation divine, ne se marient pas – alors qu'elles auraient pu le faire – pour s'occuper du service de Dieu et des âmes.

Elles ne sont pas mariées. Bon: qu'elles continuent, comme elles l'ont fait jusqu'à présent, à aimer la volonté du Seigneur; qu'elles cherchent à connaître de près ce très aimable Cœur de Jésus, qui n'abandonne personne, qui est toujours fidèle, qui nous garde tout au long de notre vie, pour se donner à nous dès maintenant et pour toujours.

Au surplus, la femme peut accomplir sa mission – en tant que femme selon toutes les caractéristiques féminines, y compris les caractéristiques affectives de la maternité – dans des milieux différents de sa propre famille: dans d'autres familles, à l'école, dans des œuvres d'assistance, dans mille endroits.

La société est parfois très dure – et d'une grande injustice – envers celles qu'elle nomme vieilles filles. Il y a des femmes célibataires qui répandent autour d'elles la joie, la paix, l'efficacité; des femmes qui savent se donner noblement au service des autres, et être mères, dans les profondeurs spirituelles, plus réellement que beaucoup d'autres qui ne sont mères que physiologiquement.

107 Les questions précédentes se rapportaient aux fiançailles; celle que je vous pose maintenant concerne le mariage. Quels conseils donneriez-vous à la femme mariée, pour que, les années passant, sa vie conjugale continue à être heureuse sans sombrer dans la monotonie? Peut-être la question semble-t-elle peu importante, mais nous recevons à la revue beaucoup de lettres de lectrices intéressées par ce problème.

– Il me semble que c'est en effet un problème important et donc que le sont aussi les solutions possibles malgré leur modeste apparence.

Pour conserver dans le mariage la joie des premiers jours, la femme doit s'efforcer de conquérir son mari chaque jour; et il faudrait en dire autant du mari en ce qui concerne sa femme. L'amour doit être conquis chaque jour et l'amour s'obtient par le sacrifice, avec des sourires et aussi de la sagacité. Si le mari rentre fatigué de son travail et que la femme entreprenne de lui raconter tout ce qui va mal à son avis, peut-on s'étonner que le mari perde patience? Mieux vaut choisir pour ces propos sans agrément un moment plus opportun, où le mari sera moins fatigué, mieux disposé.

Autre détail: la tenue personnelle. Si quelque prêtre vous disait le contraire, je le tiendrais pour mauvais conseiller. Plus une personne qui vit dans le monde avance en âge, plus elle doit veiller non seulement à sa vie intérieure, mais encore – et précisément à cause de cela – à sa tenue pour être présentable: bien que, naturellement, toujours selon son âge et sa condition. J'ai l'habitude de dire, en plaisantant, que les façades, plus elles sont vieilles, plus elles ont besoin d'être restaurées. C'est le conseil d'un prêtre. Un vieux proverbe castillan dit que la femme bien mise fait revenir le mari à la maison.

C'est pourquoi j'ose affirmer que les femmes sont responsables, à quatre-vingts pour cent, des infidélités de leurs maris, parce qu'elles ne savent pas les conquérir chaque jour, elles ne trouvent pas les gentillesses qu'il faut. L'attention d'une femme mariée doit se porter sur le mari et sur les enfants. De même que celle du mari, sur sa femme et ses enfants. Et il faut consacrer du temps et de l'effort pour y arriver, pour le bien faire. Tout ce qui s'oppose à cette tâche est mauvais, ne convient pas.

Aucune excuse ne permet d'échapper à cet aimable devoir. Le travail hors du foyer n'en est pas une, sans aucun doute, pas plus que la vie même de piété qui, si on ne la rend pas compatible avec les obligations de chaque jour, n'est pas bonne, Dieu n'en veut pas. La femme mariée doit d'abord s'occuper de son foyer. Je me rappelle une chanson de mon pays qui dit: la femme qui, pour l'église, laisse brûler la marmite, est ange pour une moitié, et diable pour l'autre moitié. Quant à moi, elle me paraît diable en entier.

108 À part les difficultés qui peuvent surgir entre parents et enfants, il y a couramment des disputes entre mari et femme, disputes qui en arrivent parfois à compromettre sérieusement la paix familiale. Quels conseils donneriez-vous aux ménages à cet égard?

– Qu'ils s'aiment. Et qu'ils sachent qu'au cours de leur vie, il y aura des disputes et des difficultés qui, résolues avec naturel, contribueront même à rendre leur tendresse plus profonde.

Chacun d'entre nous a son caractère, ses goûts personnels, son humeur – sa mauvaise humeur, parfois – et ses défauts. Chacun a également des côtés agréables dans sa personnalité, raison pour laquelle, de même que pour bien d'autres, chacun peut être aimé. La vie en commun est possible quand chacun essaie de corriger ses déficiences et s'efforce de ne pas attacher d'importance aux fautes de l'autre: c'est-à-dire quand l'amour existe, qui annule et surmonte tout ce qui pourrait être faussement motif de séparation ou de divergence. En revanche si on dramatise les moindres différends et qu'on se lance à la figure les défauts et les erreurs commises, c'en est fini de la paix et on court le risque de tuer l'amour.

Les ménages ont une grâce d'état – la grâce du sacrement – qui leur permet de pratiquer toutes les vertus humaines et chrétiennes de la vie en commun: la compréhension, la bonne humeur, la patience, le pardon, la délicatesse dans les relations mutuelles. L'important est qu'ils ne se laissent pas aller, ni emporter par la nervosité, l'orgueil ou les manies personnelles. C'est pourquoi le mari et la femme doivent croître en vie intérieure et apprendre de la Sainte Famille à vivre avec tact – pour une raison humaine et surnaturelle à la fois – les vertus du foyer chrétien. Je le répète: la grâce de Dieu ne leur manque pas.

Si quelqu'un dit qu'il ne peut pas supporter telle ou telle chose, qu'il lui est impossible de se taire, il exagère pour se justifier. Il faut demander à Dieu la force de dominer ses caprices; la grâce de conserver la maîtrise de soi. Car le danger de la brouille est là: on risque de perdre le contrôle de soi, les mots peuvent se charger d'amertume, aller jusqu'à l'offense et, sans même qu'on le veuille peut-être, blesser et faire mal.

Il convient d'apprendre à se taire, à patienter et à dire les choses sur un ton positif, optimiste. Quand c'est lui qui se fâche, le moment est venu pour elle d'être spécialement patiente, jusqu'à ce que le calme revienne; et inversement. Si l'amour est sincère et qu'on ait le souci de l'accroître, il est très rare que les deux conjoints soient dominés par la mauvaise humeur à la même minute

Autre chose très importante: habituons-nous à penser que jamais nous n'avons entièrement raison. On peut même dire que, dans ces questions-là, d'ordinaire si discutables, plus nous sommes certains d'avoir entièrement raison, plus il est hors de doute que ce n'est pas exact. En raisonnant de cette manière, il devient plus facile de rectifier et, s'il le faut, de demander pardon, ce qui est la meilleure manière d'en finir avec une brouille: on retrouve ainsi la paix et la tendresse. Je ne pousse pas aux querelles, mais il est normal qu'un jour ou l'autre nous nous querellions avec ceux que nous aimons et qui nous aiment le plus, avec qui nous vivons d'ordinaire. Ce n'est évidemment pas contre l'Empereur de Chine que nous irons nous emporter. Par conséquent, ces petites scènes de ménage entre époux, si elles ne sont pas fréquentes – et il faut veiller à ce qu'elles ne le soient pas –, ne dénotent pas un manque d'amour, et peuvent même aider à l'augmenter.

Un dernier conseil: que les parents ne se disputent jamais devant leurs enfants; il suffit, pour cela, qu'ils en conviennent d'un mot, d'un regard, d'un geste. Ils auront tout loisir de se fâcher par la suite, et plus calmement s'ils ne sont pas capables de l'éviter. La paix conjugale doit être l'ambiance de la famille, car elle est la condition indispensable à une éducation profonde et efficace. Que les enfants voient dans leurs parents un exemple de dévouement, d'amour sincère, d'aide mutuelle, de compréhension, et que les petitesses de la vie quotidienne ne leur cachent pas la réalité d'un amour qui est capable de surmonter n'importe quoi.

Parfois nous nous prenons trop au sérieux. Nous nous fâchons tous de temps en temps; quelquefois, parce que c'est nécessaire, et d'autres fois parce que nous manquons d'esprit de mortification. L'important est de démontrer que ces fâcheries ne brisent pas l'affection, et de renouer d'un sourire l'intimité familiale. En un mot, que le mari et la femme vivent en s'aimant l'un l'autre et en aimant leurs enfants, car ainsi ils aiment Dieu.

109 Pour passer à un thème très concret: on vient d'annoncer à Madrid l'ouverture d'une école-résidence dirigée par la section féminine de l'Opus Dei. On se propose d'y créer une ambiance de famille et de fournir une formation complète aux employées de maison, dont on fera des personnes qualifiées dans la profession. Quelle influence ce genre d'activités de l'Opus Dei peut-il exercer, croyez-vous, sur la société?

– Cette œuvre apostolique – il y en a beaucoup de pareilles, que dirigent des membres de l'Opus Dei en collaboration avec d'autres personnes qui ne sont pas de notre Association – cette œuvre apostolique, dis-je, a pour but principal de rendre digne le métier des employées de maison, de façon qu'elles puissent réaliser leur travail avec un esprit scientifique. Je dis avec un esprit scientifique parce qu'il faut que le travail ménager s'accomplisse tel qu'il est, c'est-à-dire une véritable profession.

N'oublions pas qu'on a taxé ce travail d'humiliant. Or ce n'est pas vrai: humiliantes étaient sans doute les conditions dans lesquelles bien souvent ce travail se déroulait. Et il arrive encore, aujourd'hui, qu'elles le soient: parce que les employées de maison travaillent selon le caprice de maîtres arbitraires, qui ne garantissent aucun droit à leurs serviteurs, les rétribuent médiocrement et n'ont pour eux aucune affection. Il faut exiger le respect d'un contrat de travail approprié, des assurances claires et précises; il faut établir nettement les droits et les devoirs de chaque partie.

Outre ces garanties juridiques, il est nécessaire que la personne qui prête ce service soit qualifiée, préparée professionnellement. J'ai dit service – encore que le mot ne plaise pas aujourd'hui – parce que toute occupation sociale bien remplie est cela, un magnifique service: tant l'occupation de l'employée de maison que celle du professeur ou du juge. Seul ne peut être qualifié de service le travail de celui qui ordonne tout à son propre bien-être.

Le travail du foyer est une activité de première importance! De plus, tous les travaux peuvent avoir la même qualité surnaturelle; il n'y a pas de grandes ou de petites occupations: elles sont toutes grandes si on les fait par amour. Celles qu'on considère comme grandes deviennent petites, lorsqu'on perd le sens chrétien de la vie. En revanche, il y a des choses apparemment petites qui peuvent être très grandes en raison des conséquences réelles qu'elles entraînent.

Pour moi le travail d'une de mes filles membre de l'Opus Dei, qui est employée de maison, est de la même importance que le travail d'une de mes filles qui porte un titre nobiliaire. Dans les deux cas, la seule chose qui m'intéresse, c'est que le travail qu'elles effectuent soit un moyen et une occasion de sanctification pour elles-mêmes et pour les autres; et le travail le plus important sera celui de la personne qui, dans sa propre occupation, et dans son propre état, devient plus sainte et accomplit avec le plus d'amour la mission reçue de Dieu.

Devant Dieu, le professeur d'Université a la même importance que le commis de magasin, ou la secrétaire, ou l'ouvrière ou la paysanne: toutes les âmes sont égales. On pourrait même dire que parfois l'âme des êtres les plus simples est plus belle encore et que celles qui traitent Dieu le Père, Dieu le Fils et Dieu le Saint-Esprit avec le plus d'intimité sont toujours plus agréables à Dieu.

Cette école qui s'est ouverte à Madrid, peut faire beaucoup de bien, c'est une aide authentique et efficace à la société dans une de ses tâches importantes. C'est une œuvre chrétienne au sein du foyer; elle portera dans les maisons, joie, paix, compréhension. Je parlerais pendant des heures de cette question, mais ce que j'ai dit, suffit pour faire voir que je considère le travail du foyer comme un métier d'une importance très particulière, car on peut faire, grâce à lui, beaucoup de bien ou beaucoup de mal au sein même de la famille. Souhaitons que ce soit beaucoup de bien: il ne manquera certes pas de personnes, douées de qualités humaines, de compétence, de zèle apostolique, pour faire de cette profession un travail joyeux, d'une efficacité immense pour beaucoup de foyers dans le monde.

110 Des circonstances de caractère très divers et des exhortations et enseignements du magistère de l'Église ont créé et développé une profonde inquiétude sociale. On parle beaucoup de la vertu de pauvreté comme témoignage. De quelle façon une maîtresse de maison, qui doit fournir à sa famille un juste bien-être, peut-elle la pratiquer?

– La bonne nouvelle est annoncée aux pauvres (Mt 11, 6), lisons-nous dans l'Écriture précisément comme un des signes qui présagent l'avènement du royaume de Dieu. Celui qui n'aime pas et qui ne pratique pas la vertu de pauvreté n'a pas l'esprit du Christ. Et cela vaut pour tout le monde, tant pour l'anachorète qui se retire dans le désert que pour le chrétien ordinaire qui vit au sein de la société humaine en utilisant les ressources de ce monde ou en étant privé de beaucoup d'entre elles.

C'est un thème sur lequel je voudrais m'arrêter un peu, parce qu'aujourd'hui on ne prêche pas toujours la pauvreté de façon à faire pénétrer son message dans la vie. Certains, qui sont pleins de bonne volonté, sans doute, mais qui n'ont point saisi tout à fait le sens des temps, prônent une pauvreté qui est le fruit d'une élaboration intellectuelle, qui offre certains signes extérieurs très apparents, en même temps que d'énormes déficiences intérieures (parfois aussi extérieures).

Reprenant une expression du prophète Isaïe – discite benefacere (Is 1, 17) –, j'aime à dire qu'il faut apprendre à vivre toute vertu et peut-être plus spécialement la pauvreté. Il faut apprendre à la vivre, pour qu'elle ne se réduise pas à un idéal sur lequel on peut écrire beaucoup mais que personne ne réalise sérieusement. Il s'agit de faire comprendre que la pauvreté est une invitation que le Seigneur adresse à tous les chrétiens. C'est, par conséquent, un appel concret qui doit informer toute la vie de l'humanité.

La pauvreté n'est pas la misère et bien moins encore la saleté. D'abord parce que ce qui définit le chrétien, c'est moins la condition extérieure de son existence que l'attitude de son cœur. Mais en outre, et ici nous touchons un point très important dont dépend une juste compréhension de la vocation laïque, parce que la pauvreté ne se définit pas par le simple renoncement. Dans certaines occasions, le témoignage de pauvreté qu'on demande au chrétien peut consister à tout abandonner, à affronter un milieu qui n'a d'autre horizon que le bien-être matériel, et à proclamer ainsi, d'un geste retentissant, que rien n'est bon si on le préfère à Dieu. Mais est-ce là le témoignage que l'Église demande d'ordinaire aujourd'hui? N'est-il pas vrai qu'elle exige aussi qu'on donne un témoignage explicite d'amour pour le monde, de solidarité avec les hommes?

Quelquefois, l'on réfléchit à la pauvreté chrétienne en prenant pour point de repère les religieux auxquels il incombe de donner, toujours et en tous lieux, un témoignage public, officiel, et l'on risque de ne pas faire attention au caractère spécifique d'un témoignage laïc donné du dedans, avec la simplicité des choses ordinaires.

Tout chrétien ordinaire doit rendre compatibles, dans sa vie, deux aspects qui peuvent sembler contradictoires au premier coup d'oeil: une pauvreté réelle qu'on remarque et qu'on puisse toucher du doigt – faite de choses concrètes –, qui soit une profession de foi en Dieu, une manifestation que le cœur ne se satisfait pas des choses créées, mais qu'il aspire au Créateur, qu'il désire se remplir d'amour pour Dieu et donner ensuite à tous ce même amour; et, en même temps, être un de plus parmi ses frères les hommes, à la vie desquels il participe, avec lesquels il se réjouit, avec lesquels il collabore, aimant le monde et toutes les choses bonnes qu'il y a dans le monde, utilisant toutes les choses créées pour résoudre les problèmes de la vie humaine et pour créer le climat spirituel et matériel qui favorise le développement des personnes et des communautés.

Opérer la synthèse de ces deux aspects, c'est en grande partie affaire personnelle, affaire de vie intérieure, en vue de juger à chaque instant et de trouver dans chaque cas ce que Dieu nous demande. Je ne veux donc pas donner de règles fixes, mais bien quelques orientations générales, qui concernent plus spécialement les mères de famille.

111 Sacrifice: là se trouve pour une grande part la pauvreté réelle. C'est savoir se passer de ce qui est superflu, en calculant non pas tellement selon des règles théoriques, mais plutôt selon cette voix intérieure qui nous avertit que l'égoïsme ou une commodité indue s'infiltre en nous.

Le confort dans son sens positif n'est pas luxe, ni jouissance; c'est rendre la vie agréable à sa famille et aux autres, pour que tous puissent mieux servir Dieu.

La pauvreté, c'est se sentir vraiment détaché des choses terrestres; c'est supporter avec joie les incommodités s'il y en a, ou le manque de ressources. C'est en outre être capable d'avoir toute la journée prise par un horaire élastique où ne manquent point, comme temps importants – en plus des normes quotidiennes de piété –, le repos mérité, la réunion familiale, la lecture, le temps consacré à un art, à la littérature ou à quelque autre distraction noble. C'est remplir les heures d'un travail utile, faire les choses le mieux possible, veiller aux petits détails d'ordre, de ponctualité, de bonne humeur. En un mot, c'est trouver du temps pour servir les autres et pour soi-même, sans oublier que tous les hommes et toutes les femmes – et non seulement ceux qui sont matériellement pauvres – ont l'obligation de travailler: la richesse, une situation aisée sont le signe qu'on est davantage obligé de ressentir la responsabilité de la société tout entière.

L'amour est ce qui donne du sens au sacrifice. Chaque mère sait bien ce que veut dire se sacrifier pour ses enfants: ce n'est pas seulement leur accorder quelques heures, mais dépenser à leur profit toute sa vie. Vivre en pensant aux autres, user des choses de manière qu'il y ait toujours quelque chose à offrir aux autres: telles sont les dimensions de la pauvreté, qui garantissent le détachement effectif.

Pour une mère, il est important non seulement de vivre de la sorte, mais encore d'enseigner à vivre ainsi à ses enfants; de les éduquer, de susciter en eux la foi, l'espérance optimiste et la charité; de leur apprendre à surmonter l'égoïsme et à employer une partie de leur temps avec générosité au service de ceux qui ont moins de chance qu'eux, en prenant part aux travaux appropriés à leur âge, dans lesquels ils peuvent mettre en évidence un désir de solidarité humaine et divine.

Pour résumer: que chacun vive en accomplissant sa vocation. Pour moi, les meilleurs modèles de pauvreté ont toujours été ces pères et ces mères de familles nombreuses et pauvres, qui se donnent du mal pour leurs enfants et qui, par leur effort et leur constance – parfois muets dès qu'il s'agit de dire qu'ils sont dans la détresse –, tirent les leurs d'affaire et créent un foyer joyeux où tous apprennent à aimer, à servir, à travailler.

112 Au cours de cette entrevue, nous avons eu l'occasion de commenter des aspects importants de la vie humaine et plus spécialement de la vie de la femme; et aussi de nous rendre compte dans quel esprit l'Opus Dei les juge. Pouvez-vous nous dire pour terminer comment, à votre avis, doit être orienté le rôle de la femme dans la vie de l'Église?

– Je ne puis cacher qu'en répondant à une question de ce genre, j'éprouve la tentation – tout à fait contraire à ma façon d'agir habituelle – de prendre le ton polémique; parce qu'il y a des gens qui usent de ce langage dans un sens clérical: ils emploient le mot Église comme synonyme d'une chose qui appartient au clergé, à la hiérarchie ecclésiastique. Ainsi, pour eux, la participation à la vie de l'Église veut dire, seulement ou principalement, l'aide prêtée à la vie paroissiale, la collaboration à des associations mandatées par la hiérarchie, l'assistance active aux cérémonies liturgiques et des choses du même genre.

Ceux qui pensent ainsi oublient en pratique – même s'ils le proclament en théorie – que l'Église est la totalité du Peuple de Dieu et l'ensemble de tous les chrétiens; et que, par conséquent, là où il y a un chrétien qui s'efforce de vivre au nom de Jésus-Christ, là est présente l'Église.

Je ne prétends pas, de la sorte, minimiser l'importance de la collaboration que la femme peut apporter à la vie de la structure ecclésiastique. Au contraire, je la considère comme indispensable. J'ai passé ma vie à défendre la plénitude de la vocation chrétienne du laïcat, des hommes et des femmes ordinaires, qui vivent au milieu du monde, et, par conséquent, à revendiquer la pleine reconnaissance théologique et juridique de leur mission dans l'Église et dans le monde.

Je veux simplement faire remarquer qu'il y a des gens qui prônent une réduction injustifiée de cette collaboration; et montrer que le chrétien ordinaire, homme ou femme, ne peut accomplir sa mission spécifique, et aussi bien celle qui lui revient dans la structure ecclésiale, qu'à la condition de ne pas se cléricaliser, qu'à la condition de rester séculier, ordinaire, de vivre dans le monde et de participer aux besognes du monde.

C'est aux millions de femmes et d'hommes chrétiens qui peuplent la terre, qu'il incombe de porter le Christ dans toutes les activités humaines, en proclamant par la vie qu'ils mènent que Dieu aime tous les hommes et veut que tous soient sauvés. C'est pourquoi, la meilleure façon de participer à la vie de l'Église, la plus importante et celle qui, en tout cas, doit être comprise dans toutes les autres, c'est d'être chrétien intégralement, à l'endroit où l'on se trouve dans la vie, là où la vocation humaine nous a conduits.

Je m'émeus à la pensée de tant de chrétiens et de tant de chrétiennes qui, sans se l'être proposé d'une façon particulière peut-être, vivent avec simplicité leur vie ordinaire, en cherchant à y incarner la Volonté de Dieu! Leur faire prendre conscience de la magnificence de leur vie; leur révéler que cela qui semble n'avoir pas d'importance, possède une valeur d'éternité; leur apprendre à écouter plus attentivement la voix de Dieu qui leur parle à travers les événements et les situations, c'est de cela que l'Église d'aujourd'hui a un besoin urgent: parce que Dieu la presse en ce sens.

Christianiser de l'intérieur le monde entier, lui montrer que Jésus-Christ a racheté toute l'humanité, telle est la mission du chrétien. Et la femme y participera de la manière qui lui est propre, dans le foyer aussi bien que dans les autres tâches qu'elle remplit, en réalisant les virtualités qui lui correspondent.

Le principal est que, à la façon de la Sainte Vierge Marie – femme, Vierge et Mère –, elle vivent face à Dieu en prononçant ce fiat mihi secundum verbum tuum (Lc 1, 38), qu'il m'advienne selon ta parole, dont dépend la fidélité à la vocation personnelle, unique dans chaque cas et qui ne peut être transférée, qui fera de nous des coopérateurs de l'œuvre du salut que Dieu réalise en nous et dans le monde entier.

 «    AIMER LE MONDE PASSIONNEMENT    » 

113 Vous venez d'entendre la lecture solennelle des deux textes de la Sainte Écriture, repris dans la messe du vingt et unième dimanche après la Pentecôte. Cette Parole de Dieu vous situe déjà dans le cadre où vont se déployer les paroles que je vous adresse maintenant: paroles de prêtre, prononcées devant une grande famille d'enfants de Dieu en son Église sainte. Paroles qui, par conséquent, se veulent surnaturelles, messagères de la grandeur de Dieu et de sa miséricorde envers les hommes; paroles qui vous préparent à l'émouvante Eucharistie que nous célébrons aujourd'hui dans le campus de l'Université de Navarre.

Considérez un instant le fait que je viens de relever. Nous célébrons la Sainte Eucharistie, le sacrifice sacramentel du Corps et du Sang du Seigneur, ce mystère de foi qui renferme en lui-même tous les mystères du christianisme. Nous célébrons donc l'acte le plus sacré et le plus transcendant que nous, les hommes, puissions par l'effet de la grâce de Dieu accomplir dans cette vie: communier au Corps et au Sang du Seigneur équivaut, d'une certaine manière, à nous délier de nos attaches avec la terre et avec le temps pour nous trouver déjà en présence de Dieu dans le ciel, où le Christ lui-même séchera les larmes de nos yeux et où il n'y aura plus ni mort ni sanglots, ni gémissements de fatigue, parce que le vieux monde aura pris fin (Cf. Ap 21, 4).

Toutefois cette vérité si réconfortante et si profonde, cette signification eschatologique de l'Eucharistie, comme l'appellent d'ordinaire les théologiens, pourrait être mal comprise: elle l'a été chaque fois que l'on a voulu présenter l'existence chrétienne comme une réalité uniquement spirituelle – ou plus exactement, spiritualiste –, réservée aux personnes pures, extraordinaires, qui ne se mêlent pas aux choses méprisables de ce monde ou qui, tout au plus, les tolèrent comme quelque chose de juxtaposé par nécessité à l'esprit, aussi longtemps que nous vivons ici-bas.

Lorsque l'on voit les choses de cette façon, le temple devient par excellence le centre de la vie chrétienne; et, dès lors, être chrétien consiste à fréquenter l'église, à participer aux cérémonies sacrées, à s'incruster dans une sociologie ecclésiastique, dans une espèce de monde à part qui se présente lui-même comme l'antichambre du ciel, cependant que le commun des mortels suit son propre chemin. La doctrine du christianisme, la vie de la grâce, ne ferait de la sorte que frôler le cours mouvementé de l'histoire humaine sans jamais le rencontrer.

En cette matinée d'octobre, tandis que nous nous disposons à revivre la Pâque du Seigneur, nous répondons simplement non à cette vision déformée du christianisme. Réfléchissez un instant sur ce cadre qui entoure notre Eucharistie, notre action de grâces: nous voici dans un temple singulier; il a pour nef, pourrait-on dire, le campus universitaire; pour retable, la bibliothèque de l'université; là-bas, des machines élèvent de nouveaux édifices, et là-haut, le ciel de Navarre

Cette énumération ne vous confirme-t-elle pas, d'une manière tangible et inoubliable, que le véritable champ de notre existence chrétienne, est la vie ordinaire? Là où sont vos frères les hommes, mes enfants, là où sont vos aspirations, votre travail, vos amours, là se trouve le lieu de votre rencontre quotidienne avec le Christ. C'est au milieu des choses les plus matérielles de la terre que nous devons nous sanctifier, en servant Dieu et tous les hommes.

114 Je n'ai cessé de l'enseigner en utilisant des paroles de la Sainte Écriture: le monde n'est pas mauvais, puisqu'il est sorti des mains de Dieu, puisqu'il est sa création, puisque Yahvé l'a contemplé et a vu qu'il était bon (Cf. Gn 1, 7 et s.). C'est nous, les hommes, qui le rendons laid et mauvais, par nos péchés et nos infidélités. N'en doutez pas, mes enfants: toute forme d'évasion hors des honnêtes réalités quotidiennes est pour vous, hommes et femmes de ce monde, à l'opposé de la volonté de Dieu.

Tout au contraire, vous devez maintenant comprendre – avec une clarté nouvelle – que Dieu vous appelle à le servir dans et à partir des tâches civiles, matérielles, séculières de la vie humaine: c'est dans un laboratoire, dans la salle d'opération d'un hôpital, à la caserne, dans une chaire d'université, à l'usine, à l'atelier, aux champs, dans le foyer familial et au sein de l'immense panorama du travail, c'est là que Dieu nous attend chaque jour. Sachez-le bien: il y a quelque chose de saint, de divin, qui se cache dans les situations les plus ordinaires et c'est à chacun d'entre vous qu'il appartient de le découvrir.

J'avais l'habitude de dire à ces étudiants et à ces ouvriers, qui se joignaient à moi vers les années trente, qu'ils devaient savoir matérialiser la vie spirituelle. Je voulais de la sorte éloigner d'eux la tentation, si fréquente alors comme aujourd'hui, de mener une espèce de double vie: d'un côté la vie intérieure, la vie de relation avec Dieu; de l'autre, une vie distincte et à part, la vie familiale, professionnelle, sociale, pleine de petites réalités terrestres.

Non, mes enfants! non, il ne peut y avoir de double vie, nous ne pouvons être pareils aux schizophrènes si nous voulons être chrétiens; il n'y a qu'une seule vie, faite de chair et d'esprit et c'est cette vie-là qui doit être – corps et âme – sainte et pleine de Dieu: ce Dieu invisible, nous le découvrons dans les choses les plus visibles et les plus matérielles.

Il n'y a pas d'autre chemin, mes enfants: ou nous savons trouver le Seigneur dans notre vie ordinaire, ou nous ne le trouverons jamais. Voilà pourquoi je puis vous dire que notre époque a besoin qu'on restitue, à la matière et aux situations qui semblent les plus banales, leur sens noble et originel, qu'on les mette au service du Royaume de Dieu, qu'on les spiritualise, en en faisant le moyen et l'occasion de notre rencontre continuelle avec Jésus-Christ.

115 Le sens authentique du christianisme – qui professe la résurrection de toute chair – s'affronte toujours, comme il est logique, avec la désincarnation, sans crainte d'être taxé de matérialisme. Il est donc permis de parler d'un matérialisme chrétien qui s'oppose audacieusement aux matérialismes fermés à l'esprit. Que sont les sacrements – empreintes de l'Incarnation du Verbe, comme l'affirmaient les anciens – sinon la manifestation la plus claire de ce chemin que Dieu a choisi pour nous sanctifier et nous mener au ciel? Ne voyez-vous pas que chaque sacrement témoigne de l'amour de Dieu, dans toute sa force créatrice et rédemptrice, qui nous est concédé à l'aide de moyens matériels? Qu'est l'Eucharistie – imminente déjà – sinon le Corps et le Sang adorables de notre Rédempteur, qui nous sont offerts à travers l'humble matière de ce monde – le vin et le pain –, à travers les éléments de la nature, cultivés par l'homme (Cf. Concile Vatican II, constitution pastorale Gaudium et Spes, 38), ainsi qu'a voulu le rappeler le dernier concile œcuménique?

L'on comprend, mes enfants, que l'Apôtre pouvait écrire: tout est à vous; mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu (1Co 3, 22-23). Il s'agit d'un mouvement ascendant que le Saint-Esprit, partout présent en nos cœurs, entend provoquer dans le monde: à partir de la terre, jusqu'à la gloire du Seigneur. Et pour qu'il fût clair que même ce qui semble le plus prosaïque était inclus dans ce mouvement, saint Paul écrivait également: soit donc que vous mangiez, soit que vous buviez, et quoi que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu (1Co 10, 31).

116 Cette doctrine de la Sainte Écriture qui est, comme vous le savez, au centre même de l'esprit de l'Opus Dei, doit vous mener à réaliser votre travail avec perfection, à aimer Dieu et les hommes en faisant avec amour les petites choses habituelles de la journée, découvrant ainsi ce quelque chose de divin qui se trouve enfermé dans les détails. Comme ils viennent à propos ces vers du poète castillan:Tout doucement, tournez bien les lettres:

Bien faire les choses

Est plus important que de les faire

(Despacito, y buena letra: / el hacer las cosas bien / importa más que el hacerlas. A. Machado. Poesías completas, CLXI. – Proverbios y cantares, XXIV, Espasa Calpe. Madrid, 1940).

Je vous assure, mes enfants, que lorsqu'un chrétien accomplit avec amour les actions quotidiennes les moins transcendantes, ce qu'il fait déborde de transcendance divine. Voilà pourquoi je vous ai dit, répété et ressassé inlassablement, que la vocation chrétienne consiste à convertir en alexandrins la prose de chaque jour. Sur la ligne de l'horizon, mes enfants, le ciel et le terre semblent se rejoindre. Mais non, là où ils s'unissent, en réalité, c'est dans vos cœur cœurs, lorsque vous vivez saintement la vie ordinaire

Vivre saintement la vie ordinaire, vous disais-je à l'instant. Et par ces mots, j'entends le programme tout entier de vos préoccupations quotidiennes. Laissez donc les rêves, les faux idéalismes, les fantaisies, en un mot, ce que j'ai coutume d'appeler la mystique du si – ah! si je ne m'étais pas marié, ah! si je n'avais pas cette profession, ah! si j'avais une meilleure santé, ah! si j'étais jeune, ah! si j'étais vieux! – et, en revanche, tenez-vous-en à la réalité la plus matérielle et la plus immédiate, car c'est là que se trouve le Seigneur: Voyez mes mains et mes pieds, dit Jésus ressuscité: C'est bien moi! Touchez-moi et rendez-vous compte qu'un esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai (Lc 24, 39).

Ils sont multiples, les aspects du milieu séculier où vous évoluez, qu'éclairent ces vérités. Pensez, par exemple, à l'ensemble de vos activités en tant que citoyens dans la vie civile. Un homme qui sait que le monde – et non seulement l'église – est son lieu de rencontre avec le Christ, aime ce monde, tâche d'acquérir une bonne préparation intellectuelle et professionnelle, établit en toute liberté ses propres jugements sur les problèmes du milieu où il évolue; et, par conséquent, il prend ses propres décisions, lesquelles, parce qu'elles sont les décisions d'un chrétien, procèdent en outre d'une réflexion personnelle, qui tente humblement de saisir la volonté de Dieu dans les détails, petits et grands, de la vie.

117 Toutefois, il n'arrive jamais à ce chrétien de croire ou de dire qu'il descend du temple vers le monde pour y représenter l'Église, ni que les solutions qu'il donne à des problèmes sont les solutions catholiques. Non, mes enfants, cela ne se peut pas! Ce serait du cléricalisme, du catholicisme officiel, ou comme vous voudrez l'appeler. En tout cas, ce serait faire violence à la nature des choses. Vous devez diffuser partout une véritable mentalité laïque, qui conduit aux trois conclusions suivantes: être suffisamment honnête pour assumer sa responsabilité personnelle; être suffisamment chrétien pour respecter les frères dans la foi, qui proposent, dans les matières de libre opinion, des solutions différentes de celles que défend chacun d'entre nous; être suffisamment catholique pour ne pas se servir de notre Mère l'Église en la mêlant à des factions humaines.

Il en ressort clairement que, sur ce terrain, comme sur tous les autres, vous ne pourrez accomplir ce programme qui consiste à vivre saintement la vie ordinaire, si vous ne jouissez pas de toute la liberté que vous confèrent l'Église ainsi que votre dignité d'hommes et de femmes créés à l'image de Dieu. La liberté personnelle est essentielle dans la vie chrétienne, mais n'oubliez pas, mes enfants, que je parle toujours d'une liberté qui assume ses responsabilités.

Prenez donc mes paroles pour ce qu'elles sont: une exhortation à exercer vos droits, tous les jours, et pas seulement dans les situations difficiles; à vous acquitter noblement de vos obligations de citoyens – dans la vie politique, dans la vie économique, dans la vie universitaire, dans la vie professionnelle – en assumant hardiment toutes les conséquences de vos décisions libres, en endossant vos actes avec l'indépendance personnelle qui est la vôtre. Et cette mentalité laïque de chrétiens vous permettra d'éviter toute intolérance, tout fanatisme, et pour le dire positivement, elle vous permettra de vivre en paix avec tous vos concitoyens et d'encourager la bonne entente entre les différents ordres de la vie sociale.

118 Je n'ai pas besoin, je le sais, de vous rappeler ce que j'ai répété au cours de tant d'années. Cette doctrine de liberté civile, de coexistence et de compréhension, est une partie essentielle du message répandu par l'Opus Dei. Ai-je à réaffirmer que les hommes et les femmes qui veulent servir Jésus-Christ dans l'Œuvre de Dieu sont tout simplement des citoyens comme les autres, qui s'efforcent de vivre leur vocation chrétienne en toute responsabilité et jusque dans ses ultimes conséquences?

Mes enfants ne se distinguent en rien de leurs concitoyens. En revanche, hormis la foi, ils n'ont rien de commun avec les membres des congrégations religieuses. J'aime les religieux, j'admire et vénère leurs clôtures, leurs apostolats, leur détachement du monde – leur contemptus mundi – qui sont d'autres signes de sainteté dans l'Église. Mais le Seigneur ne m'a pas donné la vocation religieuse et ce serait un désordre de ma part que de la désirer. Nulle autorité terrestre ne pourra m'obliger à me faire religieux, non plus que nulle autorité ne peut me contraindre au mariage. Je suis un prêtre séculier, un prêtre de Jésus-Christ, qui aime le monde avec passion.

119 Voici ceux qui ont suivi Jésus-Christ – avec moi, qui ne suis qu'un pauvre pécheur –: un tout petit pourcentage de prêtres qui, avant leur ordination, exerçaient une profession ou un métier laïc; un grand nombre de prêtres séculiers issus de multiples diocèses répartis dans le monde – qui confirment ainsi leur obéissance envers leurs évêques respectifs ainsi que leur amour et leur efficacité dans le travail diocésain – toujours les bras ouverts en croix, pour accueillir les âmes dans leur cœur, et qui vont, comme moi, par la rue et par le monde qu'ils aiment; la grande foule enfin, composée d'hommes et de femmes – de diverses nations, de diverses langues, de diverses races – qui vivent de leur travail professionnel; des gens mariés pour la plupart, mais aussi de nombreux célibataires, qui travaillent avec leurs concitoyens à la tâche sérieuse de rendre la société temporelle plus humaine et plus juste; qui participent à la noble bataille des activités quotidiennes, en assumant – je le répète – leurs responsabilités personnelles et qui connaissent, dans le coude à coude avec les autres hommes, les succès et les échecs en essayant d'accomplir leur devoir et d'exercer leurs droits sociaux et civiques. Et tout cela avec naturel, comme tout chrétien conscient, sans la mentalité d'hommes à part, fondus dans la masse de leurs collègues, tout en s'efforçant de capter les lueurs divines que réverbèrent les réalités les plus banales. Ces caractéristiques éminemment laïques se retrouvent aussi dans les œuvres que l'Opus Dei crée – en tant qu'institution –, car ce ne sont point des œuvres ecclésiastiques. Elles ne jouissent d'aucune représentation officielle de la sainte hiérarchie de l'Église. Ce sont des œuvres de promotion humaine, culturelle et sociale, réalisées par des citoyens qui tentent de les éclairer à la lumière de l'Évangile et de les réchauffer à la chaleur de l'amour du Christ. Un fait vous le précisera: l'Opus Dei n'a, ni n'aura jamais, la mission de diriger des séminaires diocésains où les évêques institués par l'Esprit Saint (Hch 20, 28), préparent leurs futurs prêtres.

120 En revanche, l'Opus Dei ouvre des centres de formation pour ouvriers et paysans, des centres d'enseignement primaire, secondaire et universitaire, en plus des activités de tout genre qu'il exerce dans le monde entier, car son élan apostolique, écrivais-je il y a de nombreuses années, est une mer sans rivages.

Mais pourquoi m'étendre sur cette matière, si votre présence ici est plus éloquente qu'un long discours? Vous, les amis de l'Université de Navarre, faites partie d'un peuple qui se sait engagé dans le progrès de la société à laquelle il appartient. Votre encouragement cordial, vos prières, votre sacrifice et vos apports n'empruntent pas les voies d'un confessionnalisme catholique: en nous assurant de votre coopération, vous êtes le témoignage évident d'une conscience civile droite, soucieuse du bien commun temporel; vous témoignez qu'une université peut naître des énergies du peuple et être soutenue par le peuple.

Une fois de plus, je désire, en cette occasion, remercier la très noble ville de Pampelune et la grande et forte province de Navarre pour la collaboration qu'elles prêtent à notre université; de même que les amis venus de toutes les régions d'Espagne et – je le dis avec une émotion particulière – les non-Espagnols et jusqu'aux non-catholiques et aux non-chrétiens, qui ont compris (et le démontrent par des actes), l'intention et l'esprit qui animent cette entreprise.

Grâce à tous, l'université est devenue un foyer toujours plus ardent de liberté civique, de formation intellectuelle, d'émulation professionnelle, et un stimulant pour l'enseignement universitaire. Votre généreux sacrifice est à la base du travail universel qui poursuit le développement des sciences humaines, la promotion sociale et la pédagogie de la foi.

Ce que je viens d'évoquer a été clairement perçu par le peuple navarrais, qui a su reconnaître également, dans son université, un facteur de promotion économique, et spécialement de promotion sociale pour la région, lequel a permis à tant de ses enfants d'accéder aux professions intellectuelles, ce qui eût été, autrement, difficile, et dans certains cas impossible. Le fait d'avoir compris le rôle que l'université allait jouer dans son destin a sûrement été la cause de l'appui que la Navarre lui a donné dès le début. Cet appui sera sans doute toujours plus grand et plus enthousiaste.

121 Je nourris l'espoir – parce que cela répond à la justice et à une réalité que connaissent tant de pays – qu'un jour viendra où l'État espagnol contribuera, lui aussi, à réduire les charges d'une tâche qui ne vise à aucun profit privé et qui, au contraire, précisément parce qu'elle se met tout entière au service de la société, tente de collaborer efficacement à la prospérité présente et future de la nation.

Et maintenant, mes fils et mes filles, permettez-moi d'insister sur un autre aspect, cher entre tous, de la vie ordinaire. Je veux parler de l'amour humain, de l'amour pur entre l'homme et la femme, des fiançailles, du mariage. Je tiens à dire une fois de plus que ce saint amour humain n'est pas simplement une chose permise, tolérée, à côté des véritables activités de l'esprit, comme on pourrait le déduire des faux spiritualismes auxquels je faisais tout à l'heure allusion. Depuis quarante ans, je proclame exactement le contraire, par la parole et par l'écrit, et ceux qui ne le comprenaient pas commencent à le comprendre.

L'amour, qui conduit au mariage et à la famille, peut être également un chemin divin, un chemin de vocation, un chemin merveilleux, une voie qui aboutit à l'engagement total envers notre Dieu. Réalisez les choses avec perfection, je vous l'ai rappelé, apportez de l'amour aux petites activités de la journée, découvrez, j'insiste, ce quelque chose de divin que renferment les détails: cette doctrine trouve une place spéciale dans l'espace vital, qui forme le cadre de l'amour humain.

Vous le savez, professeurs, étudiants et vous tous qui vous consacrez à l'Université de Navarre: j'ai confié vos amours à Sainte Marie, Mère du Bel Amour. Vous avez là-bas la chapelle que nous avons construite avec dévotion dans le campus universitaire, pour qu'elle y accueille vos prières et l'offrande de cet amour, pur et splendide, qu'elle bénit.

Ne saviez-vous pas que votre corps est un temple du Saint-Esprit qui est en vous et que vous tenez de Dieu? Et que vous ne vous appartenez pas? (1Co 6, 19) Que de fois, devant la statue de la Vierge Marie, Mère du Bel Amour, ne répondrez-vous pas à la question de l'Apôtre par une affirmation joyeuse: oui, nous le savons et nous voulons vivre ainsi, avec ton aide puissante, ô Vierge, Mère de Dieu!

La prière contemplative jaillira de vous, chaque fois que vous méditerez cette réalité surprenante: une chose aussi matérielle que mon corps a été choisie par l'Esprit Saint pour y établir sa demeure, je ne m'appartiens déjà plus, mon corps et mon âme – mon être tout entier – sont à Dieu et cette prière sera riche de résultats pratiques qui dériveront de cette grande conséquence proposée par le même apôtre: glorifiez Dieu dans votre corps (1Co 6, 20).

122 D'autre part, vous ne pouvez méconnaître que seuls ceux qui comprennent et mesurent, dans toute leur profondeur, les choses que nous venons de considérer à propos de l'amour humain, peuvent accéder à cette autre compréhension ineffable dont parlera Jésus (Cf. Mt 19, 11), qui est un pur don de Dieu et qui engage à se livrer corps et âme au Seigneur, à lui offrir un cœur sans partage, sans la médiation de l'amour terrestre.

123 Force m'est d'en terminer, mes enfants. Je vous disais au début que, par ma parole, je voulais vous communiquer un peu de la grandeur et de la miséricorde de Dieu. Et j'espère y être parvenu en vous engageant à vivre saintement votre vie ordinaire; car une vie sainte menée au milieu des réalités de ce monde – sans bruit, avec simplicité, avec véracité – n'est-ce pas la manifestation la plus émouvante des magnalia Dei (Si 18, 4), de cette prodigieuse miséricorde que Dieu a toujours témoignée et ne cesse de témoigner pour le salut du monde?

Maintenant je vous demande, avec le psalmiste, de vous joindre à ma prière et à ma louange: magnificate Dominum mecum, et extollamus nomen eius simul (Sal 34, 4.); magnifiez avec moi le Seigneur, exaltons ensemble son nom. Autrement dit, mes enfants, vivons avec foi.

Armons-nous du bouclier de la foi, du casque du salut et de l'épée de l'esprit, c'est-à-dire de la Parole de Dieu. C'est à cela que nous engage l'apôtre saint Paul, dans l'Épître aux Éphésiens (Ef 6, 11 et s.) que la liturgie développait il y a quelques minutes.

Foi, vertu dont nous avons tant besoin, nous, les chrétiens, et plus précisément en cette année de la Foi qu'a promulguée notre saint-père très aimé, le pape Paul VI: car, sans la foi, se perd le fondement même de la sanctification de la vie ordinaire.

Foi ardente, en ce moment où nous nous approchons du mysterium fidei (1Tm 3, 9), de la Sainte Eucharistie; car nous allons participer à cette Pâque du Seigneur, qui résume et réalise la miséricorde de Dieu envers les hommes.

Foi, mes enfants, afin de proclamer que, dans quelques instants sur cet autel, sera renouvelée l'œuvre de notre Rédemption (Secrète du neuvième dimanche après la Pentecôte). Foi, pour savourer le Credo et éprouver, au pied de cet autel et dans cette assemblée, la présence du Christ, qui fait de nous cor unum et anima una (Hch 4, 32), un seul cœur et une seule âme; qui fait de nous une famille, l'Église une, sainte, catholique, apostolique et romaine, ce qui, pour nous, revient à dire universelle. Foi, enfin, filles et fils très chers, pour démontrer au monde qu'il ne s'agit pas ici de cérémonies ni de mots, mais d'une réalité divine, qui donne aux hommes le témoignage d'une vie ordinaire sanctifiée, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et de Sainte Marie.